Le projet

Qu’est-ce qu’un cabinet de curiosités ?

Si l’on écarte délibérément (mais, qu’on se rassure, provisoirement) tel phénomène antérieur où l’on n’aurait aucun mal à reconnaître des préalables nécessaires, trésors médiévaux ou encore studioli de la Renaissance italienne, on peut poser que les cabinets apparaissent, comme modèle et comme réalité, dans le courant du XVIe siècle. Ils partagent alors, au-delà des disparités liées à tel propriétaire ou à l’espace géographique concerné, cette caractéristique d’être conçus comme des lieux où réunir tout ce que la Création offre de « merveilles » et autres « raretés ». De fait, les cabinets sont alors envisagés comme des espaces microcosmes, où composer une « image » du monde à partir de prélèvements opérés à la fois dans la nature (tout ce que Dieu a bien voulu produire) et dans les productions humaines (elles-mêmes fruits indirects de la main divine). La finalité première d’une telle image du monde est d’offrir l’occasion de le penser, de l’observer pour tenter de mieux le comprendre, de l’admirer – y compris au sens premier du verbe, à savoir : être frappé de stupeur devant l’ampleur, la diversité et même les limites à la compréhension humaine dont les cabinets témoignent.

Les cabinets se présentent alors comme un espace intime, ouvert à quelques visiteurs éventuellement mais non pas lieu officiel de réception, un espace dédié à l’observation du monde et de soi, un lieu de méditation. Le monstre, ici, l’horrible crocodile comme les siamois, est ce qui permet, espère-t-on, de penser l’animal le plus familier ; admirer le monstre, le « difforme » et le « bigerre », c’est appréhender la perfection de l’ouvrage divin en ses autres créatures. Ainsi les cabinets proposent-ils un miroir du monde – et un miroir où l’homme de la vieille Europe, symboliquement encore au centre de ce micro-espace qu’il a organisé autour de lui, entend se réfléchir pour mieux se connaître et mieux connaître cet univers qu’il aspire à maîtriser toujours davantage.

Car ces cabinets de curiosités sont intimement liés, sinon dans leur conception première, du moins dans leur mise en œuvre concrète, à cette expansion vers l’Ouest que constitue pour commencer la découverte de l’Amérique, à cette expansion d’Ouest en Est par laquelle il s’agit de « faire le tour du propriétaire », de se l’approprier, par les armes souvent, par le savoir toujours. Les cabinets devaient alors être ces lieux où enregistrer la diversité du monde dont les grands voyages rapportaient des signes – et tout un marché se développera autour du commerce de ces « raretés » rapportées de lointaines contrées. Il importe encore de souligner que les cabinets n’auraient assurément pas constitué la réalité européenne qu’ils furent sans l’imprimerie, sans la diffusion de gravures, de catalogues et de livres qui assurèrent la renommée de certains de ces lieux, provoquèrent le désir de les visiter, parfois de les acheter. Au reste, ces cabinets se virent tôt assigner une autre fonction, complémentaire au moins de leur dimension herméneutique, à savoir apparaître comme des lieux de prestige et de pouvoir, pouvoir qui bien entendu va de pair avec le savoir reconnu, et entériné par la possession enviée d’objets nécessaires au développement des connaissances.

Lieux dévolus à la compréhension du monde, les cabinets auront été ainsi des creusets, parmi d’autres, de l’évolution des sciences, lieux où se sera progressivement construit un champ de connaissances détaché de toute approche strictement religieuse, lieux où se sera pensée la nécessaire évolution des savoirs, puis leur nécessaire dissociation, advenue dans le courant du XVIIe siècle et confirmée à l’époque des Lumières. Les cabinets de curiosités devaient donc se muer en collections spécialisées dès le XVIIe siècle ici, là au XVIIIe, ouvrant la voie aux grands musées du XIXe siècle, aux galeries d’Histoire naturelle comme aux musées des Beaux-Arts.

Cette rapide présentation, disons-le, pour nécessaire qu’elle soit, ne va pas sans soulever nombre de questions – même si, pour la lisibilité de la chose, on s’est attaché à les atténuer ou à les gommer provisoirement… Qu’en est-il en effet, si l’on veut être plus précis et plus juste, des bornes chronologiques exactes du phénomène ? qu’en est-il de ses bornes géographiques ? Car une fois posé qu’il s’agit d’un phénomène européen, quelles limites alors assigner à son expansion ? Jusqu’à quelles contrées un peu reculées s’étend-il ? Peut-on identifier et dater, sinon le premier cabinet de curiosités digne de ce nom, du moins le moment où il s’agit effectivement d’une réalité neuve, conçue et perçue comme telle ? Et à quelle époque précise les cabinets, pays par pays, ou région par région, changent-ils de physionomie ? Telles sont quelques-unes des questions auxquelles ce site entend, à terme, apporter des éléments de réponse, dont la fiabilité dépendra en grande partie du nombre de pièces progressivement versées au dossier et de leur confrontation : aussi l’objet premier d’un tel site consiste-t-il en la mise à disposition de tous, chercheurs, érudits… et curieux, de toutes les sources possibles touchant les cabinets de curiosités, et en l’analyse de cet objet si particulier – un objet par nature transdisciplinaire, puisqu’il est d’un temps où la moderne différenciation des sciences n’était pas encore advenue.

Une dimension nécessairement européenne

Ce faisant, étudier les cabinets de curiosités, c’est reprendre toute l’histoire du savoir en Europe, interroger autrement l’histoire de la culture occidentale et repenser un héritage partagé. C’est repasser par la République des Lettres, qui est aussi une République des savants, des érudits, des voyageurs – puis des philosophes, des hommes de science… C’est observer comment une Europe de la connaissance s’est façonnée, comment certains modèles de lecture du monde ont pu circuler, comment des pays neufs comme la Russie des débuts du XVIIIe siècle, par exemple, ont cherché à s’approprier un modèle devenu quasi archaïque ailleurs – ou bien encore comment certains espaces, certaines villes, Prague, Bologne, ont connu un prestige particulier auquel les cabinets qu’elles pouvaient renfermer n’étaient pas indifférents.

Pour espérer contribuer efficacement à mieux faire connaître ces réalités, ce site devait afficher une double ambition – gage, en même temps, d’une double légitimité.

Il fallait qu’il soit d’emblée pensé comme strictement européen, c’est-à-dire qu’il se donne comme un lieu dévolu aux cabinets de toute l’Europe, quand bien même ses promoteurs commenceraient nécessairement, compétences faisant loi, essentiellement par la France. Le site curiositas ambitionne donc de concerner à moyen ou à long terme les cabinets de l’Europe entière, depuis leur émergence, à la Renaissance, jusqu’à leurs avatars modernes – voire jusqu’aux métamorphoses qu’ils subissent chez les artistes contemporains, plasticiens et autres installateurs, qui éprouvent le besoin de convoquer ce modèle d’autrefois dans leur propre entreprise créatrice.

Il fallait encore que ce site soit d’emblée conçu comme pluridisciplinaire par nécessité, sinon dans ses réalités immédiates, du moins dans ses intentions profondes. Une meilleure connaissance des cabinets, qui sache mesurer ce que la représentation par la gravure peut avoir d’illusoire ou de fallacieux, qui tente d’élucider la part d’exagération voire de mensonge qui préside à la rédaction de certains catalogues ou de certaines relations, bref qui aboutisse à une maîtrise plus grande de cet objet complexe, une telle connaissance objective et lucide implique et impliquera qu’historiens des sciences, scientifiques, historiens du livre, littéraires, sémiologues, historiens de l’art, spécialistes de l’esthétique, notamment, conjuguent leurs efforts pour construire un lieu dont nous ne faisons qu’établir les fondements et que nous offrons à la communauté scientifique de s’approprier et d’ériger collectivement.

Ce site, lancé depuis les marges de l’Europe, à l’écart des capitales et des équipes de recherche les plus prestigieuses car les plus spécialisées, espère ainsi œuvrer modestement au rapprochement des uns et des autres dans la volonté partagée de construire ensemble un lieu de savoir et de connaissances. C’est pourquoi ce site sera, à sa manière, interactif : chaque lecteur, chaque visiteur, peut devenir contributeur, au gré de ses compétences et du temps qu’il voudra bien consacrer à cette entreprise (voyez la section Comment contribuer ?). C’est également pourquoi l’équipe de Poitiers à l’origine du projet l’a lancé symboliquement par une journée d’études impliquant des universitaires de plusieurs pays – et pourquoi encore ses projets, projet de conférences à Poitiers, projet de journées d’études ailleurs en France, projet de colloque international en Pologne, ou encore projet d’exposition itinérante, affichent et afficheront toujours une ambition européenne, fût-elle modeste.

Bref historique du projet

Le site curiositas découle d’un projet mené depuis 2003 autour des cabinets de curiosités par des enseignants-chercheurs de l’université de Poitiers (composante B2 de l’équipe FORELL, E.A. 3816, Université de Poitiers-MSHS) et par l’Espace Mendès France, centre de culture scientifique, technique et industrielle en Poitou-Charentes basé à Poitiers.

Ce projet s’est d’abord concrétisé par l’organisation de deux journées d’études, en 2003 et 2004, puis par la publication d’un ouvrage qui reprenait l’essentiel de ces journées (Curiosité et cabinets de curiosités, Neuilly, Atlande, 2004 – dont les textes sont largement repris sur ce site, avec l’aimable autorisation des éditions Atlande). À l’issue de cette première phase de travail, le désir est apparu d’œuvrer à la création d’un site entièrement consacré à la question, site qui permettrait de croiser, de réunir et d’enrichir les documents, les informations et les recherches sur la question. Né de la volonté du groupe poitevin (à savoir, pour l’université de Poitiers, Myriam Marrache-Gouraud, Pierre Martin et Dominique Moncond’huy (membres de l’équipe FORELL, B2), et pour l’espace Mendès France, Anne Bonnefoy – tous encouragés par le soutien sans faille du directeur de l’Espace Mendès France, Didier Moreau – le projet n’a commencé à prendre vraiment corps dans les esprits que grâce au concours d’un comité de pilotage constitué pour ce faire. Il a su prodiguer conseils et recommandations, accepter de contribuer concrètement à l’aventure en s’impliquant dans la future gestion scientifique du site. Que soient donc ici très vivement remerciés, pour leur générosité, leur enthousiasme et leur disponibilité, les Professeurs Jean Céard (professeur émérite, Université de Parix X-Nanterre), Pietro Corsi (Université d’Oxford) et Krzysztof Pomian (Université Nicolas Copernic à Torun (Pologne), directeur de recherche émérite au CNRS) – et Arthur McGregor (Senior Assistant Keeper au Département des antiquités de l’Ashmolean Museum, Oxford), dont la complicité nous fut précieuse. Il va de soi que ce comité de pilotage, dont on a ci-dessus le noyau dur, est appelé à évoluer en se renforçant de nouveaux membres.

Une première version de ce site est lancée en octobre 2005 ; améliorée depuis lors, elle constitue aujourd’hui une concrétisation du partenariat entre l’université de Poitiers et l’Espace Mendès France. Loin que curiositas signe la fin de ce partenariat, il est bien au contraire destiné à le renforcer encore : dans les mois et les années à venir, les partenaires entendent renforcer l’entreprise par différentes activités (journées d’études, conférences, expositions…) organisées à l’Espace Mendès France notamment et que nous ne manquerons pas d’annoncer sur le site. De son côté, l’université de Poitiers a fait un geste fort pour soutenir cette entreprise en inscrivant le projet de recherche dans le Contrat de Projets État-Région (2007-2013).

Le site curiositas est donc un site en devenir, et la face émergée d’un travail de longue haleine : son expansion relèvera d’abord du groupe poitevin qui en a eu l’initiative, des membres du comité de pilotage qui ont bien voulu soutenir l’entreprise, mais aussi de tous les internautes qui le souhaiteront (voyez « Comment contribuer ? »). Nous ne doutons pas que, la curiosité aidant, ils seront nombreux