Flore César est doctorante en Histoire de l'Art à l'Université de Montpellier. Sa thèse porte sur "Collectionnisme et curiosité à Montpellier du XVIe au XIXe siècle".

 

 

 

« Vous sçavez que les appétits des curieux sont differans, selon les professions, les hommes, les moyens et la commodité des lieux. »1

La problématique liant collectionnisme et curiosité est clairement exprimée par ce collectionneur montpelliérain, François Ranchin (1560-1641), dans sa lettre adressée au « prince des curieux », Nicolas Fabri de Peiresc (1580-1637). L’environnement des hommes conditionne leurs collections : les comportements humains prennent place dans un espace défini, avec son environnement culturel et social propre, et dans un temps défini, déterminé par sa position dans la chaîne des idées, comme l’a exprimé Krysztof Pomian2.

Au regard de ces considérations, aussi bien anciennes que contemporaines, nous allons essayer de comprendre comment, à l’époque moderne, le phénomène des collections, et notamment des collections de plantes, s’articule à une échelle locale : Montpellier.

Tout d’abord, il s’agit de comprendre le contexte, ce que Ranchin appelle en d’autres termes « la commodité des lieux ». La ville de Montpellier profite d’un contexte géographique particulier : placée entre mer et hautes plaines, au climat méditerranéen privilégié, elle se trouvait à proximité des grands ports tels celui de Marseille ou d’Agde, mais aussi d’anciennes grandes colonies romaines, comme Nîmes, Arles ou Narbonne. Cette position quelque peu privilégiée de la ville permet aux collectionneurs de disposer de multiples éléments propres à remplir leurs cabinets.

D’autre part, dès le XVIe siècle, le rôle de capitale administrative de Montpellier à l’échelle de la province s’accroît. En effet, la province du Languedoc comprenait deux grandes villes : Toulouse et Montpellier, qui se partageaient alors le pouvoir de par la présence de cours souveraines. Montpellier abritait ainsi une cour des aides, une chambre des comptes, un bureau des finances, et enfin, un présidial, cour de justice non souveraine3.

De plus, caractéristique originale, Montpellier bénéficiait d’une large notoriété à l’échelle européenne, grâce à son université de médecine créée au XIIe siècle, amenant alors de nombreux étrangers à venir étudier dans cette ville4. L’un d’entre eux, Thomas Platter (1574-1628), étudiant bâlois, a laissé de longues descriptions de Montpellier à la fin du XVIe siècle, rapportant de l’université de médecine : « Il y a aussi à Montpellier une université considérable, imposante, renommée au loin. Elle a été érigée par le roi Henri de France et par le pape Urbain, en toutes les facultés, mais plus spécialement la faculté de médecine : celle-ci surpasse, et de loin, toutes les autres dans la France entière. En effet, la beauté réjouissante de l’endroit, les palais et les édifices de la ville, l’amabilité des citadins, la douceur de l’air, la fertilité et la richesse des campagnes ont incité les médecins à prendre pied sur place. […] Comme on venait de toutes les extrémités du monde pour y étudier, d’autres nations furent incitées, du coup, à élire leur demeure en ce lieu. En effet, il y a là, d’ordinaire, en médecine, plus de cents étudiants étrangers, à cause des bonnes opportunités qu’on a d’y progresser dans cet art. »5

Ainsi, la dimension de capitale régionale et médicale prise par Montpellier au début de l’époque moderne et qui se perpétue tout au long de la période, amène une configuration originale de la société urbaine. La ville comptait une population aisée, de par le nombre accru des robins d’une part, des bourgeois et des riches marchands d’autre part, et enfin, de par le nombre de personnes liées au corps médical, comprenant autant des médecins et des apothicaires. Les collectionneurs6 de l’époque moderne, au nombre de 80 selon nos sources, semblent tous faire partie de cette élite privilégiée en raison de leur niveau de fortune. Une trentaine d’entre eux possèdent des plantes. Parmi eux, la grande majorité, à près de 80%, appartient au corps des médecins et des apothicaires, tandis que la minorité comprend des magistrats. De là une première constatation peut être faite : parmi l’ensemble des collectionneurs, deux tendances se dessinent clairement. Le monde des magistrats s’intéresse davantage aux collections humanistes, c’est-à-dire celles composées d’objets anciens et autres curiosités antiques, tandis que les médecins collectionneurs, au contraire, sont avant tout curieux d’éléments liés à la nature. Cette attitude peut s’expliquer par la conception qui est faite de la collection par le protagoniste, conception qui conditionne alors la forme de cette même collection.

Plusieurs formes de collections de plantes peuvent être répertoriées, évoluant dans le temps. Tout d’abord, la forme primitive de collection est la collection de plantes vivantes, tel le jardin : les médecins et étudiants du XVIe siècle pratiquaient l’herborisation, leur permettant de constituer un petit conservatoire de plantes vivantes, installé dans un jardin à l’intérieur même de l’université7. Parmi eux, peuvent être comptés tous les grands naturalistes du siècle : Pierre Belon (1517-1564), Conrad Gesner (1516-1565), Mathias de Lobel (1538-1616), ou encore les frères Bauhin, venus pour étudier la médecine au sein de l’illustre université8. Toutefois, la documentation reste lacunaire, il est donc difficile de déterminer si ces campagnes d’herborisations amenaient ceux-ci à conserver des échantillons chez eux dans une démarche de collection. D’autre part, le jardin des plantes, né de la volonté de Richer de Belleval (1564-1632) en 1593, se veut aussi être une autre forme de collection de plantes vivantes9. Ainsi, dans ces deux cas, la collection de plantes est toujours soumise aux besoins de la médecine et donc à des fins utilitaires, s’inscrivant déjà dans une perspective particulière de la collection : l’instruction, qui deviendra plus tardivement volontaire et consciente de la part du collectionneur.

Chez les particuliers du XVIe et de la première moitié du XVIIe siècle, les plantes, directement associées aux naturalia, prennent place dans les cabinets de curiosités,constituant un autre type de collection. Rassemblées sous forme de droguiers, contenant graines, tiges, feuilles, ou racines, celles-ci représentaient le règne végétal dans ces théâtres de la nature. En outre, les fleurs étaient très recherchées par certains des collectionneurs, tel François de Ranchin, non pas pour être plantées et être collectionnées vivantes, mais dans le seul but de les distiller : la plante passe alors de la catégorie des naturalia à celle des artificialia.

La pratique des collections sous forme de cabinets de curiosités témoigne de cet esprit contemplatif de l’homme face à la nature. Cette curiosité liée davantage à la notion de merveille, amenait les curieux de Montpellier à rechercher avant tout la rareté et la singularité, c’est-à-dire des pièces extraordinaires : Thomas Platter s’émerveille devant les « diverses plantes rares » du cabinet de Laurent Joubert (1567/68-1582), ou encore devant le palmier du docteur Fontanon10. Les sources documentaires ne permettent pas de déterminer avec précision quels spécimens pouvaient être contenus dans ces collections, néanmoins, certaines variétés de plantes emblématiques, telle la mandragore, se retrouvent dans plusieurs cabinets. Joubert, médecin, possédait « une mandragore en forme d’homme minuscule » sur laquelle « on lui a planté des millets à la place de la chevelure », mais dont l’authenticité est mise en cause par l’étudiant bâlois, y voyant davantage une « monotropa »11. Laurent Catelan (1567/68-1647)12, apothicaire distingué13, était en possession d’une mandragore, à qui il consacra un véritable traité : Rare et curieux discours sur la plante appelée mandragore14. L’auteur y distingue deux types de mandragore, une est rare et selon ses propres termes « extraordinaire », pousse sous les gibets et a l’apparence anthropomorphique, et l’autre est cultivée dans les jardins. S’appuyant sur des textes anciens, il dresse l’histoire de cette plante et en définit l’origine. Il décrit différentes méthodes pour la « capturer », et s’attache à en faire une description précise afin d’éviter au lecteur d’acheter quelques contrefaçons, alors très répandues. En effet, les mandragores étaient particulièrement recherchées car elles étaient réputées non seulement porte-bonheur, mais aussi étaient considérées comme véritables conseillères. Selon Catelan, il suffisait de leur poser une question, pour qu’elles répondent soit par paroles articulées, soit par hochements de tête15. Catelan se réfère aux textes anciens afin de décrire tous les pouvoirs magiques lui étant attribués, tout en les condamnant et en expliquant que toutes ces propriétés étaient avant tout fruits de la volonté du diable. Toutefois, l’auteur s’applique à démontrer qu’il « est loisible & permis d’en rechercher, & d’en tenir, tant pour admirer sagement les merveilleuses productions de la Nature que pour se servir des rares qualitez, vertus, & proprietez légitimes que Dieu lui a attribuées »16. Catelan légitime ainsi la quête des mandragores, non seulement en tant que merveilles de la nature, mais aussi en tant que remèdes médicaux. Il donne ainsi différentes recettes et applications afin de rendre cette plante utile, notamment en cas de stérilité, et met en avant ses vertus narcotiques et somnifères. Ainsi, la figure de Laurent Catelan paraît ambivalente : entre curieux attiré par les choses singulières et merveilleuses, fruits de la création divine, et véritable savant, tentant de comprendre et démontrer, par une analyse méthodique, l’utilité véritable d’une plante. A travers cet exemple, la notion même de curiosité semble évoluer. En premier lieu liée à une fonction scopique, à l’émerveillement et à la contemplation, merveilles s’entendant comme d’une nature divine et émerveillement comme effet d’une « nature-langage », la curiosité s’empare ensuite d’un sens lié davantage à ses propriétés physiques, à ses effets sur l’humain comme phénomène agissant.

Catelan peut alors être considéré comme l’ébauche du savant : il est révélateur d’une transformation progressive de l’interprétation de la nature chez les collectionneurs de Montpellier, entre contemplation et compréhension. La collection, ou du moins l’objet de collection, se justifie selon lui par sa singularité en tant que production divine, mais aussi par son utilité. D’objet de contemplation l’objet de collection devient alors objet de recherche. Cette tendance, dont les prémices se retrouvent chez les naturalistes du XVIe siècle, va dominer chez les collectionneurs de plantes montpelliérains. En effet, au XVIe siècle, la présence de la faculté de médecine amenait les professeurs à herboriser, la collection de plantes étant donc justifiée par un besoin médical. De plus, une chaire de botanique était créée en 159317 : les professeurs étaient donc conscients de cet enjeu utilitaire des plantes, enjeu qui ne se retrouvait pas dans les collections des particuliers.

Enfin, une dernière forme de collection se retrouve de manière systématique chez les collectionneurs du début du XVIIe siècle jusqu’à la fin du XVIIIe siècle : le jardin sec, autrement dit l’herbier. Une collection disposée en herbier permettait de conserver la forme et l’aspect général de la plante, et ainsi de rassembler divers échantillons de différents pays, consultables à loisir, rôle que ne pouvaient qu’imparfaitement remplir le dessin ou la peinture. De plus, les moyens d’échanges entre les hommes étaient alors facilités, permettant plus aisément le commerce entre savants. Deux grandes qualités peuvent donc être attribuées aux herbiers, étant à la fois outil de comparaison et médium de transmission du savoir. La forme de la collection devient alors importante, celle-ci conditionne le travail du savant, devenant un outil nécessaire, voire même une condition indispensable de la recherche, comme l’illustre Jean-Baptiste Lamarck (1744-1829) : « On devient botaniste en récoltant et en observant soi-même et en constituant un herbier »18.

Dès lors, l’analyse des collections de plantes à Montpellier à partir du début du XVIIe siècle amène à considérer que celles-ci, étudiées pour elles-mêmes, témoignent d’une nouvelle interrogation du monde, intrinsèquement liée à un enjeu utilitaire. Les collections semblent être considérées différemment par les propriétaires : plus qu’une simple appropriation de la nature, la collection devient un répertoire. Elle permet de disposer librement d’un ensemble et d’un véritable matériau de recherche, consultable à tout moment. Se développe ainsi un véritable esprit d’observation, facilité par la collection, qui devient par conséquent outil de réflexion. C’est en ce sens qu’il est possible de la considérer comme étant à vocation scientifique, dans la mesure où elle permet au collectionneur d’entreprendre une analyse fondée sur l’observation de celle-ci. Le contenu et la forme des collections à Montpellier sont bouleversés, et de ce fait, le paradigme même du collectionnisme est modifié. En effet, c’est à partir de ce moment-là que les collections se spécialisent en histoire naturelle, donnant naissance aux cabinets d’histoire naturelle. De plus, il ne s’agit plus de recueillir des plantes pour leur singularité mais dans une perspective systématique : il est donc question de répertorier le monde et non plus simplement de le contempler. Ainsi, dès le début du XVIIe, les collectionneurs de plantes à Montpellier s’attachent-ils à collecter les plantes de la région environnante. Richer de Belleval, fondateur du jardin des plantes, eut pour projet de publier une flore des Alpes et de la Gaule narbonnaise19. Un peu plus tardivement, Antoine Magnol (1638-1715) fit publier une flore de la région de Montpellier20 dans cette même optique. L’attrait pour les plantes rares, témoigné jusqu’alors par les cabinets de curiosités, disparaît au profit d’un désir de connaître l’environnement proche et immédiat, la singularité laissant alors place au régulier.

Dans cette perspective d’inventaire du monde végétal, qui se veut à fin utilitaire, les savants vont entreprendre de nommer les matériaux qu’ils ont en main et par conséquent, de s’interroger sur l’ordre à tenir dans une telle collection, et donc sur « l’ordonnancement » même de la nature. Les problématiques liées à la taxonomie des plantes s’établirent ainsi, devenant pour lors une préoccupation omniprésente chez les collectionneurs montpelliérains, qui expérimentèrent différentes méthodes de classification dès la fin du XVIe siècle. Pierre Richer de Belleval mit au point une nomenclature binaire21, dans son ouvrage connu sous le titre de Onomatologia22.Plus tardivement, Pierre Magnol, par l’observation assidue de son herbier, mit au point une méthode de classification propre, posant les bases de la méthode naturelle : dans l’introduction de son Prodome, daté de 1689,il explique : « Il existe des familles distinguées par des signes particuliers. […] De même qu’il existe d’innombrables familles d’animaux, je propose l’établissement de familles dans les végétaux »23. Cette découverte le fait souvent citer par les historiens de la botanique comme précurseur de la méthode moderne de classification, « le premier à avoir réduit en art la botanique »24. Il entretenait de multiples correspondances avec les plus grands naturalistes de son temps, dont, entre autres, Tournefort (1656-1708), ou encore Guy-Crescent Fargon (1638-1718). La figure de Magnol ne correspond pas au portrait du curieux de plantes dressé par son contemporain La Bruyère (1645-1696) dans ses Caractères, dont il parle en ces termes: « il la [la tulipe] contemple, il l’admire. […] Il ne va pas plus loin que l’oignon de sa tulipe »25, critiquant ainsi le lien entre curiosité et connaissance. Face à ces considérations, Magnol fait alors figure de véritable savant : de par sa démarche intellectuelle et méthodique, témoin de l’organisation d’un savoir, de par son inscription dans un réseau de savants et aussi, de par son appartenance à diverses sociétés scientifiques, telle l’Académie Royale des Sciences de Paris. Il peut donc être considéré comme faisant figure de transition à Montpellier au sein du phénomène des collections liées aux plantes. Dés lors à Montpellier, non seulement la collection est subordonnée à des fins scientifiques, mais elle va également constituer le support d’une recherche dépassant le cadre imparti jusqu’alors à la médecine, Magnol ne cherchant pas seulement à faire connaître les vertus des plantes, mais posant les bases d’un savoir indépendant, élaborant ainsi une science à part entière : la botanique. Il répond à la définition du botaniste, en tant que collecteur et méthodique, énoncée plus tardivement par Linné, opposé au « botanophile », qui est celui qui sans avoir en vue la science botanique proprement dite, s’intéresse aux plantes, notamment pour leurs propriétés médicinales26.

D’autres collectionneurs se sont intéressés à la classification des plantes. Héritier de l’enseignement de Magnol, François Boissier de Sauvages (1706-1795), collectionneur et docteur de l’université de médecine de Montpellier, mit au point une autre méthode de classification, à partir de l’observation de la forme des feuilles27 des plantes de son herbier28. Autre collectionneur de plantes, Pierre Cusson (1722-1783), professeur en l’université de médecine, tenta également une classification des plantes à partir de sa collection : ses observations lui permirent de faire connaître l’albumen qui entoure l’embryon dans les plantes comme chez les animaux, et fonda sa classification sur cette partie de la graine29. Enfin, Antoine Gouan (1733-1821), démonstrateur de botanique et collectionneur, fut l’un des premiers en France à introduire le système de classification de Linné (1707-1778)30, et tenta de mettre au point une méthode hybride, combinée avec les ordres de celui-ci31. Ces différents exemples montrent que les collections à Montpellier deviennent très tôt instruments d’illustration d’un principe visant la compréhension et par ailleurs, moyens d’illustration d’articulation des savoirs. Cette conception est à rapprocher de celle de Linné qui pensait que la compréhension de la nature passait avant tout par sa mise en ordre32. Les botanistes montpelliérains organisent donc leur travail et leur réflexion autour de la collection : après avoir récolté, ils peuvent observer, et ainsi nommer et classer. L’ordre devient dès le XVIIe un critère essentiel de la composition et de l’organisation d’une collection, témoignant alors d’une nouvelle conception de l’idée de nature : conçue d’abord comme un ensemble de singularités, elle devient un ensemble de composantes liées intrinsèquement, elle est soumise à des règles, voire à des lois. Cette idée sera exprimée bien plus tard par l’auteur de l’article « histoire naturelle » de l’Encyclopédie : « Un cabinet d’histoire naturelle est fait pour instruire ; c’est là que nous devons trouver en détail & par ordre, ce que l’univers nous présente en bloc. […] Qu’est-ce qu’une collection d’êtres naturels sans le mérite de l’ordre ? A quoi bon avoir rassemblé dans des édifices, à grand peine & à grands frais, une multitude de productions, pour me les offrir pêlemêle & sans aucun égard, soit à la nature des choses, soit aux principes de l’histoire naturelle ? » 33

A travers les différents modes d’observation effectués sur les plantes, et donc sur les collections, les montpelliérains participent à l’élaboration d’une véritable science, la botanique, qui reste toutefois subordonnée à l’histoire naturelle, corrélation se reflétant par les collections. En effet, à Montpellier, les collections ne sont pas spécialisées en un seul règne de la nature, les plantes étant toujours accompagnées de quelques autres collections liées à la nature, telles les collections minéralogiques, les collections zoologiques, ou encore les collections liées à l’ichtyologie ou à la conchyliologie. Les cabinets d’histoire naturelle remplacent progressivement les collections encyclopédiques : la transformation du contenu des collections et de leur mode d’organisation peuvent alors illustrer l’évolution même de la curiosité en tant que composante de la culture savante. Le regard porté sur elles semble transformé. Davantage dressé, discipliné, organisé, il fait place à l’observation soumise à l’esprit critique.

Au XVIIIe siècle, l’intérêt croissant porté par les Montpelliérains à la science botanique les amena à créer une classe de botanique au sein de la Société Royale des sciences de la ville34. Créée en 1706, cette académie jouait un rôle prédominant à l’échelle du royaume, ses statuts la liant directement à l’illustre Société royale des sciences de Paris, faisant de l’académie montpelliéraine partie intégrante de l’institution parisienne35. Plusieurs dissertations des académiciens de Montpellier étaient publiées annuellement dans les mémoires de l’institution parisienne, faisant valoir leurs travaux dans tout le royaume. Tous les collectionneurs de plantes du XVIIIe siècle, à deux exceptions près, faisaient partie de cette société. S’appuyant sur leurs collections, tous ont produit quelques dissertations ou mémoires sur la botanique, s’intéressant à une espèce particulière, ou aux usages et propriétés qui pouvaient en être fait, constituant, organisant, enrichissant ainsi une discipline scientifique qui devient ainsi reconnue comme telle : la botanique. Ainsi, la grande majorité des collectionneurs de Montpellier peut être considérée véritablement comme hommes savants, opposés alors aux curieux ou aux amateurs. Bien que les démarches d’observation du curieux et du savant restent intimement liées, la démarche méthodique et le but du savant marquent sa supériorité. Tandis que le simple curieux répond à une satisfaction personnelle, le savant cherche l’utile, le bien commun.

Toutefois, parallèlement à la démarche de ces « collectionneurs savants » qui ont assigné à leurs collections un usage scientifique, une autre pratique des collections, bien que très minoritaire, s’installe chez les magistrats et riches marchands du XVIIIe siècle. Il s’agit de collectionner pour ornementer et non pour instruire, les collections de plantes servaient alors simplement à décorer les bibliothèques, ou à satisfaire le plaisir du propriétaire. L’exemple de Jean-Pierre d’Aigrefeuille (1665-1744), président à la chambre des comptes de Montpellier, est significatif. Sa correspondance36 avec Bernard de Montfaucon (1655-1741) de 1709 à 1738 permet de bien cerner ce personnage, grand collectionneur de livres, antiquités et tableaux. Piqué d’une véritable manie nobiliaire, il fut en quête d’illustres ancêtres, le poussant à changer l’orthographe de son nom de Grefeuille en Aigrefeuille. Un inventaire sommaire de sa collection montre qu’il possédait un véritable cabinet de curiosités, dont le principal attrait pour le propriétaire était la singularité et rareté des objets présentés. Sa démarche est donc davantage à rapprocher d’une volonté de répondre à une mode que d’un véritable désir de connaître et d’étudier.

Pour conclure, il est opportun de citer Jules-Émile Planchon (1823-1888), botaniste montpelliérain du XIXe siècle, qui s’est attaché à retracer l’histoire de la discipline dans sa ville natale : « L’heureuse situation de Montpellier sous un ciel clair et pur, les secours qu’on y trouve pour l’anatomie et la chimie, la terre féconde en plantes rares et singulières, le voisinage de la mer et la faculté d’entretenir commerce avec les divers sçavants du royaume, soit des autres états, par le moien du grand concours d’étrangers qu’il y a toujours dans cette ville, les mettoient en état de faire plus facilement qu’en autre endroit des observations et des recherches importantes et curieuses, dont l’université de médecine célèbre dans tout le monde ne pouvoit que recevoir un nouvel éclat.37 »

Montpellier tient une place importante au sein de l’histoire de la botanique : très tôt conscients d’un enjeu utilitaire des collections de plantes, les naturalistes ont largement participé à l’élaboration d’une science, de moins en moins subordonnée à la médecine, mais fondée sur l’observation et secondée par les collections. D’abord incluses dans les cabinets de curiosités, les collections de plantes des Montpelliérains sont très tôt associées à une science. L’observation, qui n’est plus seulement liée à la contemplation ou l’émerveillement, amène les collectionneurs à se servir de leur collection en tant que véritable outil de travail conditionné par l’ordre qui préside à son arrangement. Véritablement conscient de cet enjeu, André-Antoine Touchy, lui-même collectionneur montpelliérain expliquait : « La collection est un livre que le naturaliste déchiffre et explique d’un bout à l’autre, et dans lequel tout élève, tout amateur, doit pouvoir lire réellement le titre des chapitres, les numéros de paragraphes, c’est-à-dire la nomenclature de l’ouvrage »38.Les collections de plantes se suffisent alors à elles-mêmes, et montrent par leur distribution que se met en place un processus d’organisation même du regard. Les collections peuvent être considérées alors comme formes matérielles d’appréhension du monde, attestant de la place de l’homme face à son désir infini de comprendre. Mais cette démarche reste avant tout tributaire du protagoniste même de la collection, selon son propre « appétit », appétit de voir, appétit d’avoir, appétit de savoir.

Flore César, Université de Montpellier.

Notes de bas de page numériques

1 Paris, Bibliothèque Nationale de France, Fonds français, Ms 9538, f°241.
2 Krysztof Pomian, « Curiosité et science moderne », in Nouvelles curiosités, Digne, Musée Gassendi, 2003, p. 5-26.
3 Voir, entre autres, à ce sujet : Philippe Wolf (sous dir.), Histoire du Languedoc, Toulouse, éd. Privat, 2000.
4 A ce sujet, voir : Hubert Bonnet, La faculté de médecine de Montpellier : huit siècles d’histoire et d’éclats, Montpellier, Sauramps, 1992.
5 Emmanuel Le Roy Ladurie, Le siècle des Platter II : le voyage de Thomas Platter, 1595-1599, Paris, Fayard, 2000, p. 110.
6 Toute personne qui amasse dans une démarche volontaire un ou plusieurs types d’objet, quel qu’en soit le but, est alors considérée comme collectionneur.
7 Louis Dulieu, « Histoire de la botanique à Montpellier », in Catalogue d’exposition sur l’histoire de la botanique à Montpellier, Montpellier, Musée Fabre, 1981, p. 3.
8 Jules-Émile Planchon, Rondelet ou ses disciples ou la botanique à Montpellier au XVIe siècle, Montpellier, Boëhm et fils, 1866.
9 Voir communication précédente : Marie-Elisabeth Boutroue, « Le jardin des plantes de Montpellier au temps de Charles de l’Ecluse et Richier de Belleval ».
10 Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., 2000, p. 220-224.
11 Emmanuel Le Roy Ladurie, op. cit., 2000, p. 222.
12 Montpellier, Archives municipales, BB147, n°13, Marye f° 478-480.
13 Laurent Catelan semble avoir été en contact avec divers collectionneurs de curiosités, notamment avec Paul Contant, à qui il aurait offert un flamant rose. Paul Contant, Le Jardin et cabinet poétique, Poictiers, éd. Antoine Mesnier, 1609,Rennes, Presses Universitaires de Rennes, nouvelle édition 2004, p. 213.
14 Laurent Catelan, Rare et curieux discours sur la plante appelée mandragore : de ses espèces, vertus & usages, et particulièrement de celle qui produict une racine, représentant de figure, le corps d’un homme, qu’aucuns croyent celle que Josephe appelle Baaras & d’autres les téraphins de Laban, en l’escriture sainte, Paris, aux dépens de l’auteur, 1638.
15 Laurent Catelan, op. cit., p. 9-10.
16 Laurent Catelan, op. cit., p. 28.
17 Gérad Cholvy (sous dir.), Histoire de Montpellier, Toulouse, éd. Privat, 2001, p. 135.
18 Jean-Baptiste Lamarck, « Herbiers et herborisations », in Encyclopédie méthodique, Paris, Pancoucke, 1789, Tome III, p. 112.
19 Ce projet n’a jamais abouti. A ce sujet, voir l’article de Louis Dulieu, « Les Icônes de Pierre Richer de Belleval », in Monspeliensis Hippocrates, 1960, n°8, p. 13-21.
20 Antoine Magnol, Hortus Regius Monspeliensis, sive Catalogus Plantarum quae in Horto Regio Monspeliensi demonstrantur a Petro Magnol Regio Consiliario, in Alma Monspeliensium Medicorum Academia professore regio. Accesserunt novae plurimarum plantarum cum suis iconibus, descriptiones. Virtutes etiam juxta Neotericorum principia breviter explicantur, Monpellier, H. Pech, 1697.
21 Voir à ce sujet Jules-Émile Planchon, Pierre Richer de Belleval fondateur du jardin des plantes : discours prononcé à la séance solennelle des facultés le 15 novembre 1859, Montpellier, J. Martel aîné, 1869.
22 Pierre Richer de Belleval, Onomatologia seu nomenclatura stirpium quaen horto regio Monspeliensi recens constructo coluntur, Montpellier, Giletum, 1598.
23 Pierre Magnol, Prodomus historiae generalis plantarum in quo familiae plantorum per tabulas disponuntur, Montpellier, Pech, 1689, p. IV.
24 Jules-Émile Planchon,« Histoire de la vie et des ouvrages de M. Pierre Magnol, de l’Académie Royale des Sciences de Paris, Professeur dans l’Université de Médecine, et Inspecteur du Jardin des Plantes de Montpellier », in Languedoc Médical, février-avril 1884, p. 6-33, p. 7.
25 Jean de La Bruyère, « Les Caractères », in Oeuvres, Paris, G.E.F., 1865, Tome II, p. 135.
26 A ce sujet, voirJean-Marc Drouin, L’herbier des philosophes, Paris, Seuil, 2008.
27 François Boissier de la Croix de Sauvages, Methodus foliorum seu plantarae Monspeliensis juxta foliorum ordinem ad juvendam specierum cognitionem digestae, La Haye, 1751.
28 Son herbier, aujourd’hui conservé à l’institut de botanique de Montpellier, témoigne de son travail : il est le reflet de sa conception et l’illustre parfaitement.
29 Les travaux de botanique de Pierre Cusson ne furent jamais édités, mais furent tout de même utilisés par des botanistes postérieurs, d’après l’enseignement de celui-ci. Voir à ce propos : Charles Martins, Coup d’oeil sur l’histoire des botanistes et du jardin des plantes de Montpellier : discours d’ouverture du cours de botanique médicale prononcé le 17 avril 1852, Montpellier, Ricard frères, 1852.
30 Antoine Gouan, Hortus regius monpeliensis, sistens plantas, tam indeginas tum exoticas, 2200 ad genera relatas, Lyon, de Tournes, 1762. Voir aussi du même auteur, Explications du système botanique du chevalier Linné, Montpellier, Picot, 1787.
31 Antoine Gouan, Flora Monspeliaca. Sistens plantas n°1850 ad sua genera relatas et hybrida methodo digestos, Lyon, Duplain, 1765.
32 Voir à ce propos, Jean-Marc Drouin, op. cit., 2008.
33 Daubenton, « Cabinet d’histoire naturelle », in Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, Briasson, 17 vol., tome II, p. 489-492.
34 Junius Castelnau, Mémoire historique et biographique sur l’ancienne société royale des sciences de Montpellier, Montpellier, Boëhm, 1858.
35 Statuts de la société royale de Montpellier, s.l.n.d.
36 Alexandre Germain, Le président Jean-Pierre d’Aigrefeuille : bibliophile et antiquaire, Montpellier, Boëhm, 1862.
37 Jules-Émile Planchon, La botanique à Montpellier : une vie inédite de Pierre Magnol, par son fils Antoine Magnol, Montpellier, Boëhm et fils, 1884.
38 Montpellier, archives municipales, 1R, série non classée.