J’ai choisi de suivre une piste bien spécifique pour examiner les cabinets de curiosités, celle des ventes aux enchères avec catalogue descriptif de la collection vendue. Il s’agit là d’un angle particulier, celui d’un commerce qui se rapproche du commerce du livre rare et précieux, domaine qui m’est familier ((Voir mon article « Typologie des catalogues de vente de bibliothèques », in Les Ventes de livres et leurs catalogues (xviie–xxe siècle), éd. Annie Charon et Elisabeth Parinet, collab. Dominique Bougé-Grandon, Paris, 2000 (« Études et rencontres de l’École des Chartes », 5).)). J’ai pu constater que les catalogues de vente de bibliothèques renfermaient souvent un discours tenu sur les pratiques de bibliophilie. J’ai souvent remarqué que lorsque le collectionneur appréciait aussi bien les beaux livres que les objets de curiosité, les deux ventes se succédaient. J’ai donc choisi d’examiner treize ventes aux enchères, tenues entre 1662 et 1768, qui ont concerné ces deux domaines ((on trouvera la liste en annexe.)).
Rappelons d’abord brièvement la typologie que les historiens du livre ont établie à propos des bibliophiles. Ils distinguent la bibliothèque érudite ou « robine » qui permet, en quelque sorte, à la noblesse de robe de légitimer par la culture son ascension sociale. L’Advis que publie Gabriel Naudé (1627 puis 1644) en trace les grandes lignes, insistant sur l’humanisme érudit et l’esprit de sérieux qui y règnent. Mais l’évolution mercantile est là, qui fait des livres rares des objets de « curiosité » et des signes ostentatoires de luxe. Un des catalogues que j’ai retenus peut nous permettre d’affiner cette première analyse, c’est celui de Raphaël Trichet Du Fresne (1662). Ce bibliothécaire, attaché d’abord à Gaston d’Orléans, puis à la reine Christine de Suède, est justement un ami de Naudé. Il dispose d’une bibliothèque considérable, bien dans l’esprit de Naudé, avec de nombreux manuscrits grecs, latins et italiens. Après sa mort, elle sera achetée en bloc par Colbert pour la Bibliothèque royale. Mais Trichet Du Fresne n’est pas seulement un humaniste, il a aussi hérité de son père un esprit fantasque et curieux. En effet, ce dernier, Pierre Trichet, s’est constitué un « cabinet curieux » dont il donne en vers amphigouriques une description dans une plaquette de 21 pages. On y trouve un crocodile empaillé, mais aussi des bronzes, de la peinture, et des instruments de musique qu’il collectionne avec passion. Il en écrira même un traité. Raphaël est son unique fils survivant et il se trouve en quelque sorte investi par son père de la mission de poursuivre et parachever ses collections. Trichet Du Fresne a donc un cabinet de curiosités remarquable que la reine Christine va acquérir de son vivant. Ainsi cohabitent chez lui l’esprit de sérieux qui fait préférer « les meilleurs textes dans les meilleures éditions », et la fantaisie du curieux qui choisit soigneusement les objets de son cabinet, fantaisie qui alimentera sa délectation.
Aux savants s’opposent donc les connaisseurs, les amateurs. Parmi les catalogues qui font l’objet de notre étude, notons celui de Guillaume-Louis de Chubéré ((1760, Gabriel Martin)), qui collectionne les catalogues de « cabinets curieux » et les catalogues de collections d’estampes, et qui est lui-même un collectionneur de tableaux. Mais il n’est pas fait mention dans ce catalogue de vente d’un cabinet de curiosités personnel.
Entrons plus avant dans la lecture de quelques-uns de ces catalogues qui nous permettent d’entrevoir les collections vendues.
Ainsi l’« Avis » en tête du catalogue de Guillaume-François Joly de Fleury ((1756, Gabriel Martin.)), abbé, chanoine, ancien procureur de Paris, met en évidence le parallèle entre « cabinet de livres » et « cabinet de curiosités » :
Les circonstances d’un Inventaire, & la nécessité de vuider le logement qu’occupait la Bibliothéque, n’ont pas permis de faire un Catalogue méthodique des Livres de feu M. l’Abbé DE FLEURY. On a été contraint de le faire suivant l’ordre des N° de l’Inventaire ; mais en faisant la description des Livres compris sous chacun de ces N° on a rapproché les volumes d’une même matière ou d’un même Auteur, autant qu’il a été possible. Au reste par l’inspection du Catalogue il sera aisé de juger qu’on ne pouvoit pas faire de ces Livres une Bibliotheque suivie, & conséquemment que M. L’Abbé de Fleury n’a voulu former qu’un Cabinet composé de Livres utiles & curieux, & de Traitez singuliers pour leszquels il avoit un goût décidé. Il en avoit un pareil pour les Estampes & les Curiositez de la Nature et de l’Art, dont il a laissé une Collection considerable & précieuse. On en a publié le Catalogue, & la vente a suivi.
Parfois, en fin de catalogue, on aperçoit l’amorce d’une collection. Ainsi Étienne François Geoffroy ((1731, Gabriel Martin.)), médecin apothicaire, a rassemblé quelques objets :
Un Droguier, en deux grandes Armoires de bois de noyer, dont les portes contiennent 800 pots de verre ; & dont les tablettes et les tiroirs sont remplis de differentes pieces concernant l’Histoire Naturelle, d’un Herbier, et de differens Animaux renfermez dans des tubes de verre scellez hermétiquement.
Un Squelette humain, renfermé dans une boëtte vitrée.
Plusieurs Microscopes de differentes grandeurs.
Mais on voit bien que la collection est en rapport direct avec ses activités de médecin spécialiste des médicaments ((Il est l’auteur d’un Code médicamentaire et d’un Traité de la matière médicale.)).
Chez Théodore Baron ((1768, Mérigot l’aîné.)), même chose : il appartient à une famille célèbre de médecins et s’est installé très naturellement un laboratoire de chimie de nature sans doute utilitaire. L’inventaire qui en est dressé a cependant pour nous, aujourd’hui, toute la poésie du fatras hétéroclite :
Petits matras, cornus, cucurbittes, châpitaux, recipiens, plâteaux, entonoirs, flâcons, tous de verre, propres aux expériences & essais de chimie.
Une pierre à porphyriser, avec sa mollette d’écaille de mer.
Une petite armoire, contenant quinze petits tiroirs de carton, divisés en quarante-huit compartimens, chacun en partie rempli de différens échantillons de matière médicinale ; avec un corps de six tiroirs de bois, servant de pied à ladite armoire, lesdits tiroirs contenant quelques morceaux d’histoire naturelle.
Nous pouvons également grouper trois catalogues d’académiciens des sciences dont on vend, à la suite des livres, à la dernière vacation, les instruments de travail. Ils sont vendus avec les estampes s’il y en a, et avant les « meubles, linges, hardes et autres effets ». Il s’agit de l’abbé de La Caille, de Clairaut et de Le Camus. Ainsi pour l’abbé de La Caille ((1762, Veuve Damonneville et Musier fils.)), professeur de mathématiques au Collège Mazarin, on trouve 27 articles d’astronomie et de mathématiques, en plus d’un petit laboratoire avec forge et établi de menuisier, et une mention manuscrite ((Sur l’exemplaire de la BNF, conservé sous la cote DELTA.48839.)) en énumère encore une quinzaine de plus (règles, thermomètres, chaîne-toise, etc.) sans doute de moindre valeur. Les instruments « les plus considérables » ont été retirés par l’Académie royale des Sciences. Pour Alexis Clairaut ((1765, Le Clerc.)), envoyé, lui, avec Maupertuis en Laponie pour mesurer le méridien, il s’agit de lunettes, d’objectifs et d’instruments de mathématiques. Enfin, Le Camus ((Camus ou Le Camus, 1768, impr. Prault.)), architecte du roi, examinateur des ingénieurs et du corps royal d’artillerie, confrère de Maupertuis et de Cassini, possède différentes machines de physique, de chimie, d’astronomie, d’optique, de mécanique et d’horlogerie.
Nous sommes donc en présence de collections de scientifica, si on se réfère aux classifications ordinaires des cabinets de curiosités. Toutes ces pièces vendues ne constituent pas à proprement parler des cabinets, mais par leur dispersion en vente publique, elles viennent vraisemblablement enrichir des cabinets d’amateurs qui enchérissent, en même temps qu’elles enrichissent les fonds royaux de l’Académie des Sciences qui semble exercer une sorte de droit de préemption sur les instruments de ses membres, quand elle n’est pas directement établie comme légataire. C’est le cas pour Pajot d’Onsembray ((1756 pour le catalogue (mais il est mort en 1754), G. Martin et M. Damonneville.)), membre honoraire, ancien intendant général des postes et relais de France – une sorte de « curieux » qui serait devenu savant et reconnu comme tel ? – qui lègue à l’Académie des Sciences son cabinet d’histoire naturelle en 1754.
Mais un catalogue retient particulièrement l’attention, c’est celui de la vente de livres et d’objets de Louis-Augustin Angran, chevalier, vicomte de Fontpertuis. Il témoigne de l’évolution mercantile de la bibliophilie. En effet, ses livres sont vendus par Barrois et la Veuve Piget en février 1748 et ses objets curieux un mois plus tard par Gersaint ((C’est le Gersaint, ami de Watteau, pour lequel le peintre a réalisé le tableau L’Enseigne de Gersaint.)) qui en a dressé le catalogue. Malgré son éducation, fils d’une janséniste qui lui a donné pour précepteur M. Eustace, confesseur de Port-Royal, Angran est un athée, ami du Régent et débauché comme lui. Il exerce pour lui la charge de capitaine des chasses. Il est donc représentatif d’un certain esprit à la mode, frivole, et cherchant davantage la rareté et la bizarrerie que l’excellence des pièces. Ainsi le Journal des Sçavans de février 1748 ((P. 73-77.)) commente la collection de « coquilles » d’Angran, non sans ambiguïté :
M. Gersaint nous avertit que M. de Fontpertuis avoit pris le goût des Coquilles, depuis trop peu de temps pour avoir pu se fournir de ces morceaux fins & rares, qui seuls distinguent un Cabinet & attirent les yeux des Curieux. Lors, dit-il, qu’on commence à donner dans quelque espèce de curiosité que ce soit, on trouve bon tout ce qui se présente, & même on ne soupçonne pas qu’il y ait des précautions à prendre pour faire un choix, tout paroit égal alors. Mais à mesure qu’on fréquente les amateurs, & qu’on voit chez eux, du beau, de l’exquis, & du rare, on se dégoûte du mediocre & du commun que l’on possédoit, & on prend de l’ardeur & de la passion pour l’excellent à mesure que l’on perfectionne ses connaissances & son goût ; rien ne flatte tant un Amateur que de pouvoir montrer à un autre Amateur quelque chose que l’on ne voit point ailleurs, ou qu’on ne voit pas si parfait. Il paroit que M. de Fontpertuis auroit pu pousser la curiosité des Coquilles assez loin, puisque dans la quantité qu’il en avoit & qui forme quatorze tiroirs bien remplis, il y a de très-belles choses & qu’il n’y manque que de ces pièces rares que le hazard seul peut faire rencontrer.
Le Journal, d’ailleurs, explique l’utilité de ces catalogues dont Gersaint, lui-même collectionneur de coquillages, est devenu spécialiste :
Voici le sixième Catalogue dans ce goût que publie M. Gersaint : ces sortes d’ouvrages sont fort utiles, ils forment des connaisseurs en tout genre de curiosité, ils intéressent les familles en les mettant en état de n’être point trompées sur le prix d’effets peu connus, & empêchent les Etrangers d’avoir pour rien & d’emporter hors du Royaume des curiosités qu’ils nous revendraient ensuite fort cher.
Ce catalogue et les commentaires qu’il suscite m’ont poussée à m’attacher à ce cas particulier de la collection de « coquilles » qui semble très représentative du goût du temps. En effet, depuis la fin du xviie siècle, on s’intéresse vivement à ce type de « curiosités ». Nicolas Boucot, garderolle des offices de France, les collectionne ainsi que les estampes, les livres illustrés et les pierreries, et toute sa collection est vendue à sa mort en 1699. Germain Brice commente ainsi son cabinet dans sa Description nouvelle de la ville de Paris ((Germain Brice, Description nouvelle de la ville de Paris, 1698, II, 97, cité par Edmond Bonnaffé, Dictionnaire des Amateurs francais au xviie siècle, Paris, A. Quantin, 1884, p. 34-35.)) :
Ce qui fait la plus considérable curiosité de ce cabinet, que personne ne s’estoit avisé de pousser si loin, ce sont les coquillages ; et l’on est surpris d’en trouver cinquante boëtes assez grandes toutes remplies. Ce qui achève de donner de la satisfaction dans ce riche Cabinet, est un bureau qui s’ouvre, dans lequel on a disposé plusieurs compartiments tous remplis de pierreries de diverses couleurs, et de coquilles les plus précieuses : avec lesquelles on a mêlé des agathes taillées, antiques et modernes. Toutes ces choses ensemble, mises exprès confusément, forment, par la variété des couleurs vives qui s’y trouvent, une espèce de parterre rempli de fleurs différentes.
On voit, à travers cette description de la mise en valeur des objets, que les coquillages, mêlés aux pierreries, ne sont pas conservés et classés de manière scientifique, mais qu’ils participent d’un dispositif décoratif ou plus exactement d’un spectacle conçu pour impressionner la vue dans un faux désordre savamment aménagé. C’est bien une question de mode, de goût, mettant l’accent sur le plaisir de l’œil et largement tributaire du sensualisme en vogue. La lecture attentive d’un catalogue que fait paraître Gersaint en 1736 ((Gersaint, Catalogue raisonné de coquilles et autres curiosités naturelles. On a joint à la tête du catalogue quelques observations sur les coquilles, avec une Liste des principaux Cabinets qui s’en trouvent, tant dans la France que dans la Hollande ; une autre liste des Auteurs les plus rares qui ont traité de cette matière […], à Paris, chez Flahaut et Prault fils, 1736.)) peut nous permettre de pousser plus loin l’analyse.
En effet, dans cet ouvrage, l’amateur mais aussi le marchand Gersaint, qui est devenu l’expert incontestable des coquillages, se livre à des considérations nombreuses et variées sur la collection et l’esprit qui y préside, esquisse une liste des collections les plus réputées et une bibliographie sur le sujet.
Il confirme tout d’abord ce plaisir de l’œil qui est la base même de l’engouement pour les coquillages : « Rien n’est plus séduisant que la vue d’un tiroir de coquilles bien émaillées ; le parterre le mieux fleuri n’est pas plus agréable, & l’œil est frappé si merveilleusement que l’on a peine à pouvoir le fixer. […] Enfin, tout étonne ». Il raconte qu’il est allé en Hollande s’approvisionner en coquilles et animaux (reptiles et insectes surtout) conservés dans l’esprit de vin. Il en est revenu avec de nombreuses pièces qu’il va décrire dans le catalogue avant de les mettre aux enchères. Le long avertissement qui ouvre le catalogue nous précise bien les intentions mercantiles de Gersaint et le ressort psychologique sur lequel il compte jouer, la « curiosité » :
Le goût qu’il m’a paru qu’on prenait en France pour les coquillages qui font partie de l’histoire naturelle, m’a engagé à retourner en Hollande pour y faire un choix de tout ce que je pourrais trouver de beau et de rare en ce genre : je crois y avoir réussi, et (quoique partie intéressée) j’ose dire que j’y ai fait une collection qui paraîtra assez parfaite aux yeux des Connaisseurs. Je me suis attaché à ne rien prendre que de bien conditionné, & qui puisse entretenir l’amour qui commence à renaître pour cette sorte de curiosité.
Si je m’aperçois que le public se déclare en faveur de ces amusements que Bonnani appelle avec raison Récréation de l’esprit et des yeux, je ferai tous mes efforts pour me mettre en état de lui donner de temps en temps, non seulement en cette partie, mais généralement en tout ce qui peut être compris dans l’Histoire Naturelle, des Collections qui puissent satisfaire par leur singularité les Naturalistes et les Curieux. […]
Quelques Amateurs, excités par le goût qu’ils ont pour ces Curiosités, vinrent chez moi aussitôt qu’elles furent arrivées pour les examiner sur le récit que je leur en avais fait ; ils me parurent contents du choix et de la condition. Je leur déclarai que mon intention était d’en faire une vente publique, m’étant aperçu par celles que j’avais déjà faites, que les Curieux aimaient assez ces sortes de ventes ; qu’ils les regardaient comme un amusement. Ils applaudirent à ce dessein, mais ils me conseillèrent d’en faire un Catalogue Raisonné, & d’y joindre quelques Observations générales sur ce genre de Curiosité.
Son avertissement montre cependant qu’il est bien plus qu’un simple commerçant. Il se pose, par exemple, la question de la nomenclature, des noms donnés aux différents coquillages qui pourraient, s’ils étaient mieux choisis, permettre au lecteur de visualiser déjà l’objet et à l’expert de « se faire entendre ». Il analyse assez finement le public des acheteurs auquel il peut s’adresser à travers son ouvrage :
Les Coquillages sont l’objet de la recherche de deux différentes sortes de personnes ; je veux dire des Physiciens & des Curieux. Le but des uns, en les possédant, est d’en étudier la cause, le principe & les suites, ce qui est proprement la Recreatio mentis de Bonnani. Les autres ne les recherchent que propter Recreationem oculi, par délassement, & pour se procurer un coup d’œil agréable en observant la variété des formes & des couleurs dont elles sont ornées. Je ne prétends pas cependant dire par là que l’unique motif des Curieux, en acquérant des curiosités, soit l’amusement, & que le Physicien n’ait en vue que l’étude, & ne compte pour rien la récréation des yeux ; mais seulement que l’agréable qui s’y rencontre n’est qu’accessoire pour le Physicien, comme l’étude & la recherche le sont pour les Curieux.
À travers toutes ces précisions de Gersaint, on voit se constituer un marché autour d’un expert, avec un système de vente aux enchères qui permet aux amateurs de se croiser, d’échanger, de créer des liens entre eux. Et, de fait, si on regarde de près la liste des cabinets auxquels Gersaint a consacré un catalogue et les noms des amateurs les plus souvent cités, on voit graviter autour de Gersaint une petite communauté d’hommes qu’il approvisionne et qui se connaissent bien entre eux. En voici une preuve matérielle amusante. En 1727, La Roque, rédacteur du Mercure de France ((Il est rédacteur du Mercure de 1724 à 1744.)), insère dans son journal une lettre de A.-J. Dezallier d’Argenville « sur le choix et l’arrangement d’un cabinet curieux » et La Roque rend hommage alors au propre cabinet de Dezallier dans la présentation de la lettre. Dezallier est l’auteur d’un traité sur les jardins ((La Théorie et la pratique du jardinage où l’on traite à fond des beaux jardins appelés… « les jardins de propreté », [par Antoine-Joseph Dezallier d’Argenville], Paris, J. Mariette, 1709.)) paru en 1709, mais surtout il fera paraître en 1742 un traité sur les collections de coquillages et de fossiles ((L’Histoire naturelle éclaircie dans deux de ses parties principales, la lithologie et la conchyliologie… par M*** [Dezallier d’Argenville.], De Bure aîné, Paris, 1742.)). Quant à La Roque, il est lui-même collectionneur et Gersaint dressera le catalogue de ses curiosités en 1745. Nous voyons donc que, comme les bibliophiles, les « amateurs » peuvent à l’occasion devenir aussi des experts. On perçoit ainsi de profondes analogies entre les bibliophiles et les amateurs d’objets curieux.
Pour approfondir encore la question, on peut observer la place de la « curiosité » et le regard porté sur elle dans la société de la fin du xviie siècle et du xviiie siècle à travers La Bruyère, Malebranche et quelques autres penseurs moralistes. Peut-être n’est-il pas inutile de rappeler brièvement la manière dont La Bruyère dépeint, avec une certaine malignité, le caractère du « curieux » ((La Bruyère, Les Caractères, Livre de Poche, 1973, Chap. xiii, « De La mode », n° 2, p. 359-366.)) :
La curiosité n’est pas un goût pour ce qui est bon ou ce qui est beau, mais pour ce qui est rare, unique, pour ce qu’on a et ce que les autres n’ont point ; ce n’est pas un attachement à ce qui est parfait, mais à ce qui est couru, à ce qui est à la mode ; ce n’est pas un amusement, mais une passion, et souvent si violente qu’elle ne le cède à l’amour et à l’ambition que par la petitesse de son objet. Ce n’est pas une passion que l’on a généralement pour les choses rares et qui ont cours, mais qu’on a seulement pour une certaine chose, qui est rare, et pourtant à la mode.
La Bruyère, à travers la satire, est le tenant d’une certaine forme de rationalité et de mesure : ce qu’il critique, ce n’est pas l’envie, finalement banale, de suivre un peu la mode, c’est la monomanie qui fait perdre le sens des réalités.
Chez Malebranche ((Malebranche, Recherche de la vérité, où l’on traite de la nature de l’Esprit de l’homme, & de l’usage qu’il doit en faire pour éviter l’erreur dans les Sciences, 6e éd., I, Paris, Michel David, 1712.)), on sent davantage d’indulgence, même si pointe l’ironie :
On peut excuser la passion de ceux qui se font une bibliothèque entière de toutes sortes de dictionnaires, aussi bien que la curiosité de ceux qui veulent avoir des monnaies de tous les pays et de tous les temps. Cela peut leur être utile en quelques rencontres ; et si cela ne leur fait pas grand bien, du moins cela ne leur fait-il point de mal. Ils ont un magasin de curiosités qui ne les embarrasse pas, car ils ne portent sur eux ni leurs livres ni leurs médailles.
Avec l’image du « cabinet » vide et sombre que Locke utilise pour faire imaginer comment l’âme se remplit d’impressions que laissent filtrer les ouvertures des sens, même si l’on ne peut affirmer que ce « cabinet » est un cabinet de curiosités, on perçoit bien comment le xviiie siècle sensualiste, ou du moins empiriste, accueille beaucoup plus favorablement l’esprit même de la collection. Il ne faut négliger aucune stimulation des sens, propre à susciter les idées les plus ingénieuses. Le « spectacle de la nature », notamment, est propre à faire jaillir de multiples analogies fécondes ((L’analogie est le mode de raisonnement que privilégie, par exemple, Diderot, qui l’analyse et l’utilise tout au long du Rêve de d’Alembert.)) et à donner à penser. L’esprit encyclopédiste peut alors venir se greffer pour procurer un alibi supplémentaire, celui de fournir un inventaire « raisonné » des connaissances, argument mis en avant par les catalogues, qu’il s’agisse de collections de livres ou d’objets.
En réalité le xviiie siècle ouvre la chasse aux « effets curieux », avec une émulation toute particulière entre les amateurs. Chasse aux textes rares, aux pièces fugitives, aux manuscrits perdus, clandestins, oubliés, dormant dans des portefeuilles bien cachés. Toute la correspondance entre Marais et Bouhier, dans les années 1725, relate cette recherche permanente du texte curieux et rare. Il ne faut rien « laisser perdre », « on est bien aise » d’obtenir une pièce longtemps recherchée, même en copie. Et Bouhier, qui réside à Dijon et craint toujours de voir des textes importants lui échapper, a « l’eau à la bouche » quand Marais lui annonce qu’il va lui fournir copie de satires qui circulent dans la capitale ((Toutes ces citations sont glanées au fil des pages de la Correspondance littéraire du Président Bouhier, présentée et annotée par Henri Duranton, Université de Saint-Étienne, 1980.)). C’est que la différence entre un simple texte et un livre-objet ou un coquillage, c’est qu’on peut le reproduire par copie et le diffuser ainsi.
Les bibliophiles sont moins coopératifs et se livrent parfois une concurrence féroce sur le marché restreint du livre rare et précieux. Certains domaines deviennent très prisés, qu’il s’agisse de raretés typographiques, de manuscrits orientaux, de livres de chevalerie, soudainement surcotés, au détriment de l’idéal de bibliothèque équilibrée de l’honnête homme ((On consultera avec profit sur ce sujet les travaux de Jean Viardot, comme « Livres rares et pratiques bibliophiliques », Histoire de l’édition française, dir. Roger Chartier et Henri-Jean Martin, t. II, Le Livre triomphant, Paris, Promodis, 1984, p. 446-467 et « Naissance de la bibliophilie : les cabinets de livres rares », Histoire des bibliothèques françaises, t. II, Les Bibliothèques sous l’Ancien Régime, 1530-1789, dir. Claude Jolly, Paris, Promodis – Éd. du Cercle de la Librairie, 1988, p. 269-289.)).
Un autre trait rapproche encore tous ces types de collections curieuses : le primat du goût, jusque dans le rangement. Les collectionneurs de textes, qu’ils les recueillent ou les recopient, les serrent dans des « portefeuilles » qui sont des sortes de porte-documents, et on constate qu’il n’y a pas d’autre critère de rangement que celui de la fantaisie du possesseur. Le mélange des pièces règne, sans qu’on puisse bien souvent en comprendre une règle cachée ((Je renvoie à mon livre, La Poésie fugitive au xviiie siècle, Paris, Champion, 2002, en particulier p. 20 sqq. et p. 105 sqq.)).
Sur les étagères des bibliophiles, règne souvent le même apparent désordre. Certains catalogues, faits dans la précipitation, reprennent parfois simplement l’ordre de l’inventaire après décès qui n’est autre que « l’ordre des tablettes ». On perçoit quelquefois des rapprochements de sujets ou d’auteurs, mais ils ne sont pas la règle la plus courante. Seul le format, pour des raisons de commodité, semble rapprocher les livres.
Enfin, souvenons-nous de la manière dont Gersaint vantait la belle disposition des coquilles dans leurs boîtes, analogue à un parterre de fleurs : nulle considération intellectuelle ne présidait à leur rangement, seule la « récréation des yeux » venait flatter le goût.
Ainsi chaque objet acquis devient une « pièce de collection ». Le même mot de « pièce » revient dans tous les cas. C’est un objet complet, souvent rare et précieux, mais c’est aussi le morceau d’un tout plus vaste, comme une pièce de puzzle (jeu qu’invente en Angleterre vers 1760 l’imprimeur londonien John Spilsbury) dont l’image prend tout son sens dans l’insertion au sein d’une série, d’une bibliothque, d’un cabinet.
Il va de soi que ce débit des objets « à la pièce » revêt aussi un intérêt mercantile. Les ventes aux enchères, au détail, sont bien plus rentables que les ventes en bloc à l’amiable, quel que soit l’objet vendu. Gersaint ne s’y trompait pas et s’en est fait une spécialité. Dans le catalogue qu’il dresse de la collection Quentin de Lorangère en 1746, son avertissement ((J’ai préféré en donner de longs extraits en annexe plutôt que de résumer ce texte important)) nous permet de retrouver tous les éléments que nous avons évoqués, qu’il s’agisse du désordre de la collection soumise aux caprices du possesseur, qu’il mette l’accent sur le rôle du faiseur de catalogue chargé de donner un sens et de créer un ordre au sein du désordre, ou qu’il trahisse les ficelles de son métier de marchand en montrant tous les avantages d’une vente mêlée pour attirer les curieux.
On voit donc tout le profit qu’on peut tirer à rapprocher les enseignements des catalogues de vente, livres ou objets. L’histoire des bibliothèques et de la bibliophilie et l’histoire des cabinets de curiosités sont analogues à bien des égards. On risquerait de fausser la perspective si l’on privilégiait l’interprétation « encyclopédiste » au détriment de l’esprit de fantaisie et du primat du goût, dans l’un comme dans l’autre des domaines. Les rapprochements opérés permettent de bien mettre en valeur le rôle de l’économique dans le culturel et l’importance primordiale des vendeurs-experts qui établissent la liaison entre les deux mondes.
Annexes
Annexe 1 : Catalogue de Gersaint – Vente de M. Quentin de Lorangère, 1746
cote BNF : V-24826
Page IV de l’Avertissement :
« M. de Lorangère […], pendant toute sa vie, n’a connu d’autres plaisirs que les moments qu’il passait à chercher les occasions de se procurer quelque nouveauté dans toutes les parties qui faisaient l’objet de sa curiosité. Jamais Curieux ne fut plus ardent à acquérir : il résistait difficilement à l’envie de posséder un beau morceau quand il lui manquait ; souvent même ses désirs troublaient son repos, quand quelque hasard l’empêchait de les satisfaire : il n’épargnait ni soins pour chercher, ni argent pour acquérir, & il a mérité à juste titre la qualité d’Amateur.
Le Cabinet de M. de Lorangère a toujours eu assez de réputation parmi les Connaisseurs, pour être dispensé d’en faire ici l’éloge. Par la lecture de ce Catalogue, & par la multitude des belles choses que l’on y trouvera, il sera aisé de connaître que ce n’est qu’avec beaucoup de temps & de dépense que l’on peut parvenir à rassembler tant de rares curiosités. […]
Je dois rendre compte au Public du peu d’ordre que l’on trouvera dans le Catalogue des Estampes. […] J’aurais souhaité, s’il m’avait été possible, de pouvoir y placer le tout par Ecoles & par Maîtres, & suivre le même plan établi dans celui que j’ai donné il y a quelques années, ce qui m’aurait été bien plus agréable, & ce qui serait aussi devenu plus intéressant. La façon singulière dont feu M. de Lorangère avait rangé ses Estampes, m’en a totalement empêché ; les matières et les Maîtres y sont tout-à-fait mêlés dans les Porte-feuilles où ils se trouvent collés, souvent même (comme on le verra) les unes derrière les autres. J’ai trouvé dans un volume intitulé Grotesques, des morceaux des plus rares & des plus beaux de Corneille Wischer, mêlés avec nombre de pièces médiocres & de peu de valeur : ainsi pour y établir un ordre exact, il aurait fallu jeter toutes ces Estampes dans l’eau pour les décoller, & ensuite les distribuer chacune en leur place ; ce qui était absolument impossible, eu égard à la quantité, au temps que cela aurait pris, & au lieu convenable que cette grande opération aurait demandé.
J’ai donc pris le parti d’exposer en Vente chaque Porte-feuille dans l’état où il s’est trouvé, sans y rien ôter ni ajouter, en le partageant seulement en plusieurs lots ; et j’en ai fait le Catalogue de suite, ainsi que les pièces étaient rangées. »
On trouve cependant une table alphabétique des Maîtres à la fin du volume.
Gersaint procède d’abord à la vente des Tableaux (commençant le lundi 2 mars 1744) avec des « meubles précieux, bijoux et très belles tapisseries », puis « conjointement des Dessins, Estampes et Coquilles » chaque jour « afin que chacun puisse trouver à se satisfaire journellement dans la partie qui lui fait plaisir ».
« Comme mon unique but est de satisfaire les Curieux, & de les attirer par tout ce qui peut leur devenir agréable et intéressant, je donnerai la facilité à ceux qui le désireront, de venir examiner les articles de cette Vente, sur lesquels ils pourraient avoir des vues, trois jours avant la vente, à commencer du jeudi 27 février, depuis neuf heures du matin jusqu’à midi ; & les après-dînées, depuis deux heures jusques à six heures. Chacun par ce moyen sera en état de donner ses enchères avec confiance & connaissance de cause ; & cela prouvera en même temps au Public, la bonne foi qui régnera dans tout le cours de cette Vente, ce qui me donne lieu d’espérer que l’on y viendra avec plaisir. »
Annexe 2 : Les catalogues de vente étudiés
Classement par ordre alphabétique
Angran |
1748 |
Baron |
1768 |
Boucot |
1699 |
Chubéré |
1760 |
Clairaut |
1765 |
Geoffroy |
1731 |
Joly de Fleury |
1756 |
La Caille |
1762 |
Le Camus |
1768 |
Pajot d’Onsenbray |
1756 |
Quentin de Lorangère |
1746 |
Trichet du Fresne |
1662 |
Catalogue de coquilles… (Gersaint) |
1736 |
Classement par ordre chronologique
Trichet du Fresne |
1662 |
Boucot |
1699 |
Geoffroy |
1731 |
Catalogue de coquilles… (Gersaint) |
1736 |
Quentin de Lorangère |
1746 |
Angran |
1748 |
Joly de Fleury |
1756 |
Pajot d’Onsenbray |
1756 |
Chubéré |
1760 |
La Caille |
1762 |
Clairaut |
1765 |
Baron |
1768 |
Le Camus |
1768 |