Cet article de Marie-Élisabeth Boutroue a été originellement publié dans « Curiosité et cabinets de curiosités », Neuilly, Atlande, 2004, p. 43-63.

 

Les cabinets de curiosités, qu’il s’agisse de ceux de la Renaissance ou de ceux qui ont suivi jusqu’au xviiie siècle, ont largement intéressé la critique. Certains d’entre eux sont justement célèbres, tant en raison de leur richesse que des personnalités qui les ont conçus ou visités ; d’autres, plus limités, ont beaucoup moins intéressé les historiens ((Les études classiques sur la question sont les suivantes : J. Von Schlosser, Die Kunst- und Wunderkammern der Spätrenaissance, 1908 ; A. Lugli, Naturalia et mirabilia: il collezionismo enciclopedico nelle Wunderkammern d’Europa, Milan, 1983 (éd. fr., Paris, Adam Biro, 1998) ; Macrocosmos in Microcosmo : die Welt in der Stube : zur Geschichte des Sammelns 1450 bis 1800, éd. A. Grote, Opladen, Leske & Budrich, 1994 ; The Origins of museums : the cabinet of curiosities in sixteenth and seventeenth century Europe, Oxford, Clarendon press, 1985 ; K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, xviexviiie siècle, Paris, Gallimard, 1987 ; A. Schnapper, Collections et collectionneurs dans la France du xviie siècle, Paris, Flammarion, 1988 ; P. Findlen, Possessing nature : museums, collecting, and scientific culture in early modern Italy, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1994 ; Stanze della meraviglia. I musei della natura tra storia e progetto, éd. L. Basso Peressut, Bologna, Clueb, 1997 ; P. Falguières, Les Chambres des merveilles, Paris, Bayard, 2003. Cette bibliographie n’est nullement exhaustive, à peine indicative. Le livre de P. Mauriès (Cabinets de curiosités, Paris, Gallimard, 2002) comporte des erreurs historiques.)). Avant d’envisager le cas particulier d’Ulisse Aldrovandi, il convient cependant de remarquer qu’il existe de nombreux textes explicitant le programme épistémologique de ces collections ((Des Inscriptiones de Quichelberg, aux remarques de Diderot. Ces dernières sont commentées par G. Olmi dans L’Inventario del mondo : catalogazione della natura e luoghi del sapere nella prima età moderna, Bologna, Il Mulino, 1992, p. 199.)) : j’en retiendrai deux, tardifs, qui ne sont pas les plus fréquemment convoqués mais qui ont été écrits par de bons connaisseurs de la question. Le premier émane du naturaliste Buffon et se trouve dans le premier discours sur l’Histoire naturelle ((Œuvres de Buffon avec la synonymie et la classification de Cuvier augmentées des observations et suppléments des plus célèbres naturalistes mises en ordre et annotées par J. Pizzetta…, tome premier, Paris, Parent Desbarres, 1868, p. 170. Ce texte est disponible en version numérique sur le serveur Gallica de la Bibliothèque nationale de France.)):

la plupart de ceux qui, sans aucune étude précédente de l’histoire naturelle, veulent avoir des cabinets de ce genre, sont de ces personnes aisées, peu occupées, qui cherchent à s’amuser, et regardent comme un mérite d’être mises au rang des curieux ; ces gens-là commencent par acheter sans choix tout ce qui leur frappe les yeux ; ils ont l’air de désirer avec passion les choses qu’on leur dit être rares et extraordinaires, ils les estiment au prix qu’ils les ont acquises, ils arrangent le tout avec complaisance, ou l’entassent avec confusion, et finissent bientôt par s’en dégoûter : d’autres au contraire, et ce sont les plus savants, après s’être rempli la tête de noms, de phrases, de méthodes particulières, viennent à en adopter quelqu’une, ou s’occuper à en faire une nouvelle, et travaillant ainsi toute leur vie sur une même ligne et dans une fausse direction, et voulant tout ramener à leur point de vue particulier, ils se rétrécissent l’esprit, cessent de voir les objets tels qu’ils sont et finissent par embarrasser la science, à la charger du poids étranger de toutes leurs idées.

Cette présentation de la réalité des cabinets de curiosités est sévère, la réprobation de Buffon devant des entreprises vaines ou intellectuellement contestables est tangible. Quelles que soient les personnes visées par Buffon dans ce texte, la dimension mondaine du cabinet de curiosités est une réalité incontestable de son temps. Et, au-delà des riches collectionneurs connus au xviiie siècle, c’est bien la question du sens de la collection et de son intégration dans une méthode de pensée scientifique qui est ici posée.

Le second texte, peu connu semble-t-il, qui évoque le problème du sens de la collection vient d’un dialogue fictif publié par Paolo Boccone en 1671 ((P. Boccone, Recherche et observations naturelles sur la production de plusieurs pierres, principalement de celles qui sont de figure de coquille, et de celles qu’on nomme corne d’Ammon, sur la petrification de quelques parties d’animaux. Sur les principes des glossopetres. Sur la pierre estoilée, et sur l’embrasement du Mont Gibel ou Etna arrivé en l’an 1669, Par M. Boccone, sicilien, qui en a fait à diverses fois le discours et les démonstrations, dans l’Académie de Mr. L’abbé Bourdelot, À Paris, chez Claude Barbin, au Palais, sur le second perron de la Sainte Chapelle, 1671. Ce texte est disponible en version électronique (mode texte) sur le site de la bibliothèque interuniversitaire de médecine, à l’adresse http://www.bium.univ-paris5.fr. Paolo Boccone, en religion Dom Silvio Boccone, moine cistercien à partir de 1682, est un des naturalistes les plus importants du xviie siècle. Ses travaux les plus admirés portent sur la flore méditerranéenne, sur la nature du corail ou sur les éruptions de l’Etna. Ses voyages l’ont conduit à parcourir toute l’Europe et il semble avoir vécu de cours particuliers donnés aux grands seigneurs qui lui assuraient aide et protection. On lui doit l’un des premiers herbiers de types, dont le meilleur exemple est aujourd’hui conservé à l’herbier national de Hollande à Leyde.)). Ce dialogue a des visées proprement publicitaires ; son but est de mettre en évidence les qualités scientifiques et pédagogiques de façon à obtenir un mécénat et il anticipe assez nettement sur les critiques de Buffon. Voici ce qu’écrit ce botaniste italien du xviie siècle ; c’est un seigneur non identifié qui s’exprime le premier :

Revenons maintenant à nostre discours sur la Physique : J’ay dessein d’amasser, et former un Cabinet curieux, afin que les gens d’estudes puissent examiner diligemment toutes les choses naturelles, qui peuvent servir, tant à la physique qu’à la Medecine.

Monseigneur, vous vous acquerrez en cela une reputation digne de vous, en travaillant aussi pour le bien public, et je m’asseure que tout le monde fera des vœux pour vostre prosperité.

Monsieur, vous qui avez quelque connoissance en ces choses, je vous prie de me donner un moyen pour y bien reussir, et me dites de quelle manière vous vous comporteriez s’il vous falloit faire de mesme ?

Monseigneur, pour vous obeir, je vous diray que cela seroit difficile à toutes autres personnes qu’à sa Majesté, parce qu’elle a des Ministres et sujets de grande conduite, et bien entendus, où à quelque personne de la première qualité comme vous, Monsieur, je vous assure que si vous aviez entrepris ce dessein vous en viendriez facilement à bout : Car si des personnes privées comme Imperatus et Calceolarius ont fait un assez beau recueil de ces choses exquises, à plus forte raison vous, Monseigneur, à Paris où la politesse et l’abondance de toutes ces choses rares et curieuses règnent depuis si long temps.

Descendons au particulier, et voyons comment vous vous y comporteriez.

Premierement, Monseigneur, je ferois chercher par toute la France, vers la marine, dans la campagne, dans les lieux où il y a des cabinets curieux, comme celuy de Monsieur Dhuisseau à Saumur, et de Monsieur Grabusat à Lyon ((Sans doute Isaac d’Huisseau, mieux connu pour son hypothétique participation à la publication de La Reunion du Christianisme, ou la maniere de rejoindre tous les Chrestiens sous une seule Confession de Foy, Saumur, 1670. Je n’ai pas identifié la collection Grabusat. Au reste, le passage à Lyon de P. Boccone est bien attesté par un autre moment du même discours où il précise qu’il a donné des cours dans cette ville. Le jardin botanique de Lyon conserve aussi un herbier de plantes sèches du même Boccone.)), pour faire venir tout à Paris, et non seulement des terres, des coquilles, des animaux, des petrifications ; mais encore ces monstres, et d’autres curiositez dignes d’être examinées selon ce qui se lit dans huit livres de Dioscoride, Pareus, Aldrovandus, Calceolarius, Caesalpinus, Gesnerus, Rondeletius, Bellonius, Imperatus, Wormius, Caesius, et autres semblables ((C’est-à-dire : Ambroise Paré, Ulisse Aldrovandi, Francesco Calzolari, Cesalpino, Conrad Gesner, Guillaume Rondelet, Pierre Belon, Ferrante Imperato, Ole Worm, Federico Cesi.)).

On ne peut bien perfectionner l’estude des choses de la Nature, qu’en les examinant dans le naturel, et dans l’original par des experiences frequentes ; Ainsi vous avez fort bien fait de penser à ramasser tous les materiaux ; il faudra employer des gens sçavans et adroits, pour voyages, tant dedans que dehors le Royaume, et par ce moyen on découvrira diverses choses rares et curieuses.

Pour faire voir la necessité de cette recherche, on doit considerer, qu’il y a plusieurs années qu’on ne sçavoit point, qu’il y eust en France des Mines d’Ametiste, et d’autres pierres dures, et cependant on en a découvert quantité. Apres cela, le commerce que la France a dans l’Inde peut rendre cette recherche plus etenduë et plus utile.

Vous m’avez satisfait, et je me souviendray de vous à la première occasion.

J’ai eu l’occasion ailleurs de commenter ce texte dont l’importance n’avait pas échappé à la lecture sagace de Paula Findlen ((P. Findlen, Possessing nature : museums, collecting, and scientific culture in early modern Italy, Berkeley, Los Angeles et Londres, 1994, p. 107-108.)). Outre le dessein de publicité personnelle qui est une spécialité de Paulo Boccone ((Le ms. 2039 de la bibliothèque interuniversitaire de médecine de Paris, qui renferme l’un des herbiers en impression naturelle fabriqués par le naturaliste italien, présente un feuillet qui a servi de support pour les essais d’impression après avoir été utilisé pour l’impression d’un placard à vocation publicitaire vantant l’excellence des cours dispensés par Boccone et l’habileté du professeur.)), on en retiendra plusieurs idées complémentaires parmi lesquelles la mention de cabinets datant d’une époque antérieure à celle du naturaliste sicilien, mais apparemment encore exemplaires de son temps. Les deux collections citées, celle de Ferrante Imperato et celle de Francesco Calzolari, remontent en effet à la fin du xvie siècle. La deuxième idée à retenir de cet ensemble est celle de l’utilité de telles collections entre échantillonnage de la nature et manifestation ostentatoire de curiosités mondaines. Comme lieu de visite, le discours de Paolo Boccone décrit un lieu ouvert au public, au moins invité, autant qu’un lieu de travail et d’observation pour les savants. La dernière idée qui retient mon attention dans ce texte concerne le rapport complexe entre les livres et les objets. Dans les livres de références cités par Boccone figurent tous les ouvrages qui constituent un outil de travail pour les naturalistes de la Renaissance et du xviie siècle. Je note en outre que, si l’on excepte Dioscoride, auteur antique que tous les botanistes ont en effet consulté depuis le haut Moyen-Âge jusqu’à la période qui est celle de Boccone ((La transmission et la réception de Dioscoride au Moyen Âge ont été étudiées tout particulièrement par J. Riddle, J. Stannard et C. Dubler. Pour la période médiévale, la connaissance de Dioscoride est d’abord mesurable par l’existence de copies en plus ou moins grand nombre. Il semble que l’une des premières mentions de Dioscoride dans un texte médiéval portant sur les plantes doive être cherchée dans le poème du pseudo Macer, dit Macer Floridus, texte datant selon toute probabilité du xie siècle, couramment attribué de nos jours à Odon de Meung.)), nombre des auteurs modernes ensuite mentionnés ont été eux-mêmes les heureux propriétaires de collections particulières. Ailleurs, le dialogue fictif de Boccone et du grand seigneur oblige à relativiser la prééminence de l’expérience sur le livresque, prééminence sur laquelle insiste P. Findlen ((P. Findlen, op. cit., p. 203.)). La méthode d’examen des plantes soigneusement décrite par Boccone associe étroitement l’examen direct des plantes et les références littéraires qui fondent la connaissance livresque d’un végétal. Même si l’on attribue un sens pédagogique à ce texte, il reste de l’ordre du programme méthodologique. L’expérience n’est jamais exclusive du texte. L’importance du phénomène de la collection a été bien mise en évidence pour la seule ville de Bologne par une étude récente de Raffaella Morselli qui dresse, en quelque sorte, l’inventaire des inventaires de collections bolonaises pour le xviie siècle ((R. Morselli, Repertorio per lo studio del collezionismo bolognese del seicento, Bologna, Patron, 1997.)). Fondée sur le dépouillement des archives de soixante-dix notaires, cette étude des inventaires après décès aboutit à un livre de plus de cinq cents pages. C’est dire si la collection constitue un phénomène majeur de l’époque ; c’est aussi montrer à quel point elle participe de l’univers culturel de la société cultivée italienne. C’est sur l’une des plus importantes d’entre elles qu’il convient ici de s’arrêter : celle du naturaliste bolonais Ulisse Aldrovandi, médecin de la seconde moitié du xvie siècle.

La littérature critique sur Ulisse Aldrovandi est l’une des plus abondantes sur le sujet ((La bibliographie que nous donnons ici n’est qu’indicative et non exhaustive. On se reportera en particulier aux études suivantes : G. Olmi, Ulisse Aldrovandi : scienza e natura nel second cinquecento, Trento, 1976 ; S. Tugnoli-Pattaro, Metodo e Sistema nel pensiero scientifico di Ulisse Aldrovandi, Bologna, Clueb, 1981 ; P. Falguières, Invention et mémoire : aux origines de l’institution muséographique. Les collections encylopédiques et les cabinets de merveilles dans l’Italie du xvie siècle, thèse de l’Université Paris I, 1988 ; G. Olmi, L’inventario del mondo, op. cit. De nombreuses publications récentes présentent les collections de dessins du musée. Parmi celles-ci on notera : Hortus pictus dalla raccolta di Ulisse Aldrovandi, Rome, Edizioni dell’Elefante, 1993 ; G. Olmi, L. Tongiorgi Tomasi, De piscibus : la bottega artistica di Ulisse Aldrovandi e l’immagine naturalistica, Rome, Edizioni dell’Elefante, 1993 ; AAVV, L’Erbario dipinto di Ulisse Aldrovandi : un capolavoro del Rinascimento, éd. A. Maiorino, M. Minelli, A. L. Monti et B. Neroni, supplemento al periodico mensile Flortecnica, 1995 ; Il Teatro della natura di Ulisse Aldrovandi, Bologne, Compositori, 2001. Chacun de ces ouvrages présente à la fois une sélection iconographique et des études critiques sur les principaux aspects du musée. Les tables de plantes, le catalogue des manuscrits et un choix de lettres sont aujourd’hui disponibles sous forme numérique à l’adresse www.pinakes.org.)). La critique, depuis le xviie siècle et jusqu’à aujourd’hui, a largement commenté la question de la constitution de la collection du médecin de Bologne. De nombreux travaux ont bien montré les spécificités du musée Aldrovandi qui demeure encore aujourd’hui l’un des mieux connus du monde scientifique italien de la fin de la Renaissance. Cette notoriété du musée Aldrovandi s’explique de plusieurs façons. La première explication vient de son exceptionnelle étendue. À coup sûr, il s’agit d’une collection privée parmi les plus importantes de l’époque, si l’on excepte les collections princières ou royales et celles du pape. Mais il s’agit aussi d’une collection qui appartient de plein droit à un dispositif de construction du savoir scientifique. Aldrovandi ne se contente jamais d’accumuler les objets : comme l’ont très bien montré nombre de spécialistes, il les décrit, il les classe et il les utilise au fil de ses traités, publiés ou restés inédits. C’est pour ma part ce dernier aspect qui m’intéresse le plus, celui des rapports étroits entre l’érudition livresque et la collection de realia ((Cet aspect n’est pas absent de la réflexion de la critique. Il est constamment mentionné dans les travaux de P. Falguières, P. Findlen, G. Olmi etc. On peut également renvoyer aux indications données par A. Lugli, Naturalia et mirabilia, en particulier, p. 80-81, 94 sq., pour le rapport entre l’organisation du lieu et l’utilisation à la fois secrète et érudite que le savant peut en faire. L’auteur rappelle aussi que l’Orbis sensualium pictus d’Amos Comenius définit le lieu de la collection comme celui de la méditation et de la construction du savoir. Sans entrer dans le détail de la problématique du lieu qui occupe une grande partie de la thèse de P. Falguières, je retiens comme point de départ de ma propre réflexion celle de l’utilisation de la collection, qu’elle comporte exclusivement ou non des livres. Je tenterai donc de montrer ici la déclinaison de cette thématique en prenant appui sur deux textes aldrovandiens, le Discorso naturale d’une part, la Farrago historiae papyri autrement connue sous le titre de Bibliologia d’autre part.)). On doit au souci d’explicitation systématique manifesté par le naturaliste bolonais de disposer de nombre de textes constituant au fil du temps une sorte de discours de la méthode du musée, pour son propre usage autant que pour les visiteurs et les correspondants ; et c’est de l’un des plus importants de ces textes qu’il convient de partir pour commencer le chemin.

Ulisse Aldrovandi, comme d’autres possesseurs de cabinets de curiosités, s’est intéressé aux problèmes de l’organisation et du sens du rassemblement de sa collection ((Sur ce point, G. Olmi montre dans L’inventario del mondo (op. cit., p. 205 sq.) de quelle façon les collections naturalistes privilégient l’ordre méthodique.)). Cette réflexion s’exprime particulièrement dans un texte intitulé Discorso naturale di Ulisse Aldrovandi, philosopho e medico, nel quale si ragiona in generale del suo museo et delle fatiche da lui usate per raunare da varie parti del mondo, quasi in theatro di natura, tutte le cose che in quello sono : et brevemente si discrive il modo di potersi raccorre insieme facilmente da ciascuno tutte le cose sublunari, come piante, animali et varie cose minerali ; et insiem tocca il modo di scopiri la cognition d’alcuni medicamenti incerti e dubbii on non poca utilità non solo de medici, ma d’ogn’altro studioso. Le texte est adressé à Giacomo Boncompagni ((Giacomo Boncompagni (1548-1612), fils naturel du pape Grégoire xiii. U. Coldagelli, dans la notice qu’il consacre à ce personnage dans DBI (Dizionario biografico degli Italiani), remarque que nombre de traités lui furent dédiés, écrits par les meilleures plumes de son temps.)).

Ce texte n’est pas un inédit. De nombreux historiens en ont déjà remarqué l’intérêt et il a fait l’objet d’une transcription, d’une édition et d’un commentaire par les soins de Sandra Tugnoli-Pattaro, en annexe d’un ouvrage publié en 1981 ((S. Tugnoli-Pattaro, op. cit., p. 173-232. L’auteur signale dans la bibliographie qu’elle avait d’ailleurs utilisé ce texte dans une précédente publication et le commente largement au fil de son étude. Les références dans les notes renvoient d’abord à la pagination du manuscrit. La pagination indiquée entre crochets renvoie à l’édition de Mme Tugnoli-Pattaro.)). Ce texte étant essentiel, je commence par en retenir rapidement quelques éléments au fil du texte. À juste titre, Sandra Tugnoli Pattaro souligne que le musée d’Aldrovandi est appelé microcosme par le naturaliste et qu’il s’agit de rassembler en un même lieu les divers objets exemplaires du monde réel. Aldrovandi commence en effet par cette idée ((La littérature critique sur l’idée du microcosme est infinie. Voir particulièrement K. Pomian, Collectionneurs, amateurs et curieux, op. cit., p. 60 sq.)) :

Ces objets, pour la plus grande partie, sont rassemblés et présentés devant les yeux, non seulement les objets réels, mais encore les objets peints, dessinés d’après le vivant dans mon petit monde de nature, que nuit et jour, sans céder ni à la dépense ni à la fatigue, de toutes mes forces, je cherche à enrichir et embellir, certain que cette partie du savoir a toujours été désirée par notre grand philosophe comme une partie très rare et très précieuse entre tous les autres sujets qu’il traita dans sa philosophie universelle des choses produites par la nature riche et ingénieuse. ((Discorso, p. 504 [p. 176] : « delle cose naturali, quali per la maggior parte si vedono raunate et poste innanzi a gl’occhi, non solo realmente, ma anchora in pittura, al vivo ritratte, nel mio picciol’mondo di natura, nel qual giorno e notte non perdonando né a spesa né a fatica, con ogni mio potere cerco di abbellirlo et arrichirlo, sapendo al certo che questa parte, come nobilissima et praeclarissima fu sempre bramata dal nostro gran’philosopho [Aristotele] come parte rarissima et preciosissima fra tutte l’altre cose da lui trattata nella sua filosofia universale delle cose prodotte dalla ricca et ingeniosa natura ».))

La présentation du musée, placé sous l’autorité incontestable d’Aristote, se définit dès l’abord comme une sorte de réduction du monde naturel. La suite du texte, comme l’annonce cette courte introduction, contient en effet un exposé de l’organisation du monde qui a pour corollaire la typologie des objets contenus dans le musée. L’ordre de l’exposé n’est pas seulement topologique ; il ajoute à la définition des catégories d’objets un ordre croissant de l’état de la perfection des objets qui organise doublement le monde naturel physique et sa perfection physique et métaphysique. Les plantes, moins parfaites que les animaux sont elles-mêmes présentées dans un ordre croissant de sophistication morphologique ((Discorso, p. 510-511 [p. 182] : « Dico, adunque, che fra il numero di quelle piante che insin’hora da me osservate sono, fra perfette et imperfette, arrivano al numero di cinque milia.)) :

Donc, je dis que le nombre de plantes que j’ai observées jusqu’ici, entre les plantes parfaites et les plantes imparfaites, avoisine les cinq mille.

Commençons par les imparfaites qui sont de cette nature parce qu’elles n’ont pas de feuilles. Tels sont les truffes, les cèpes, les plutées de cerf et le vingo ((Il s’agit là d’une série de champignons. Je traduis Cervini par plutées de cerf, en précisant toutefois que l’épithète cervinus, dans la nomenclature mycologique, s’applique à d’autres champignons. Je n’ai pas identifié le vingo. On trouve un assez grand nombre de champignons dans le tome vi de l’herbier peint et la nomenclature de ces cryptogames dans AAVV, L’Erbario dipinto di Ulisse Aldrovandi, p. 237-255.)) qui sont des racines qui naissent de la pourriture sous la terre. […] Outre les plantes que j’ai décrites comme imparfaites, qui sont au premier degré de l’imperfection et que nous désignons globalement comme imparfaites, il s’en trouve d’autres qui possèdent des feuilles, une racine mais qui ne produisent ni fleurs ni fruits comme la fougère, le capillaire de Montpellier, la langue de cerf et quelques autres qui se trouvent au second degré de l’imperfection. […] Parmi les plantes parfaites que j’ai observées, on trouve les arbres à fruits, les sous-arbrisseaux, les herbes. Parmi ces dernières, on distingue les céréales, les légumes et les herbes à proprement parler parmi lesquelles les comestibles.

Ces quelques extraits vaudraient simplement comme discours taxinomique théorique s’ils n’étaient clairement intitulés Esemplari raccolti nel theatro di natura, renvoyant ainsi à un élément matériel de la collection, et il ne s’agirait que d’un principe de rangement si les critères retenus ne renvoyaient précisément à une catégorisation des végétaux dans la nature. Comme on voit, la proximité du microcosme et du macrocosme se nourrit proprement de la pensée de classification, laquelle, on le comprend aisément – et Aldrovandi l’explique nettement –, dérive directement de la pensée aristotélicienne et théophrastienne. La dernière phrase, reprenant la répartition classique des plantes en arbres, arbrisseaux, sous-arbrisseaux et herbes est en conformité avec la taxinomie théophrastienne admise à l’époque. Plus intéressante encore est la fin de ce paragraphe qui intéresse directement les herbiers de plantes sèches :

Si nous prenons en compte le nombre des plantes des anciens décrites par les modernes, nous verrons que l’on arrive à peine à deux mille, et que, néanmoins, il en existe bien davantage, comme on le verra dans mes recherches sur les plantes que j’ai observées ; de même pourra-t-on les voir séchées et collées dans quatorze gros volumes si l’occasion s’en présente. Et ces mêmes plantes, parallèlement, lorsqu’elles sont fraîches, avec les fleurs, les fruits et les racines et toutes leurs autres parties constitutives, je les fais dessiner au plus près du vivant. ((Discorso,p. 511 [p. 182-183] : « Se consideraremo il numero delle piante degl’antichi et da moderni descritte, vedremo che appena arrivano al numero de due mila et, nondimeno, se ne trovano molto maggior’numero, si come si vederà nelle mie historie da me osservate, et parimente sensatamente vedere si possono esiccate et incollate in quattuordeci gran’volumi, che da ciascuno possono essere vedute quando viene l’occasion : le quali piante, parimente, quando sono verdi, con fiori, frutti, radici et con l’altre sue parti, le faccio depingere al vivo ».))

Dans cette organisation du microcosme, l’herbier prend sa place de multiples manières : meilleur, par hypothèse, que les représentations figurées, suffisant dans les cas où l’on n’a pas de moyen de croiser l’observation avec une description ancienne, ancrant une plante dans le réel quand elle n’est connue que sous une forme problématique. La forme ouverte de l’herbier, jamais achevé, comme celle de la collection rend ainsi possible l’ouverture du savoir sur le monde, et la prise en compte de son infinie diversité. Il serait aisé de montrer que cette forme était rendue nécessaire par l’apport de nouveaux objets naturels en provenance du Nouveau Monde. Mais cette explication, pour légitime qu’elle soit, ne suffit pas : la remarque d’Aldrovandi doit nous orienter aussi dans une autre direction. La supériorité numérique des plantes connues au temps de la Renaissance concerne aussi les végétaux les plus courants de l’Europe méditerranéenne. Pline l’Ancien expliquait très bien au livre xxv de l’Histoire naturelle que nombre de plantes n’avaient pas de nom. Cette bizarrerie explique notamment que la bourrache n’apparaisse pas dans les herbiers antiques. Le phytonyme latin borago n’apparaît que dans les textes médiévaux : János Stirling le mentionne chez Piero Crescenzi, et dans nombre des lexiques plus ou moins spécialisés qui constituent le Corpus Glossariorum Latinorum ((J. Stirling, Lexicon nominum herbarum arborum, fruticumque linguae latinae, Budapest, 1995, 4 vol.)). Carmelia Opsomer ne le voit pas dans les textes antérieurs au xe siècle qui forment son corpus ((C. Opsomer, Index de la pharmacopée du ier au xe siècle, Hildesheim–Zurich–New-York, 1989, 2 vol.)). Cette question de la non coïncidence entre le corpus antique et celui des plantes réellement observées, même en se limitant aux végétaux qui pouvaient être connus à l’époque de Pline et de Dioscoride, est un des pôles de la réflexion scientifique de la Renaissance. On trouve la même réflexion dans l’un des chapitres de la longue introduction de Jean Ruel à son De natura stirpium ((Jean Ruel, De natura stirpium, Paris, 1536. La question du nom des plantes est traitée au chapitre xx du premier livre, p. 90-117 de l’édition de 1536. Ce texte reprend en les développant les passages du livre xxv de l’Histoire Naturelle de Pline l’Ancien où les mêmes questions sont abordées.)). Dans ce cas aussi, si la pensée de Pline dans quelques chapitres bien connus de l’Histoire naturelle sert de fondation à la construction du discours scientifique, c’est la conscience du décalage entre la littérature ancienne et la réalité contemporaine qui en constitue le pilier central.

Les collections d’animaux font également apparaître une organisation matérielle qui renvoie directement au musée. À propos d’objets inanimés dans lesquels il doit se trouver essentiellement des minéraux, Aldrovandi écrit :

Il ne faut pas passer sous silence les deux armoires que j’ai fait construire avec beaucoup de soin et dans lesquelles sont rangées quatre mille cinq cent cinquante quatre tiroirs, que j’ai nommés cimiliarcho et pandechio des choses nées dans le monde inférieur. Ces tiroirs sont remplis de choses inanimées, produites dans les entrailles de la terre et sur sa surface. Ces objets épellent toute la philosophie des objets inanimés et la présentent avec clarté devant les yeux. ((Discorso, p. 522 [p. 193] : « Non è da tacere gli due armarii da me con grand’arte construtti, sendo rinchiusi in quegli quattromila cinquecento cinquantaquattro cassettini, i quali sono da me intittolati cimiliarchio et pandechio delle cose generate in questo inferior’mondo, tutte ripiene delle cose inanimate che si generano nelle viscere della terre et sua superficie. Le quali fanno compita tutta la philosophia de misti inanimati et davanti gl’occhi chiaramente la pongono ».))

Une fois encore, l’énumération des minéraux donne lieu à une classification dont le texte laisse entendre qu’elle est plutôt d’ordre intellectuel. Pourtant la fin de cette section du texte ramène assez brutalement le lecteur ou le visiteur, comme on préfère, à la réalité matérielle du musée :

J’ai voulu ici tracer à grands traits les genres d’objets inanimés de mon microcosme. Parmi les pierres, on en voit beaucoup peintes dans nos livres intitulés Figure delle pietre de figura determinata, que l’on peut facilement connaître par la peinture. ((Discorso, p. 529 [p. 199] : « Io ho voluto quivi darVe brevemente la delineatione delli generi delle cose inanimate del moi Microcosmo. Fra quali pietre molte se ne veggono, per havere figura determinata, depinte ne’nostri libri intittolati le figure delle pietre de figura determinata, che facilmente per la pittura conoscere si possono ».))

L’idée de microcosme et celle de l’exemplarité des échantillons retenus dans le musée débouchent sur d’autres considérations qui permettent de mettre nettement en relation la cueillette des échantillons et la constitution du savoir, notamment botanique.

Aldrovandi développe l’idée, courante au xvie siècle, que la collection naturaliste qui l’intéresse doit être enrichie d’échantillons prélevés au cours des voyages, les siens ou ceux que d’autres font. Cette disposition soulignée par le naturaliste doit être mise en relation avec le système des échanges constants entre les savants de l’Europe de la Renaissance, échanges qui font circuler dans les mêmes caisses les livres et les graines, les plantes et les pierres. Sur le versant du discours théorique, ces échanges signifient la nécessaire ouverture à l’infinité du monde naturel à laquelle tous sont éminemment sensibles.

Comme le rappelle régulièrement la critique, la chance du musée Aldrovandi, ce fut le testament du naturaliste qui légua au sénat de Bologne l’intégralité des collections à cette triple condition qu’elles ne soient jamais dispersées, que l’on poursuive la publication de son œuvre et que les collections soient ouvertes au public. Cette dernière condition explique que le registre des visiteurs du musée continue de croître, y compris après la mort du naturaliste. L’examen des noms de ce registre permet sans doute de préciser le statut de la collection comme instrument  de médiation et de construction des savoirs spécialisés auxquels elle donnait accès.

Les visiteurs du musée Aldrovandi apparaissent dans des listes manuscrites bien évidemment conservées avec la bibliothèque. Le manuscrit 110 du fonds par exemple classe les visiteurs en fonction de leurs titres et par ordre alphabétique ((Bologne, Biblioteca universitaria, ms. 110 : Catalogus virorum qui visitarunt Musaeum. L’ouverture des collections au public a été bien vue par la critique. Pour Aldrovandi, on se reportera par exemple à ce qu’en dit G. Olmi dans L’inventario del mondo, op. cit., p. 192 et 294.)). Le souci de classification exprimé par l’organisation de cette liste ne surprend pas ; il est à la mesure de la catégorisation du monde en vigueur dans l’ensemble de l’œuvre aldrovandienne. La classification distingue successivement des médecins, des étudiants et plus généralement des hommes de savoir ; mais elle fait également apparaître des prélats de l’Église, des nobles italiens, et plus généralement ce que le siècle suivant nommera d’honnêtes curieux. Dans cette première liste, procédant en quelque sorte selon l’orientation professionnelle des visiteurs, se distinguent des noms connus : celui de Carlo Sigonio ((Carlo Sigonio (1520-1584), helléniste et professeur de grec à Venise, puis d’éloquence à Padoue.)) par exemple, ou de moins connus comme celui du médecin Alfonso de Benavides ((Il ne s’agit pas nécessairement du théologien franciscain homonyme.)). Dans les catégories définies, on relèvera tout particulièrement le nombre très important d’étudiants qui semble confirmer l’utilisation pédagogique de la collection. Une deuxième liste est jointe à la première. Elle organise la liste des visiteurs en fonction de leur origine géographique. Ce qui frappe dès l’abord dans ce deuxième ensemble, c’est l’extrême diversité des origines ; il semble que l’Europe entière se soit donné rendez-vous et l’on trouve à côté d’un très grand nombre d’Italiens quelques Français. S’y côtoient un membre du conseil du roi, Jean Le Gay ; un abbé de La Rochefoucauld, un théologien nommé Annas de Guery ((Il s’agit peut-être de l’auteur du Traicté de l’excellence du sexe féminin et des prérogatives de la Mère de Dieu, Paris, 1635, signalé par Cioranescu.)) ; un médecin, Pierre de la Bistrate ((La famille de la Bistrate est établie dans le nord de la Bourgogne.)) ; un conseiller du Parlement, D. Parant, et, là encore, un assez grand nombre d’étudiants.

À côté de ces deux premières listes, il convient de signaler deux autres documents permettant de préciser les rapports établis entre le musée et ses visiteurs-utilisateurs. Le premier se poursuit largement au-delà de la disparition du naturaliste de Bologne. Il est formé de la réunion de papiers collés dans les registres rédigés de la main même des visiteurs du musée ((Bologne, Biblioteca universitaria, ms. 41 : Liber in quo viri nobilitate honore et virtute insignes, viso Musaeo quod Excellentissimus Ulysses Aldrovandus illustriss. Senatui Bononiensi dono dedit, propria nomina ad perpetuam rei memoriam scribunt. Ce livre d’or du musée, précise le catalogue, couvre un arc chronologique qui va de 1567 à 1644.)). Certains se contentent de dater et signer tandis que d’autres ajoutent une petite note. Par exemple le cardinal Caetani, en 1587 : « Henricus cardinalis Caetanus legatis bonnaniae vidit mirabilia naturae in studio doctoris Ulissis Aldrovandi, anno 1587 » ; ou après la mort du naturaliste en 1635, cette note de Pomponne de Bellièvre : “Ego Pomponius de Bellievre regis christianissimi legatus Ulyssis Aldrovandi studium variis naturae miraculis ornatum summa cum animi voluptate sum contemplatus X Kal. Nov. 1635”.

La lecture de ces notes du livre d’or du musée est édifiante à plus d’un titre. Les notes émanent le plus souvent de personnes qui ne sont pas des professionnels de l’histoire naturelle. Elles contiennent une série d’ingrédients finalement assez constants : émotion, admiration et joie (mais c’est peut-être la règle pour ce genre de documents) ; sensibilité au microcosme, c’est-à-dire du musée comme résumé de la création dans une perspective qui coïncide en effet totalement avec le dessein d’Aldrovandi.

Si ces listes de visiteurs éclairent l’historien sur la question de la renommée de la collection bien au-delà du territoire de Bologne, le dernier des documents que j’aimerais mentionner ici éclaire sur les conditions mêmes de la constitution de la collection. Il s’agit, là encore, d’une liste d’hommes illustres ayant permis, à un titre ou un autre, l’accroissement de la collection (( Bologne, Biblioteca universitaria, ms. 41.)). Cette liste se rapporte toujours directement aux objets et à la collection. Il s’agit de tous ceux qui ont indiqué une statue, montré une inscription, procuré une plante. Dans certains cas, l’étiquette s’étend jusqu’à devenir une véritable notice : par exemple pour le cardinal de Carpo qui signale à Aldrovandi les restes d’une statue gigantesque. Ou pour le cardinal Farnese, dont le palais entre Rome et Tibre est explicitement mentionné pour la statue d’Hercule. Cette première partie de la liste est alphabétique des noms de personnes, physiques ou morales. La seconde procède par le regroupement géographique des personnes. Par exemple le pharmacien Petrus Codelberg d’Anvers apparaît au fol. 235 et le médecin d’Arras Charles de L’Escluse à côté du médecin bâlois Jacob Zwinger ou du préfet du jardin de Padoue, le prussien Melchior Guilandinus. À Naples, Aldrovandi est redevable aux pharmaciens Porta et Ferrante Imperato. On trouve également Daniele Barbaro, le vénitien Bellagamba, le médecin de Venise Maranta, le véronais Calzolari ; le peintre Ligozzi, le pharmacien Giovanni Pona. Certains d’entre eux apparaissent aussi dans la correspondance d’Aldrovandi.

Le souci de mentionner les hommes qui ont permis le musée ou ceux qui par leur visite ont justifié son existence installe donc la collection aldrovandienne dans un espace intermédiaire entre constitution et communication du savoir. Il reste à montrer comment Ulisse Aldrovandi lui-même utilise les objets dans les traités qu’il rédige et, plus généralement, comment s’opère le lien entre les objets et les mots dans les manuscrits inédits ou publiés du naturaliste bolonais.

Sans doute la présentation au fil du texte du Discorso naturale que j’ai tout d’abord proposée était-elle beaucoup trop rapide ; mais le texte est donné – à bon droit – comme fondamental par Sandra Tugnoli Pattaro et il permet aisément de mettre en évidence l’organisation du musée en tant que tel.

Il fait plus encore : les catégories instaurées par Aldrovandi dans la description des objets sont aussi celles qui structurent très clairement les publications du naturaliste. On notera par exemple la mention systématique des animaux à nature double à la fin des classifications animales proposées dans le texte. C’est ainsi le cas pour les oiseaux dont Aldrovandi précise :

Il ne faut pas laisser de côté les oiseaux dont la nature est double. Parmi ceux-ci, il faut compter ceux qui sont bisulques et l’ongle fendu comme c’est le cas de l’autruche seulement ; on ajoutera dans les oiseaux de nature double la chauve-souris qu’Aristote nomme quadrupède atrophié, parce qu’elle a des dents, des oreilles et des mamelles pour nourrir son petit avec son lait, comme le font les quadrupèdes et les vivipares. ((Discorso, fol. 512v, p. 184 : « No è da lascare a dietro gl’ucelli di dubia natura, fra quali alcuni sonno bisulchi che hanno l’unghia fessa come il struzo solo, aggiogendo, appresso questi di dubbia natura, il pipistrello, detta da Aristotile quadrupede diminuto, havendo ancora egli li denti, orecchi, mammelle per nutricare il feto col suo latte, come i quadrupedi et vivipari ».))

L’Ornithologie adopte la même classification, mais Aldrovandi ne voit pas que les chauves-souris dans la catégorie des oiseaux ambigus ; aux autruches et aux chauves-souris, il ajoute les striges et les gryphons ((Sur la genèse de l’Ornithologie d’Aldrovandi, voir l’article de L. Pinon, « Entre compilation et observation, l’écriture de l’Ornithologie d’Ulisse Aldrovandi », Genesis, 20, 2003.)). De la même façon, pour les poissons, la prise en compte des organes de la respiration permet de classer dans des catégories différentes ce que le naturaliste nomme en latin ceti d’une part et cetacei de l’autre. La distinction permet de différencier les silures et les glanni d’une part, les baleines de l’autre. En résumant trop sommairement, c’est une façon d’introduire une classification dans l’ensemble des gros poissons. Mais cette classification a un corollaire, à la fois dans la pensée zoologique et dans la pensée philologique : elle est en effet au centre d’un autre traité, resté inédit, sur les silures et les esturgeons, à propos d’un poisson nommé tursio qui n’apparaît que chez Pline ((Pline, Histoire naturelle, ix. Il s’agit du tursio ou thursyon qui reste un hapax plinien. Aldrovandi revient plusieurs fois sur cette question dans son œuvre manuscrite. On se reportera par exemple au ms. 35, Ulyssis Aldrovandi historia sturionis ; ou au ms. 102 : Ulyssis Aldrovandi historia sturionis seu accipenseris antiquorum. Plus que de deux œuvres différentes, il s’agit de deux états différents de la rédaction également adressés à Camillo Bolognini.)). Ainsi présentée, la classification introduite entre les gros poissons est donc le lien qui permet d’un côté de commenter et de comprendre le texte incontestablement fautif de Pline et de l’autre d’avancer dans la description morphologique d’animaux que rapprochent leur taille, leur milieu de vie et la communauté des sources littéraires qui permettaient jusqu’alors de les décrire.

Ce qui est vrai des animaux se vérifie encore dans les autres traités, et, pour limiter mon propos à un petit nombre d’exemples, je vais chercher ceux-ci dans la Bibliologia, texte intitulé également par son auteur Farrago historiae papyri. Ce texte, dont je prépare actuellement l’édition, est un traité portant sur l’histoire de l’écriture, l’histoire des langues et celle des universités ((La Bibliologie, autrement intitulée par Aldrovandi Farrago Historiae papyri, constitue le manuscrit 124-82 de la bibliothèque universitaire de Bologne. Le texte a fait l’objet d’une publication très partielle dans deux articles assez anciens : A. Adversi, « Ulisse Aldrovandi, Bibliofilo, Bibliografo, e Bibliologo del Cinquecento », Annali della Scuola per Archivisti e Bibliotecari, n° 8, 1968, p. 85-181 ; et A. Adversi, « Nuovo appunti su Ulisse Aldrovandi bibliofilo, bibliotecario e bibliografo e sulla sua inedita Bibliologia », La Bibliofilia, n° 68, 1966, p. 51-90. La rédaction de ce texte semble avoir mobilisé toute l’énergie du naturaliste de Bologne qui fait état de l’importance de son travail dans la correspondance ; voir par exemple ms. 6, fol. 120.)). Le point de départ de ce traité est une question posée par Camillo Paleotti, par ailleurs destinataire de nombreux autres textes dans les manuscrits Aldrovandi. La réponse d’Aldrovandi présente cette caractéristique de ne pas être véritablement construite, en partie parce que le texte est resté inachevé ((Ce qui ne signifie pas que le texte doit être compris comme confus. Aldrovandi en souligne lui-même la cohérence dans sa correspondance – voir ms. 6, fol. 120 : « nella bibliologia dove con accasione del papiro de gli antichi vengo parimente a parlar dell’antichita delle lingue et qual fosse la prima con che parlava il notro primo padre Adamo, essendo necesario che tutto cio che si scribe et ragiona si dica in qualche sorte di linguaggio, perche altrimenti non potiamo esprimer bene i concetti varii dell’animo nostro ».)). Elle s’organise en quelque sorte circulairement autour de son objet, et, s’il est possible de déterminer de grands blocs thématiques dans les mille cinq cent pages du texte, les chapitres, quelquefois répétitifs, traitent le sujet dans une logique en forme d’ellipse. Le point de départ du traité est un commentaire sur le passage du livre xiii de l’Histoire Naturelle dans lequel Pline décrit la fabrication du papier de papyrus et les différentes qualités de papier en énumérant les usages auxquels ils répondent. Il est question à plusieurs reprises du musée dans ce contexte. Le premier exemple vient d’un passage dans lequel Aldrovandi, avant d’en arriver à la question de l’identification du papyrus des anciens, examine les autres supports de l’écriture connus dans l’Antiquité. Il évoque tout d’abord le cas de ce livre écrit sur un intestin de dragon qui contenait toute l’Iliade et toute l’Odyssée.

Non restero di dire che ancora sono stati fatti l’idoli appresso l’antichi da intestini di alcuni animali si come testifica Io. Zonarra nel terzo libro de suoi Annali, che nel tempo che regnò Basilische fu un gran incendio in Constantinopoli et fra l’altri edifitii brusciò la Bibliotecha nella quale erano inclusi cento vinti mila pezza volumi di libri fra quali scrive che vi era un intestino di dracone di longhezza di cento venti piedi dove era scritto tutta l’Iliade et Odissea d’Homero  con l’Historia di tutte le cose fatte delli homini grandi et illustri.

L’histoire est belle, mais comme l’écrit Aldrovandi, elle provient en réalité d’un passage de l’historien byzantin Zonaras ((Historien et canoniste grec du xiie siècle. Ses Annales vont du commencement du monde jusqu’à la mort d’Alexis Commène en 1118. Une traduction en français et une traduction italienne de cet ouvrage parurent en 1560. Cette première traduction italienne fut suivie d’une autre à Venise en 1564, puis d’une réimpression en 1570. Aldrovandi dispose dans sa bibliothèque d’un exemplaire de la traduction vénitienne de 1564; il porte aujourd’hui la cote [Aula M. E.VII.18]. Le passage auquel Aldrovandi fait allusion se trouve au livre xiv, cap. 52, p. 1212 du tome 134 de la Patrologie de Migne.)). Cette histoire resterait de l’ordre de l’exemplum si elle n’était rapportée par un homme de science. Or, pour un naturaliste quelque peu soucieux de vérifier le caractère plausible de ce récit, il importe de vérifier que la taille d’un intestin de dragon permettait une telle copie. C’est alors un recours à un objet qui provient non de sa propre collection mais de celle du grand-duc de Toscane :

a proposito di cosi gran serpente ho visto appresso il Serenissimo gran ducca di Toscana una spoglia di serpente di molte braccia longho et largo nel quale è verisimile che’l suo intestino fusse ancora di gran revolutione.

Il faut interpréter ce passage selon deux logiques complémentaires. D’un côté, la mention de ce passage dans un traité où il n’est par ailleurs nullement question ni des dragons, ni de Zonaras est un des signes de la volonté de traitement exhaustif des sources, fussent-elles très secondaires, caractéristique de la méthode perceptible dans tous les traités d’Aldrovandi. L’autre aspect est le sens du recours à l’objet dans une discussion qui prend appui sur les sources textuelles. La mention de la peau de serpent conservée dans les collections du grand-duc de Toscane joue non comme une validation de la belle histoire rapportée par Zonaras mais comme un complément à la seule validation logique. Le musée apporte une confirmation, comme l’explique très clairement le naturaliste, de l’ordre du vraisemblable et seulement du vraisemblable.

Le naturaliste en vient ensuite à la question des tablettes de cire qu’on utilisait à l’aide de stylets. La première référence, comme c’est souvent le cas chez Aldrovandi, provient de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. Elle est suivie par des considérations descriptives sur les tablettes de cire :

Ces tablettes portaient des noms distincts. Certaines étaient dites quintuples, d’autres triples, d’autres doubles, selon le nombre de feuillets qu’elles contenaient. Elles pouvaient également ne pas être toutes fabriquées avec le même matériau. Certaines étaient fabriquées en bois de cèdre, d’autres en ivoire, d’autres en os et d’autres encore en parchemin. Elles pouvaient aussi être de couleurs variées, certaines jaunes, d’autres vertes, couleur du safran ou couleur chair. ((Farrago, p. 10 : « Et questi pugilari erano distinti con varii nomi; altri erano chiamati quincuplici, altri triplici, altri duplici, dal numero delle foglie che contenevano; et questi pero non erano tutti d’una medesima materia perché altri erano fatti di cedro, altri d’avorio, altri di busso et altri di membrane. Erano parimente di diversi colori perché alcuni erano gialli, altri verdi, altri di colore di zafrano, altri di carnesino ».))

Cette fois, c’est la variété des couleurs qui semble étonnante et c’est donc elle qui suppose une vérification. Voici comment Aldrovandi la décrit : « Aujourd’hui encore, on fabrique des parchemins de couleurs diverses comme on peut le voir sur les exemplaires de mon musée qui me furent donnés par le grand-duc de Toscane » ((Farrago, p. 13 : « hoggidi ancora se ne fanno di membrane di diversi colori si come si può vedere alcune nel mio Museo donatime dall’altezza del gran ducca di Toscana ».)).

L’évocation de l’instrument scripteur pour écrire sur les tablettes est ensuite l’occasion de renvoyer le lecteur à l’histoire du martyr de saint Cassien, mis à mort, comme le rappelle Prudence, par ses élèves et devenu depuis le patron des enseignants ((Prudence, hymne ix, v.13-16 : « Autour de lui d’innombrables enfants (spectacle pitoyable) enfonçaient, fichaient dans son corps les petits stylets avec lesquels ils avaient l’habitude de remplir rapidement leurs tablettes enduites de cire, en écrivant sous la dictée les paroles du maître » (trad. M. Lavarenne, éd. De la C.U.F.).)). Il faut ajouter que la question des tablettes de cire, comme du reste beaucoup des questions relevant de l’histoire de l’écriture, était de celles qui pouvaient durablement intéresser le naturaliste ; on en trouve d’autres traces dans les manuscrits, tout particulièrement dans une lettre adressée à V. Pinelli et soigneusement recopiée ((Bologna, BU, 124-5. La lettre à Pinelli est encore le lieu d’un important développement sur les tablettes, qu’elles soient de cire, de bois ou de parchemin.)).

Ces deux exemples invitent à reconsidérer le rôle du musée dans la pensée d’Aldrovandi aussi bien que dans la construction du savoir. Si, comme le montre abondamment le Discorso naturale, le musée est une pièce de la reconstruction du monde, l’objet dans le musée, convoqué par le naturaliste dans le cours de son argumentation, joue comme indice supplémentaire, comme caractérisant de l’objet, ou, si l’on préfère l’image, comme une simple pièce d’une reconstruction de puzzle en version kaléidoscopique. Ces rapports de l’objet et du savoir, de la place des res au regard des verba ont été fréquemment soulignés et interprétés par la critique ((L’étude fondamentale est celle publiée par G. Olmi, « Osservazione della natura e raffigurazione in Ulisse Aldrovandi », dans L’Inventario del mondo, op. cit, p. 21-161.)). Patricia Falguières, qui définit la collection encyclopédique comme l’une des modalités des lieux communs, met particulièrement en évidence le statut des images dans l’œuvre aldrovandienne aussi bien que dans le musée ((La question avait été également posée par A. Lugli, op. cit., p. 162.)). Elle réfute, à juste titre, l’idée selon laquelle l’image serait une simple redondance du texte et y voit tout à l’inverse « un moyen de lecture, de scansion du texte, un moment dans la procédure de mémorisation » ((P. Falguières, Invention et mémoire, op. cit., p. 334.)). Le rapprochement avec les arts de mémoire constitue l’un des fils directeurs de sa lecture des collections encyclopédiques. On doit pouvoir entrer encore plus dans les détails. S’agissant des images des objets, il conviendrait alors de remarquer qu’elles sont elles-mêmes des objets interprétatifs. Sans doute a-t-on pu souligner le soin extrême pris par Aldrovandi pour aboutir à des représentations des objets naturels au plus près de la réalité et sans doute l’observation des planches et des bois conduit-elle à confirmer ce soin particulier. Mais le cas d’Aldrovandi est assez exceptionnel. La lecture la plus élémentaire des correspondances de naturalistes de la Renaissance suffit à mettre en évidence la difficulté de réalisation de ces images. Les naturalistes se plaignent successivement de ne pas trouver le peintre suffisamment expert, le graveur suffisamment soigneux quand ce n’est pas l’imprimeur suffisamment généreux pour autoriser la confection de jeux de bois botaniques plus proches du réel. La correspondance d’Aldrovandi contient quelquefois ce genre de remarques en forme de déploration, mais elle n’est pas la seule. La correspondance de Charles de L’Escluse et celle de Matthias de L’Obel le disent également, pour ne citer que deux des contemporains les plus célèbres du naturaliste bolonais, et d’une façon beaucoup plus véhémente ((Les lettres de Mathias de L’Obel ou plutôt quelques-unes de ces lettres ont été publiées par Armand Louis en annexe de son étude biographique sur L’Obel. Les archives du musée Plantin d’Anvers conservent en outre des lettres de Charles de L’Escluse qui se plaint de ne pas parvenir à faire fabriquer des planches botaniques propres et exactes.)). Dans ces conditions, et avant toute interprétation, l’image est en effet souvent disqualifiée comme simple redondance. On admettra qu’elle ait une valeur indicielle, en incluant dans le champ des réalités potentiellement désignées par l’image les textes aussi bien que les realia. Il faut donc tomber d’accord avec P. Falguières et interpréter une image d’iris portant des fleurs de plusieurs couleurs ou à l’inverse juxtaposant des plantes successivement d’une seule couleur comme renvoyant tout à la fois à la réalité des iris et à la controverse sur ses couleurs, largement développée, par exemple, dans les lettres médicinales de Giovanni Manardi. Il faut encore accepter l’idée que la représentation de la mandragore joue comme élément structurant la mémoire ((Sur la littérature concernant la mandragore et d’autres plantes anthropomorphiques ou zoomorphiques au Moyen Âge, on se reportera par exemple à l’excellente synthèse qu’en a donné E. Pariaud-Seguin dans sa thèse (Plantes zoomorphiques et anthropomorphiques au Moyen Âge, thèse inédite, 2002).)). Il reste que le système, tout organisé qu’il paraisse dans cette présentation, est sans doute infiniment plus complexe : ainsi les lexiques botaniques, dont la destination pédagogique et mnémotechnique est clairement attestée, par exemple dans la préface que Conrad Gesner rédigea pour les tables publiées par David Kyber, ne sont pas illustrés. Ils sont en revanche assez fréquemment polyglottes, renvoyant ainsi à une autre des réalités fréquemment mentionnées par les critiques : celle de la coexistence entre des mots latins et des mots vernaculaires.

Il arrive même que, ainsi convoqué dans un discours théorique, l’objet et son image soient en quelque sorte décatégorisés. L’un des meilleurs exemples, toujours pris dans la Bibliologia, concerne précisément le papyrus. Les deux cents premières pages du texte traitent de la question véritablement complexe de la détermination de la plante utilisée par les anciens pour fabriquer du papier. On comprend bien que, pour mériter un traitement dans une durée pareille, il fallait que règne véritablement la confusion. Pourtant, il était possible de voir directement le papyrus en Sicile, pourtant Melchior Wieland en avait observé directement en Égypte, pourtant il s’en trouvait, encore plus simplement, dans le jardin botanique de Pise. Il était donc sans doute assez aisé pour un naturaliste aussi aguerri qu’Ulisse Aldrovandi, qui se révélait ailleurs capable de rassembler les meilleures raretés, de trouver ici ou là une ombelle de papyrus, un morceau de la fameuse tige triangulaire ou un échantillon du rhizome. On ne trouve cependant pas d’image du papyrus dans l’Hortus pictus, ou plutôt, la seule image qui ressemble à du papyrus n’est pas identifiée comme telle et pose à son tour un problème de détermination dont voici à peu près les termes ((Hortus pictus, t. ix,  pl. 374.)) : la planche de l’herbier peint est intitulée combretum Plinii et présente un synonyme, herba luciola Hetruscis. Il faut commencer par la première détermination. Le Combretum ((Et non pas lombretum comme transcrit l’Erbario dipinto di Ulisse Aldrovandi, p. 327.)) apparaît deux fois au livre xxi de l’Histoire naturelle de Pline l’Ancien. La plante est d’abord décrite, à la suite du baccar qui est, d’après J. André, l’immortelle jaune ((Voir note 1, p. 103 de l’édition de la C.U.F. L’éditeur précise le rapport entre la description de Diosocoride et celle de Pline en rassemblant les éléments de ce qui n’est pas absolument une diagnose : « Les racines ressemblent à celles de l’hellébore noir, leur odeur est proche de celle du cinnamome ; il aime les sols maigres et dépourvus d’humidité ».)). Comme souvent dans les textes anciens, la description procède par analogies et différences : « on appelle combretum une plante qui lui ressemble beaucoup ; ses feuilles vont s’amincissant jusqu’à devenir des fils ; elle est plus haute que le baccar » ((Pline, NH, xxi, 30 [chap. xvi]. La traduction est celle de J. André.)). Dans sa note, J. André rappelle que la détermination du combretum a posé quelques problèmes de traduction. Littré suggérait un jonc et proposait juncus marinus L. dont, rappelle-t-il, un article de P. Fournier a montré qu’il n’existait pas. Il suggère alors une autre immortelle à feuilles étroites et particulièrement helychrisum angustifolium ou helichrysum orientale, plus haute.

J’ignore s’il faut ou non lire dans le texte de Pline la mention d’une immortelle. La suite de la note de J. André admet que le texte est particulièrement peu sûr dans ce passage, et, pourrait-on ajouter, dans une grande partie du livre xxi ((La tradition textuelle du livre xxi, comme c’est le cas dans la plus grande partie des livres médicaux de l’Histoire Naturelle, est particulièrement maltraitée par les manuscrits recentiores du texte de Pline. Les omissions, les sauts du même au même, partiellement comblés, les erreurs grossières sur les noms des plantes et les erreurs de segmentation des paragraphes sont directement à l’origine des difficultés rencontrées par les éditeurs. Aldrovandi utilise plusieurs éditions de l’encyclopédie plinienne. L’une d’entre elles, publiée à Lyon en 1553, est particulièrement annotée. Elle représente assez bien la vulgate plinienne de la seconde moitié du xvie siècle. L’examen attentif des commentaires textuels du naturaliste dans la Farrago permet cependant de mettre en évidence l’utilisation d’autres éditions de Pline, en latin et en traduction italienne.)). Ce qui est certain, en revanche, c’est que l’image d’Aldrovandi, à l’entrée Combretum, ne saurait renvoyer à une immortelle. Il faut donc en conclure qu’Aldrovandi, et probablement nombre de ses contemporains, recevaient autrement le texte de l’Histoire naturelle et, par voie de conséquence, le savoir plinien. On peut malgré tout essayer de poursuivre le débat plus avant. L’équivalence entre Combretum Plinii et Herba Luciola existe ailleurs que chez Aldrovandi. On la trouve chez C. Bauhin ((C. Bauhin, Pinax, p. 7b.)) où elle est donnée comme équivalant à Gramen hirsutum capitulo globoso, pas à papyrus ((Les autres équivalences lexicales renvoient à John Gerard et à Tabernaemontanus.)). C. Bauhin précise en outre que les deux termes de la nomenclature existent chez Anguillara d’une part, Césalpin d’autre part. L’image d’Aldrovandi conservée dans son musée est donc signifiante à des degrés variés : elle identifie clairement Combretum Plinii à un jonc ; ce jonc est rapproché d’une nomenclature qui doit sans doute au Pinax de C. Bauhin ; l’absence de rapprochement avec le papyrus de Pline, en dépit des similarités d’ombelles, doit renvoyer à un rapprochement qu’Aldrovandi ne fait pas. Si l’on ajoute à l’absence de rapprochement dans les images le fait que le papyrus est bien, dans l’esprit du naturaliste de Bologne, une plante dont la détermination est problématique, il faut alors conclure que les caractères discriminants du papyrus sont ailleurs. C’est la tige trigone qui fait la différence, avec la hauteur de la plante et la structure interne de la tige qu’Aldrovandi décrit d’ailleurs d’une façon assez étrange ((Il écrit dans la Bibliologia que la tige du papyrus se présente « a guisa di una cipolla », c’est-à-dire en forme d’oignon. La tige du papyrus est formée de canaux disposés longitudinalement; on n’y voit nul enroulement d’enveloppes successives. Césalpin retient aussi la forme de la tige comme élément discriminant dans la détermination du papyrus des anciens.)).

C’est dans l’herbier de plantes sèches, qu’il considère à juste titre comme un pan de son microcosme, que l’on retrouve le papyrus. Il s’agit à présent de papier, et plus précisément, d’un fragment de papyrus hiératique, sur lequel on distingue nettement la déesse Maat soutenant la voûte céleste. La plante réelle a disparu et l’objet joue métonymiquement le rôle d’un rappel de son rôle historique selon une forme dont le moins qu’on puisse dire est qu’elle ne convient pas absolument à la catégorie du microcosme dans laquelle elle s’inscrit pourtant ((Il n’est pas interdit de voir dans cet éclatement des représentations des choses une sorte de pendant à l’éclatement des mots décrit par P. Falguières dans sa thèse (voir Invention et mémoire, op. cit., p. 275 sq.), à propos de l’utilisation de l’ordre alphabétique dans les carnets d’Aldrovandi.)). Dans ce cas précis, les objets, les images et les textes s’enroulent ensemble au fil des chapitres et tissent ainsi à la fois le texte de la Bibliologia et l’idée qu’on pouvait avoir de la réalité du papyrus à la fin de la Renaissance. Pour le papyrus, comme pour beaucoup d’autres objets, on ne peut pas ignorer que la conscience des res et la détermination des objets passent obligatoirement par la sédimentation des savoirs et la mise en perspective des objets de la collection aussi bien que des représentations dont Aldrovandi, moins que quiconque, ne peut ignorer la caractère quelquefois approximatif. Plutôt que de chercher à organiser dans un système démonstratif que l’infinie « variété des choses » rendrait nécessairement incomplet, le rassemblement des choses, des images et des mots, dans une structure souple et mouvante invite le naturaliste à tenter de saisir les choses en révélant, comme cela a été bien montré, totalement disponible et perméable à la totalité de leurs manifestations ((Sur ce point, je renvoie à F. Charpentier, J. Céard et G. Mathieu-Castellani, « Préliminaires » dans La Curiosité à la Renaissance, Paris, Sedes, 1986, p. 17.)).

Ailleurs, dans le texte de la Bibliologia, il est encore question du papyrus et d’un objet que le naturaliste possède effectivement :

Je possède dans mon musée une très belle tige de section triangulaire que j’utilise comme bâton d’appui. […] Ce bâton est un don du très célèbre cardinal Paleotti. Seules les tiges les plus petites ont été apportées en Italie parce que celles qui sont de taille supérieures ne sont pas adaptées pour être utilisées par des personnes âgées ou malades. Les plus grosses étaient tout à fait aptes à la fabrication du papier. Ceux qui pensent que la canne indienne est du papyrus se trompent : la canne indienne a une tige ronde et noueuse ce qui n’est pas le cas du papyrus. ((Farrago, p. 42 : « Ho io nel mio museo un bellissimo fusto di figura triangulare qual adopro per bastone per appogio […] questo mel dono l’Illustrissimo Cardinale Paleoti. Venghano portati in Italia solamente questi fusti più piccioli perché i più grossi non son atti ne commodi per servissene i vecchi et convalescente queli più grossi erano attissimi a far carta. Fanno errori quelli che credono che la canna indiana sia il papiro essendo quella rotonda, et nodosa, le quali notte non sono nel papiro ».))

Il serait assez simple d’accumuler les exemples. Remarquons que dans le texte ci-dessus, Aldrovandi ne dit pas complètement qu’il dispose d’un morceau de tige de papyrus mais seulement d’un bâton à section triangulaire qu’il a eu la curiosité d’observer. On ne peut en effet pas considérer le recours à l’objet-exemplaire que constitue la plante du musée comme relevant simplement du recours à l’expérience, réputée lever l’ambiguïté : l’objet ici s’inscrit dans un schéma dialectique permettant d’aller des textes aux objets, des objets à l’expérience, de l’expérience au discours et réciproquement. Le cas est si net en l’espèce qu’on trouve un peu plus loin l’explication de ce recours, vu cette fois sous l’angle de la critique textuelle. Il s’agit alors d’examiner la question de la traduction de Théophraste de Théodore Gaza. Sans doute n’est-il pas inutile de préciser que cette traduction qui remonte au milieu du xve siècle est bien la seule qui circule notablement pendant tout le siècle suivant. Cela ne signifie nullement que la Renaissance ne se soit pas intéressée à la lettre du texte de Théophraste : on doit à Jacques Daléchamps, par exemple, une autre traduction de l’Historia Plantarum ; mais ce texte est resté inédit et la comparaison précise des deux traductions reste à faire. Pour Aldrovandi, il est donc d’autant plus nécessaire de prendre en compte le problème de la traduction qu’il en connaît les limites, qu’il sait le grec, suffisamment pour être sensible à la question de la précision des traductions qui engagent un point de vue sur la morphologie des plantes et qu’il réfléchit précisément sur une question de typologie du réel et de distribution de la nomenclature ancienne. Voici donc ce qu’on lit dans la Farrago :

Il faut dès l’abord prévenir que dans la traduction de Théophraste par Théodore Gaza, au chapitre du papyrus, on lit triquetros angulatos. Le mot angulatos ne se trouve pas dans le texte grec de Théophraste où on lit seulement ôñßãùíïõò qui signifie triangulaire parce que s’il est triangulaire, il s’ensuit tout naturellement qu’il est aussi anguleux. Le mot angulato est donc inutile et s’il s’était trouvé dans le texte grec, on aurait dû lire  ãùíéþäç qui est le mot que Dioscoride utilise au chapitre iv du livre i, lorsqu’il dit que le cyperus a le même fût que celui du jonc odorant, mais plus grand d’une brassée et anguleux. Et c’est à bon droit que Dioscoride utilise le mot  ãùíéþäç pour signifier anguleux englobant ainsi plusieurs espèces de souchets dont certaines ont un fût triangulaire et d’autres quadrangulaire comme je l’ai souvent observé ; mais en disant « anguleux », il intègre l’une et l’autre espèce et je le confirme moi-même par Cornelius Celsus qui appelle jonc  quadrangulaire, le souchet : Sans doute, s’il avait connu le souchet triangulaire, il n’aurait pas restreint à cette seule espèce et il aurait utilisé le mot “anguleux” comme Dioscoride l’a fait pour évoquer les deux espèces. ((Farrago, p. 40 : « Primeramente si ha da avertire nella traduzione di Teodoro Gaza nel capitolo del papiro di Teofrasto che traduce triquetros, angulatos, che la voce ‘angulatos’ non si trova nel testo greco di Teofrasto, ma solamente ôñßãùíïõò che vuole dire triangolare perché essendo triangolare segueba necessariamente che è angoloso ; però è superflua quella parola angolato la quale se fosse nel greco devrebbe dire ãùíéþäç la qual voce usò Dioscoride nel 4 capitolo del cipero, libro primo, dove dice che’l cipero ha il fusto del gionco odorato, di altezza d’un braccio maggiore et angoloso ; è con gran’ giuditio usò Dioscoride questa voce ãùíéþäç cioè angoloso per abracciare varie sorti di ciperi ; ritrovandosi alcuni che hanno il fusto triangolare et altri quadrangolare si come io ho osservato molte volte però dicendo angoloso abbracia l’una et l’altra specie [p. 41] et questo io lo confermo per Cornelio Celso qual chiama il cipero gionco quadrato. Et se forse havesse conosciuto il triangolare non l’haverebbe ristretto a questa specie sola; et havrebbe detto angoloso come fece Dioscoride per abbraciare l’una et l’altra specie ».))

La question de l’importance des traductions dans l’architecture générale de la construction du savoir chez Ulisse Aldrovandi a été mise en évidence par P. Falguières qui y voit une des manifestations de ce qu’elle appelle l’exigence philologique, ailleurs qualifiée de perturbatrice de la nomenclature héritée de l’Antiquité ((G. Olmi souligne l’intérêt du naturaliste pour la connaissance des langues anciennes permettant un accès direct aux textes dans Ulisse Aldrovandi : Scienza e natura nel secondo Cinquecento, op. cit., en particulier p. 30 sq.)). Il faut souscrire à cette analyse, tout en remarquant que la question de la traduction, notamment en ce qui concerne Dioscoride et Théophraste, mériterait un examen  beaucoup plus approfondi, ne serait-ce que parce que la configuration des problèmes posés par la transmission d’un texte particulier n’est pas extensible sans précautions aux autres. Pour Dioscoride, par exemple ((Sur la question de la transmission de Dioscoride, il faut renvoyer globalement aux travaux de J. Stannard, A. Touwaide, C. Dubler et C. Beutler. On trouvera un état de la question en Italie dans le recueil collectif publié par S. Ferri, Pietro Andrea Mattioli : la vita, le opere, Pérouse, 1997.)), la traduction majoritairement en circulation pendant la Renaissance est celle de Jean Ruel. Mais la tradition textuelle de Diosocoride, indépendamment de l’exigence philologique générale, est surtout perturbée par la mise en circulation du manuscrit de Diosocoride aujourd’hui nommé Dioscoride de Vienne. L’arrivée du plus ancien témoin de Dioscoride en Europe est le fait des ambassades d’Ogier de Busbecq et des négociations de son médecin. Matthiole, l’un des principaux transmetteurs de Dioscoride au xvie siècle, signale ce document, et si l’on constate bien des écarts de traduction d’une édition à l’autre, il n’est pas toujours mentionné qu’ils sont dus à la prise en compte de témoins nouveaux du texte dioscoridien. Pour Pline, c’est encore une traduction (vers l’italien) qui est en cause dans la Farrago. L’une des éditions de la traduction de Lodovico Domenichi omet un membre de phrase dans lequel il est question de l’ordre dans lequel il faut dévider la tige de papyrus pour obtenir une feuille plane ((Ce texte du livre xiii de l’Histoire naturelle a fait l’objet de nombreux commentaires. Sur la question de la fabrication du papier de papyrus, et donc sur celle de la pertinence de la description plinienne, on pourra se reporter aux travaux suivants : A. Bülow-Jacobsen, « Principatus medio : Pliny, N.H., xiii, 72 sq. », Zeitschrift für Papyrologie und Epigraphik, n° 20, 1976, p. 113-116 ; C.N.B. Camac, « The Papyrus Industry of the Ancients », dans Proceedings of the Charaka Club, vii, New-York, 1931, p. 72-80 ; M. Capasso, « Per la Storia della Fabricazione della carta di papiro », Rudiae : Ricerche sul mondo classico, n° 4, 1992, p. 81-99 ; A. de Caylus, « Dissertation sur le papyrus », dans Mém. de l’Académie des Inscriptions et Belles Lettres, xxvi, 1759 ; E. Chiovenda, « Il Papiro in Italia », Lavori dell’Istituto Botanico di Modena, Forli, 1931 ; B. Corrado, « Metodo dagli antichi Egizi per la fabricazione e la preservazione della carta-papiro », Aegyptus, anno lvii, janv-déc. 1977, p. 190-199 ; I. H. M. Hendriks, « More about the Manufacture of Papyrus », dans Atti del xvii congresso internazionale di Papirologia, Naples, 1984, t. 1, p. 31-37; N. Lewis, L’Industrie du Papyrus dans l’Égypte Gréco-Romaine, Paris, L. Rodstein, 1934 ; N. Lewis, Papyrus in Classical Antiquity, A supplement, Bruxelles, Fondation égyptologique reine Elisabeth, 1989 ; A. S. Maney, et I. O’casey, The Nature and Making of Papyrus, Barkston Ash, 1973, p. 55-57 ; E. Menei, Le Papyrus, Conservation, Restauration, Mémoire de l’IFROA, Paris, 1990 ; H. Ragab, Le Papyrus, Le Caire, 1980 ; C. Paoli, Del Papiro come materia specialmente considerato come materia che ha servito alla scrittura, Memoria, Firenze, Coi tipi dei succesori Le Monnier, 1878 ; Ch. Perrat, « Les Humanistes amateurs de papyrus », Bibliothèque de l’École des Chartes, n° 109, 1951, p. 173-192 ; D. Sider, « Pliny on the Manufacture of Paste for the Papyrus », Zeitschrift für Paprologie und Epigraphik, n° 22, 1976, p. 74.)). Cette omission est bien vue par le naturaliste qui ajoute alors une note marginale :

Lodovico Domenichi, dans sa traduction de Pline, oublie ces mots : « Principatus medio atque inde scissurae ordine », qui ont pourtant une grande importance sous peine de ne pas comprendre de quelle façon on fabrique le papier. ((« Ludovico Domenici nella traduttione di Plinio lascia nella penna queste parole : “Principatus medio atque inde scritture ordine” le quali sono pure di tanta importanza che non sapesse il modo con che si facesse la carta. » Aldrovandi a raison. La traduction de Domenici oublie le membre de phrase Principatus medio atque inde scissurae ordine, et passe directement aux diverses qualités du papier. Il faut ajouter que la préface du même Domenici insiste assez longuement sur la difficulté que représente la traduction d’un texte aussi long et aussi technique et ajoute qu’il ne s’est attelé au travail qu’en raison de la défection de plusieurs autres traducteurs pressentis.))

Il est encore question du musée et des objets dans la Bibliologia, à propos de la canne indienne, dont le naturaliste récuse l’idée qu’il puisse s’agir du papyrus des anciens. Le recours à l’autopsie sur l’un des objets du musée apparaît alors :

On voit donc que ceux qui ont prétendu que la canne indienne était le papyrus des anciens se sont trompés puisque la canne indienne est ronde et non pas triangulaire comme le montre celle que j’ai dans mon musée et qui m’a été donnée par le très célèbre cardinal Paleotti. ((Farrago, p. 42-43 : « Da questo si vede che quelli che hanno voluto che la canna indiana sia il papiro degli antichi, siano pigliato errore essendo quella rotonda et non triangolare, si come n’ho una nel mio museo donatami dal illustrissimo Cardinal Paleotti ».))

À propos des feuilles de bananier, aptes à recevoir un texte écrit, c’est encore l’exemplaire du musée qui est convoqué :

On voit encore aujourd’hui qu’on écrit sur certaines feuilles importées de l’île de Madère, dans lesquelles est emballé le sucre. Ainsi les feuilles de la plante nommée bananier, sur lesquelles ont peut facilement écrire ; je possède deux ou trois exemplaires de ces feuilles dans mon musée. ((Farrago, p. 5 : « si come ancora hoggidi si scrive in alcune foglie, che si portano dall’isola di Madere, nelle quali è involto il zuccero, si come le foglie della pianta chiamata ‘musa’ nelle quali si può scrivere commodamente et n’ ho due o tre sorte di queste foglie nel mio museo ».))

Ou encore, à propos du calamus de Dioscoride :

Le calame est aussi une sorte d’aromate, peut-être nommé ainsi en raison de la petite taille de la plante. Le prophète Jérémie la mentionne « Calamum suaue obentem de terra longiqua ». De même dans Ézechiel : « Sta et calamus in negotiatione tua ». Ce calame est une plante très rare, nommée Calame odorant par Dioscoride. J’en ai dans mon musée qui m’a été envoyé depuis Constantinople par le célèbre Marcantonio Barbato alors qu’il était bailli de la Sérénissime auprès du Grand Turc. ((Farrago, p. 540 : « Il calamo è ancor una sorte di aromati forse così chiamato dalla bassezza della pianta, et di questo fa mentione Jeremia « Calamum suave obentem de terra longiqua » et in Ezechiel : « Sta et clamus in negotiatione tua ». Questo calamo è cosa rarissima et è chiamato Calamo aromatico da Dioscoride. Io l’ho nel mio museo che mi fu mandato da Constantinopoli per mezzo del clarissimo signore Marcantonio Barbato qual era all’hora balio della serenissima signoria di Venezia appresso il gran Turco ».))

Si l’on passe maintenant du côté des œuvres du naturaliste qui ont fait l’objet d’une publication, le constat est le même. La préface du De Insectis animalibus, par exemple, met clairement l’accent sur l’importance de la collecte dans le processus même de construction du savoir, selon une perspective toute moderne. Il est alors question de la collecte des insectes dans la campagne et de la façon de les faire entrer ensuite dans un cycle de connaissances. C’est l’occasion pour le naturaliste d’évoquer à la fois les procédures qui lui permettent d’entrer en possession des objets naturels et le traitement de l’information scientifique dont l’objet est porteur : Ulisse Aldrovandi évoque alors le travail du secrétaire et du peintre, mis à contribution dès lors qu’il s’agit de rendre compte d’un nouvel insecte découvert dans la campagne ((U. Aldrovandi, De animalibus insectis libri septem, Bologne, 1602. Ce passage se trouve dans l’épître liminaire ad lectorem : « Cum autem mecum reputo, quot dies iis impenderim, quos sumptus fecerim, mirari subit, quo modo tot animalcula inuenire, examinare, describere potuerim. Equidem illorum inueniendorum causa, in suburbium, non ad recreandum animum (ut plerique faciunt) totis aestiuis, ac autumnalibus mensibus, me conferebam ; ubi rusticos, et prece, et pretio excitabam, ut, si quid per agros, sub terra, in aquis insectorum, siue volatilium, siue reptilium inuenirent, ad me referrent : Si quid portabatur nomen, naturam, locumque ubi cepissent, inquirebam, ac saepe etiam ipse una cum amanuensibus, et pictore, cum ob continua studia fessi essemus, per vineta, agros, paludes, montesque expatiabar : pictor secum penicillum, amanuenses pugillares, et stylum ferebant ; ille si quid caperemus pictu dignum, pingebat, illi quod notatu erat dignum me dictante notabant ; atque hoc modo tam variam Insectorum suppelectilem nancisci contingit ».)).

Pourtant, si le recours à la collection est attesté dans la préface, le reste du texte mentionne peu le musée d’Aldrovandi. Quelques remarques éparses permettent cependant de préciser le recours à des collections comme garanties dans la prise en compte de la diversité des espèces repérées à l’intérieur d’un genre ((Les deux mots sont évidemment à comprendre ici dans leur stricte acception aldrovandienne.)). Ce texte apporte s’il en était besoin une illustration parfaite des arguments développés par Paula Findlen dans la deuxième partie de son ouvrage. On retiendra tout particulièrement le mouvement en flux et en reflux associant la lecture des Anciens aux voyages des naturalistes, puis des voyages à la constitution des collections, puis des collections à l’ouvrage de synthèse qui fait de nouveau la part belle au recours à la lecture des Anciens ((P. Findlen, Possessing nature, p. 152 sq. Cet aspect de la méthode aldrovandienne est également commenté par P. Falguières dans sa thèse.)). Les conditions de constitution de la collection constituent l’un des topoi du discours liminaire. On le trouverait également, pour rester à Bologne, dans le Museo Cospiano, publié par Lorenzo Legati au xviie siècle ((Lorenzo Legati Cremonese, Museo Cospiano annesso a quello del famoso Ulisse Aldrovandi…, Bologna, 1677. Ces remarques se trouvent en particulier dans l’une des pièces liminaires adressée au lecteur : « Protesta di D. Teodoro Bondoni a chi legge ». La fusion des deux collections bolonaises a été étudiée par G. Olmi dans Ulisse Aldrovandi : Scienza e natura nel secondo cinquecento, op. cit., en particulier p. 86.)).

Ces quelques exemples suffiraient sans doute à mettre en évidence le projet global de construction du savoir chez Aldrovandi, projet qui rend étroitement complémentaires les collections d’objets, les collections de représentations d’objets et les livres qui permettent l’approche purement intellectuelle et historique des problèmes naturalistes. À l’opposé des travers stigmatisés par Buffon, loin de l’aimable distraction distinguée sous-entendue par Paolo Boccone, le musée Aldrovandi s’inscrit dans une perspective intellectuelle exigeante. Son utilité pédagogique en découle nécessairement et l’on comprend mieux ainsi que, au xviie siècle naissant, et plus tard encore, l’on ait pu visiter le musée à la fois pour mieux saisir la réalité du monde ramené à un microcosme saisissable, ou pour tout simplement en admirer les étrangetés. Cette utilisation de la collection est celle du spécialiste. Elle contente d’abord le savant, elle est lieu de construction des savoirs sans pour autant exclure le visiteur curieux. Pour ce dernier, on finira même, bien plus tard, par établir une sorte de code d’accès au musée dans lequel on mesure l’écart entre deux usages. Il faut donc, longtemps après la disparition d’Aldrovandi, laisser le mot de la fin à un dernier bon connaisseur de ces collections, ami de Buffon de surcroît. Le texte auquel je voudrais laisser le soin de conclure ces lignes a été publié en 1770 par Henri Duchesne. Il est fréquent dans les bibliothèques et se présente comme une sorte de manuel, de guide des collections naturalistes ((H. G. Duchesne et P. J. Macquer, Manuel du naturaliste. Ouvrage utile aux voyageurs et à ceux qui visitent les Cabinets d’Histoire Naturelle et de Curiosités, dédié à M. de Buffon, de l’Académie Françoise…, Paris, G. Desprez, 1770. L’ouvrage a été plusieurs fois réédité. Je cite d’après l’exemplaire du Museum national d’Histoire naturelle.)). Comme on pouvait s’y attendre, le programme, révélé par la préface, allie les collections naturelles aux collections artistiques :

Qu’un homme entre dans un vaste portique orné de tableaux, il en admire l’élégance, la finesse ; si on lui met à la main un livre qui lui en explique les sujets, son attention se réveille. Rien ne lui échappe, il entre dans toutes les idées du peintre. Il devient juge de son intention et de son exécution. En un mot, il pénètre jusques dans ses pensées les plus secrètes.

Il peut en être de même de celui qui entre dans un cabinet d’Histoire Naturelle. Sa curiosité est excitée par le concours et l’aspect des objets. Il manque quelque chose à son plaisir, s’il ignore les particularités piquantes de leur histoire. Dans ce cas, un homme de goût, un amateur éclairé, est d’un secours nécessaire ; c’est pour y suppléer, que les auteurs de ce petit ouvrage ont donné tous leurs soins à ce Manuel. Leur intention a été de travailler pour les personnes qui, par état, ne peuvent faire une étude particulière de l’Histoire Naturelle. Dans ce dessein, ils ont abandonné le projet qu’ils avoient conçu de traiter séparément et méthodiquement chacun des trois règnes. L’ordre alphabétique a paru convenir le plus au but qu’il se proposaient […]. Mais on a étendu les bornes de ce manuel à des objets qui n’ont point de rapport immédiat avec l’Histoire Naturelle, par la seule raison qu’ils se trouvent dans les Cabinets, tels que les Médailles, les morceaux antiques, les habillements et armes des Sauvages, les pièces anatomiques, etc. Il n’est pas, sans doute, inutile d’observer ici que la partie de l’antiquité a été travaillée d’après la riche collection du cabinet de Sainte-Geneviève. […] Ce petit Manuel, qui doit être regardé comme la clef de tous les Cabinets d’Histoire Naturelle, sera, pour les Savants, une espèce de répertoire, qui rappellera toujours à leur esprit des connaissances plus profondes. Les amateurs et ceux qui se font des cabinets, y puiseront ces connaissances d’agrément, qui réveillent le goût, et tiennent l’esprit en gaieté. Les voyageurs seront amusés par la connaissance de ce que les productions des climats éloignés offrent de plus curieux et de plus piquant. Ce sera pour tout le monde un livre d’observations dans les promenades, d’instruction et de curiosité dans les Cabinets d’Histoire Naturelle, les Serres chaudes, les jardins botaniques, les ménageries, les fauconneries, etc. et enfin de délassement et de récréation dans les moments de loisir.

Mais surtout pour jouir plus agréablement de cet ouvrage et acquérir des connaissances faciles dans l’Histoire Naturelle, il n’est pas de meilleur moyen que de fréquenter les Cabinets. Nous ne sommes plus dans ce temps d’ignorance, où le savoir farouche et jaloux, enveloppé du manteau de l’orgueil, était inaccessible. Rien n’est plus digne d’éloge que cette politesse, cette honnêteté, cette affabilité avec laquelle les princes, les grands, les gens de goût donnent aux étrangers et aux curieux un accès facile dans ces temples de la nature, où les collections les plus complètes sont distribuées avec autant de choix que d’intelligence. ((En effet, chacun des articles de ce manuel présente une sorte de résumé de ce que l’on peut savoir sur un objet. La notice est manifestement rédigée avec une intention de séduction du lecteur. Voici par exemple ce qu’on dit du patas (p. 381) : « Singe roux de Bamboue. Il a le génie malin, hardi, moqueur et querelleur ; il est gros, pesant, mais robuste et vigoureux. À l’approche d’un vaisseau sur la côte, ils descendent de l’arbre à la file les uns des autres, examinent les hommes, ne se contentent pas de les insulter par les grimaces, les gambades, les gestes, les postures, souvent leur jettent au visage des morceaux de bois et de pierres, et même leurs ordures qu’ils font exprès dans leurs pattes, vont jusqu’à défier les hommes au combat en nombre égal ; le coups de fusil les punissent de leur témérité ». Du côté des plantes, voici deux notices, et d’abord celle du toxicodendron (p. 538) : « Toxicodendron : nom d’un arbre de la Caroline, dont le suc corrosif cause à la peau une sorte d’érésipelle. Il est dangereux de toucher imprudemment à ses feuilles. Il y a une espèce de toxicodendron au jardin du roi dans les plates-bandes en forme de buisson. Cet arbuste dépouillé de ses feuilles, noir, triste, d’une forme hideuse, ramassée, desséchées, semble porter le caractère de la réprobation. Au nombre des Toxicodendrons est un arbre du Japon qu’on appelle Vernis ; voyez ce mot. Dans la Virginie, l’on a découvert plusieurs espèces de Toxicodendrons qui ont la propriété de teindre les toiles d’un noir plus parfait et avec moins d’acrimonie que nos préparations ordinaires, et cette teinture n’est altérable, ni par la lessive, ni par la lie des cendres de bois verds ». À l’inverse du toxicodendron, le trèfle des prés bénéficie d’une image moins sombre, du moins tant qu’on n’en abuse pas : « Trèfle des prés : Cette plante commune dans les terrains argileux, est, pour les bestiaux qui broutent l’herbe, une nourriture excellente moins chaude que la Luzerne. Semée dans le mois de Mars ou d’Avril, il ne faut la couper que lorsqu’elle est en fleur. Elle est dans toute sa force au bout de trois ans. On fauche ce fourrage plusieurs fois dans l’année dans les terrains gras et humides. En 1754, il arriva en Angleterre un accident funeste à des Vaches qui en mangèrent trop et avec trop d’avidité. Elles enflèrent. Il en mourut dix sur le champ. On ne put sauver les autres que par une prompte saignée. L’eau distillée de cette plante, dissipe l’inflammation des yeux ».))