Trésor de l’église Saint-Siffrein de Carpentras
Témoignage de Thomas Platter, voyageur bâlois qui visite la région en 1598. Il découvre alors un bien curieux objet qui a une histoire fascinante.
A Carpentras, le trésor de l’église mérite un détour ; c’est là que Thomas Platter se fait conter l’histoire d’un mors ayant été forgé avec un clou de la Sainte Croix. Cette « relique » un peu particulière (retravaillée en un nouvel objet) attire son attention au point qu’il motive dans le texte un long développement retraçant les pouvoirs et le parcours aventureux de l’objet, sans oublier sa valeur marchande.
Le dimanche 31 mai, le docteur Albertus nous a accompagnés hors la ville, hors les portes du rempart, jusqu’au monastère des capucins, que nous avons visité. (…) Nous sommes revenus ensuite en ville pour contempler le sanctuaire de Saint-Siffrein : c’est l’église paroissiale la plus importante. Monsieur le docteur Albert, déjà mentionné, avait pris ses mesures pour que nous puissions voir le trésor qui est conservé dans cette église. (…)
La messe étant terminée, le sacristain nous a fait signe de venir dans le chœur. Là se trouvaient plusieurs chanoines à ce préposés. Ils nous ouvrirent la porte du caveau voûté où se trouve le trésor ; nous les avons précédés dans cette crypte, éclairés que nous étions par des flambeaux de cire. Ensuite, ils ont ouvert une châsse, sous la voûte ; il y avait dans cette caisse toute une diversité d’objets sacrés. Les chanoines nous les présentaient en totalité, à la suite, et ils en faisaient l’éloge. Nous avons remarqué, entre autres, un mors destiné à être fourré dans la bouche d’un cheval. On dit ou on prétend qu’il a été forgé avec le clou qui a servi à fixer la main droite de Notre Sauveur Jésus, dûment percée pour la circonstance, le tout afin d’attacher le Christ à l’arbre de la croix. Et, donc, voici ce qui s’est passé à ce propos.
Au sujet du mors qu’on a forgé à partir d’un clou de la croix de Notre Sauveur
Comme me l’ont raconté les chanoines, la sainte Madeleine [en fait, l’impératrice Hélène] avait fait exhumer les trois croix près de Jérusalem, et elle avait ainsi récupéré toute une variété d’objets sacrés qui « relevaient » de Notre Sauveur. Parmi ces reliques figuraient aussi les trois clous à l’aide desquels on L’avait attaché à Sa croix. Le fait est qu’à l’époque le fils de Madeleine [le fils d’Hélène] s’appelait Constantin et qu’il était empereur romain. Constantin était ainsi dans l’obligation de prendre la direction de ses armées pour des guerres fort nombreuses. Et donc, de l’un des clous, l’impératrice fit faire une visière de casque pour protéger le front de l’empereur ; du deuxième clou, un bouclier pour protéger le cœur ; le troisième enfin fut forgé en forme de mors, à l’usage du cheval de Constantin. Ainsi le fils de cette grande dame, revêtu et armé de ces trois clous, serait-il assuré d’être heureux et victorieux à l’encontre de ses ennemis. Après la mort de l’empereur, on a voulu faire un don à l’un de ses plus anciens serviteurs, et l’on a laissé celui-ci libre de choisir le cadeau prévu, en fonction de ce qu’il désirait. Or ses demandes se sont limitées au seul mors de la monture impériale ! Il voulait qu’on le lui donne en récompense de ses durables, longs et loyaux services. On lui a octroyé cette gratification bien volontiers, car les gens avaient oublié, au palais impérial, que ce mors avait été forgé à partir d’un clou de la Sainte Croix ; mais lui, le serviteur, n’avait nullement désappris la chose ! Et voilà que cet homme, dorénavant muni du précieux mors, vient s’installer dans le Comtat Venaissin ! Par la vertu de cette relique, le nouvel arrivé se trouvait en mesure de chasser d’innombrables démons hors de la personne des gens [des possédés]. Et donc on a nommé peu après ce faiseur de miracles d’abord chanoine, puis abbé d’un monastère non loin de Carpentras. Le siège épiscopal de cette ville étant devenu vacant par la mort du titulaire, les chanoines ont élu évêque le ci-devant serviteur de Constantin ! Il a tout naturellement apporté avec lui ce mors dans sa cathédrale et il en a fait cadeau à celle-ci.
En notre temps, le mors est de ce fait toujours conservé, ainsi que je l’ai indiqué tout à l’heure, dans l’église Saint-Siffrein. Il opère quotidiennement beaucoup de miracles, spécialement quand il s’agit de chasser les démons, puisque aussi bien on fait venir de nombreux possédés dans la cathédrale afin qu’ils puissent profiter des pouvoirs miraculeux de cet objet. On nous en a narré plusieurs exemples qui sont encore tout frais ; car l’esprit diabolique se contorsionne activement dès lors qu’on présente le mors aux possédés. Les chanoines prétendent ainsi démontrer que cet objet est saint, en s’aidant pour ce faire d’une citation du quatorzième chapitre du prophète Zacharie, presque à la fin dudit texte. En latin, on y trouve la phrase suivante : « in die illa erit, quod super frenum equi sanctum domino omnipotenti, etc. » Traduction du passage biblique en question : « En ce jour-là, les mors des chevaux porteront l’inscription suivante : consacré au Seigneur tout-puissant » [trad TOB Zach 14-20]. Et puis un chanoine fort âgé m’a également montré un commentaire en forme de glose. Le vieillard prétendait que cette glose était de saint Ambroise, glose ambrosienne qui explique tout du long, paraît-il, comment à partir de ce clou on a forgé un mors.
Quant à la forme de l’objet en question, je l’ai dessinée (voir l’esquisse ci-jointe). Les chanoines nous ont dit également que ce mors ne peut pas supporter le contact de l’or. On a essayé à plusieurs reprises de l’enduire de dorure. Mais celle-ci est retombée ; bref, elle a disparu immédiatement. Et, de fait, l’objet dont j’ai esquissé les contours dans le dessin ci-joint se compose uniquement de fer. Deux anges qui en revanche sont entièrement dorés le soutiennent ; chacun d’entre eux est haut d’une coudée ; le mors est placé entre ces deux anges. On a interdiction de le toucher à main nue ; le seul contact autorisé se fait par le truchement de patenôtres et d’autres objets matériels. C’est du reste à ce genre d’attouchement licites, par objets interposés, que nous avons assisté, de la part de plusieurs visiteurs qui étaient entrés avec nous dans le caveau.
Par ailleurs on nous a présenté encore beaucoup d’autres reliques sacrées, mais elles ne valaient pas le mors et je ne leur ai prêté aucune attention.
Les chanoines qui nous guidaient affirmèrent aussi que le pape avait très souvent eu le désir d’entrer en possession de ce mors. Il en a même offert cent mille couronnes [=trois cent mille livres tournois] aux gens de Carpentras. Et pourtant ceux-ci n’ont jamais voulu y donner suite, car ils le tiennent pour leur plus précieux trésor auquel rien ne peut se comparer…
Source : Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, par Le Roy Ladurie, Emmanuel (éd. , trad. ) et Liechtenhan, Francine-Dominique (trad.) Paris, Fayard, 2000, p. 319.
Le saint Mors est toujours visible à Carpentras dans la cathédrale Saint-Siffrein . Il compose le motif majeur des armes de la ville.