Le cabinet de curiosité, s’il désigne la pièce de la maison qui abrite la collection, est aussi le nom d’un certain type de meuble occupant cet espace. Sorte de buffet à multiples portes et tiroirs, c’est un ouvrage compliqué, réalisé la plupart du temps dans un sombre bois d’ébène, et qui ne dévoile pas tous ses secrets au premier regard. Le collectionneur y tient précieusement enfermées toutes sortes de merveilles de petite taille issues de la nature ou fabriquées de la main de l’homme : fossiles, monnaies et médailles, pierres précieuses, végétaux séchés, bijoux curieux, coquillages. Lui seul peut faire fonctionner, sous l’œil admiratif du visiteur, les tiroirs à double fond, les portes invisibles, et autres mécanismes d’ouvertures à ressorts ou à combinaisons.

Un tel meuble peut être extrêmement ouvragé : conçu, à l’instar des ostensoirs ou des reliquaires, pour mettre en valeur les objets exposés tout en exhibant sa propre splendeur, c’est un chef d’œuvre en soi, alliant de nombreux matériaux – diverses essences de bois, marqueterie de marbre, de jaspe, de porphyre, d’ivoire, de nacre, d’autres pierres précieuses et semi précieuses, représentant tantôt des motifs décoratifs géométriques, tantôt des scènes peintes. S’y ajoutent des émaux, des métaux et alliages — et la virtuosité de tous les métiers d’art : ébénisterie, marqueterie, sculpture, travail des gemmes, orfèvrerie… Comme sur les portes des armoires d’un studiolo (on pense particulièrement à celui d’Urbino), l’artisan peut orner ses panneaux d’images symboliques représentant les différents règnes de la nature, ou les savoirs enfermés : sphères armillaires, scènes de métamorphoses, plantes, scènes exotiques… Les meubles les plus précieux appartiennent naturellement à des princes. Ce type de commande (on appelait ces coffres précieux Kunstschränke), vendue à de nombreux princes du nord de l’Europe au cours du XVIIe siècle, devint la spécialité des artisans d’Augsbourg. Le plus connu d’entre eux reste Philip Hainhofer, homme aux multiples talents, non seulement marchand d’art et banquier, mais jouant aussi un rôle diplomatique en tant qu’ambassadeur de sa ville d’Augsbourg. Il parcourut toute l’Europe, lui qui parlait cinq langues couramment, lisait le latin, et possédait lui-même une collection qui fut visitée par de nombreux monarques. Durant ses voyages il se lia d’amitié avec des princes possédant de magnifiques collections, et fit réaliser pour eux des meubles qu’il dessina. On peut voir l’un de ces chefs-d’oeuvre au Rijksmuseum d’Amsterdam.

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Le meuble, qui constitue à lui seul une encyclopédie de la nature,des connaissances et des techniques humaines, devient lui-même alors une pièce fameuse de la collection (parfois la seule qui soit parvenue jusqu’à nous, mais ô combien somptueuse… comme le montre une visite dans la collection du Rijksmuseum).

Chez le collectionneur moins nanti, le meuble n’est qu’une armoire à tiroirs de plus modeste facture. Il peut bien entendu y en avoir plusieurs dans la pièce appelée « cabinet de curiosités », de sorte qu’il fait partie de l’ »installation » scénographique de la collection, qui réserve son lot de surprises. Les poèmes liminaires des catalogues peuvent évoquer des tables ou des étagères croulant sous la profusion d’objets, comme le fait Pierre Trichet dans le poème liminaire qu’il écrit pour la collection de Samuel Veyrel :

mesme les tables
Se courbent doucement sous un si noble faix ?
Que tous les cassetins & les boites sont pleines
De Buccines de mer, ou bien de Porcelaines ?

Mais leurs diverses formes des cabinets proprement dits nous sont mieux connues grâce aux gravures qui jugent bon de reproduire l’allure des armoires, comme dans le cabinet de Contant ou de Sainte Geneviève :

ste-genevieve-cabinet

Ces armoires seront fermées ou ouvertes selon que le catalogue préfèrera donner de la collection une image mystérieuse ou au contraire insister sur la profusion de meubles débordants.Les « cabinets », surtout les plus précieux, sont conçus de manière à pouvoir contenir des éléments de différentes tailles, et de toutes natures (médailles, monnaies, fossiles, objets curieux, bocaux, parties d’animaux, poudres, onguents, végétaux, bijoux…). Ils sont composés de tablettes coulissantes, d’étagères, de tiroirs grands ou minuscules, de casiers emboîtés. Succession de logements différents et sophistiqués, niches et tiroirs renferment en les rangeant différents domaines du savoir de l’époque : si le meuble est indissociable du difficile souci de classer qui occupe beaucoup les pensées des collectionneurs, il n’en reste pas moins un moyen de se réserver des cachettes, et de ménager au visiteur à qui on l’ouvre des surprises et des mystères (on peut choisir de ne pas tout dévoiler). On peut profiter de ces dévoilements progressifs grâce à une intéressante visite interactive en 3D offerte par le J. Paul Getty Center de Los Angeles (Medieval and Renaissance Sculpture and Decorative Art), et qui permettra à chacun d’explorer les moindres recoins de ce type de meuble. Parfois équipés d’étiquettes laissant deviner le contenu des tiroirs fermés, les meubles seront par la suite munis de grandes vitrines (comme par exemple dans la Kunstkamera de Saint-Pétersbourg, ca.1740), pour dévoiler d’un seul coup d’œil toute une série de bocaux : l’effet spectaculaire est alors privilégié, se combinant toujours avec la surprise.

Quelle que soit son architecture, le meuble est donc au cœur de la problématique chère aux cabinets de curiosité, cultivant l’énigmatique, et partagée entre le désir de montrer et le plaisir de cacher.

Même portes et tiroirs fermés, les étiquettes, toutes minimales qu’elles soient, offrent la promesse d’un contenu exemplaire : le meuble est un sanctuaire qui ne se contente pas d’abriter les trésors du monde et de la collection elle-même, mais qui, de surcroît, les range aussi en leur trouvant une cohérence intellectuelle, ce qui n’est pas la moindre de ses qualités. Elément de rangement indispensable à la collection si elle entend ne pas ressembler à un fatras, il a donc également la vertu d’ordonnancer les merveilles de la nature et de l’art, c’est-à-dire de donner de la collection une image savante (vraie ou feinte). Enfin, pièce unique et merveilleuse parmi toutes les autres merveilles, il s’apparente à un condensé du cabinet, lui-même conçu comme un « magazin » du monde. Le meuble, « cabinet », est ainsi l’instrument d’une mise en abyme du monde et du cabinet entier.

Cette fonction multiple explique sa présence sur la plupart des gravures présentant des cabinets, et sa présence symbolique, parfois unique, comme emblème du cabinet.