Jardins et cabinets royaux de la Reine à Hampton Court
« C’est le paradis terrestre, ou peu s’en faut »... Témoignage de Thomas Platter, voyageur bâlois, en visite en Angleterre en 1600.
Après une visite des jardins, du « vrai jardin zoologique » et du labyrinthe, dont le voyageur dit « c’est le paradis terrestre, ou peu s’en faut », Thomas Platter a la chance de visiter le palais et ses trésors : objets exotiques, instruments de musique variés, corne de licorne… Le voyageur, en observateur averti, fait des descriptions minutieuses des objets qu’il contemple.
Nous avons quitté cet immense jardin, source de joie, après avoir graissé la patte au jardinier. Partis de là, le gouverneur du palais royal nous a d’abord reçus ; c’était un gentilhomme. Nous lui avions fait parvenir auparavant notre lettre de recommandation. Il nous a d’abord restitué cette missive ; puis il a ordonné à sa femme et à ses filles de nous conduire jusque dans l’intérieur de tous les appartements et cabinets royaux. Ces dames devaient nous montrer aussi l’ensemble des trésors qui se trouvaient alors dans le château. Nous avions par ailleurs un interprète attaché à nos personnes. Il traduisait en langue française toutes les indications que nous donnaient l’épouse et les filles. Dans la première chambre que nous avons pu visiter par leurs soins, ces femmes nous ont d’abord montré le portrait au naturel, croqué sur le vif, de la femme et de l’homme sauvage que le capitaine britannique Martin Frobischer avait capturés lors de son voyage au Nouveau Monde, et qu’il avait ramenés sur son navire en Angleterre. L’homme avait le visage zébré de rayures tant et plus. Ils avaient l’air tous deux, effectivement, d’un couple de sauvages ; ils étaient vêtus de fourrures. La femme portait un enfant sur l’épaule dans un balluchon de drap ; l’enfant était vêtu d’un habit indien, et roulé dans un drap. Au-dessus de la femme, on avait écrit : Ginoct Nutioc.
Ensuite, nous avons vu le portrait de l’amour sous la forme d’une femme. On lisait sur son front : Procul et prope, ce qui veut dire « De loin et de près » ; ensuite, sur son cœur : Mors et vita, mort et vie. Sur ses pieds : Hyems et aetas, hiver et été. Le sous-titre enfin proclamait, en langue latine : « Telle est la représentation du véritable amour », veri amoris representatio.
(…) [ Suivent les descriptions de tapisseries, lits royaux, mobilier, etc, p. 406-407]
[p. 408]
Sur la table, on avait placé un jeu d’échecs de toute beauté, avec des figurines d’ivoire aux formes gracieuses.
Sur la table encore, un damier magnifique du genre backgammon, jacquet ou trictrac : les pièces étaient ornées d’images aussi jolies que parfumées, ainsi que de blasons ; les dés étaient d’argent, avec d’autres dés plus petits qui s’emboîtaient à l’intérieur.
Ensuite, on nous a montré d’innombrables petites pipettes en ivoire, appeaux ou pipeaux, avec lesquels on peut imiter toutes sortes de cris d’animaux divers. Sur les tapisseries et autour du baldaquin orné d’armoiries, on avait enroulé ou déroulé une jarretière, nantie de l’habituelle devise en français (Honni soit, etc.) ; dans un autre appartement, j’ai vu le portrait de Ferdinand, prince espagnol (qui fut ensuite empereur sous le nom de Ferdinand Ier). Il avait huit ans quand il fut portraituré de la sorte. En une autre chambre, une petite épinette s’est offerte à mes regards. Elle était tout de verre construite et bien parfumée. Sur son couvercle, des lettres d’or étaient inscrites qui formaient le texte suivant :
Cantabis moneo, quisquis cantare rogaris
Vivat in aeternos Elisabetha dies
Traduction [de Platter, NdT] :
Si on te demande de chanter,
Tu ne dois point refuser.
Et aussi :
Qu’éternellement vive Elizabeth !
Par ailleurs, nous avons vu encore bien d’autres épinettes et instruments précieux, des harmoniums, des « positifs », des orgues ; Sa royale Majesté a pour eux un goût d’excellent(e) amateur, et de connaisseur. Entre autres, on nous a montré une épinette ou un instrument du même genre dont les cordes étaient d’argent et d’or pur ; la reine, à ce qu’on dit, adore les pincer tant et plus, pour en tirer des sons harmonieux. Et voici encore un autre appartement où se trouve une grosse caisse ; elle est pleine à craquer de coussins d’un très grand prix, et rien d’autre que ces coussins. La reine a coutume de s’étendre sur eux et de s’y asseoir.
Nous fûmes ensuite obligés de montrer derechef la lettre de recommandation que l’amiral nous avait donnée ; on en fit lecture par-devers nous, puis on nous a conduits dans la bibliothèque d’Elizabeth, en d’autres termes sa librairie : là, on nous a montré quantité de vieux livres étrangers. Je me souviens encore, plus particulièrement, d’une ancienne bible manuscrite, en latin, avec beaucoup d’autres ouvrages.
De même, on nous a fait voir d’innombrables petites pendulettes qui battaient la mesure ; et puis le chapeau de chasse du roi Henri VIII ainsi que son cor de postillon (en argent), tout doré par-dessus, et de multiples laisses en soie pour les chiens. Enfin des bugles, des clairons, des cors, des fifres, à n’en savoir que faire…
Une caisse était là dans laquelle gisait une jolie crédence, tout en verre ; des assiettes, des plats, des chandeliers, etc. Nous vîmes en outre une corne de licorne, longue de sept empans et toute ronde. Elle avait été limée pour produire des médicaments à l’intention des malades. On aurait dit qu’elle était en ivoire. Et pourtant se voyait encore le dessin des petites veinules noires, là où on l’avait travaillée au tour. Elle était vide et trouée à l’intérieur, afin qu’un nerf pût aisément s’y couler. Il ne nous restait plus qu’à boire le coup de matin, Morgentrunck, en compagnie du susdit administrateur, ce que nous fîmes, restant debout les uns et les autres ; nous donnâmes aussi un cadeau aux dames et filles de sa famille qui nous avaient escortés dans cette visite. Finalement nous avons repris la route, en partant de Hampton Court, et sommes arrivés à l’heure du casse-croûte au bourg de Windsor.
Source : Le siècle des Platter. III, L’Europe de Thomas Platter : France, Angleterre, Pays-Bas, 1599-1600 , Le Roy Ladurie, Emmanuel (éd. , trad. ) et Liechtenhan, Francine-Dominique (trad.) Paris, Fayard, 2006, p. 404-409.