"La science émerveillée. Les Alpes et la culture de la curiosité"

 

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Depuis le mois d’octobre 2015, un cabinet interactif ouvre ses portes aux « curieux » intéressés par les nouvelles technologies : il s’agit de l’application WonderAlp, conçue et réalisée par Claude Reichler, professeur honoraire à l’Université de Lausanne. Ses études ont profondément marqué notre actuelle compréhension du phénomène du « voyage en Suisse ». Reichler est par ailleurs le responsable du projet de recherche VIATICALPES, axé sur l’histoire culturelle des voyages en Suisse et dans les Alpes entre le XVIe et le XIXe siècle ; les images contenues par l’application sont issues de VIATIMAGES, la base de données de VIATICALPES.

 

Servie par une élégante mise en page, WonderAlp constitue une initiation multimédia à la culture de la merveille qui, entre le XVIIe siècle et le début du XVIIIe siècle, informe la pratique scientifique et les premières études de la nature des Alpes helvétiques.

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À travers un ensemble de gravures reproduisant et cartographiant lieux et échantillons, l’usager parcourt un cabinet imaginaire composé de trois espaces : « Les dragons des Alpes », « Fossiles et cristaux » et « Des plantes aux paysages ». Chacun de ces espaces – ou plutôt pièces, selon la terminologie de l’époque – comporte douze écrans ; une partie de ces écrans permet l’accès à des fiches descriptives qui, comme des étiquettes de collection, entrent dans les détails. L’ « étiquetage » est complété par des extraits d’ouvrages disponibles également sous forme audio. Les textes et les gravures qui fournissent le matériel premier de WonderAlp proviennent essentiellement des Itinera per Helvetiae alpinas regiones (1723) du savant zurichois Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733). Quelques-unes d’entre elles sont en outre tirées de L’Etat et les délices de la Suisse (1730) de Johann Georg Altmann (1695-1758) et des Briefe aus der Schweiz nach Hannover geschrieben (1776) de l’apothicaire allemand Johann Gerhard Rheinard Andreae (1724-1793). Saluons particulièrement la traduction française d’extraits latins et allemands, rendus ainsi moins hostiles aux lecteurs français.

 

Figure tutélaire de l’étude des Alpes et de leur redécouverte, Scheuchzer incarne pleinement la double dimension scientifique et merveilleuse à l’œuvre jusqu’au début du XVIIIe siècle dans les collectes de matériel naturel. WonderAlp lui offre donc à juste titre un rôle de premier plan bien mérité. Savant universel et parmi les derniers représentants de la science baroque, Scheuchzer défend les théories du Déluge de l’Anglais John Woodward et prône une pratique scientifique basée sur l’observation. WonderAlp rend notamment hommage à la dimension curieuse de ses enquêtes dans l’espace consacré aux dragons, que Scheuchzer classe dans ses Itinera.

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Privilégiant l’image gravée par rapport au spécimen réel, l’application se feuillette donc comme un véritable cabinet de papier. Elle n’ambitionne pas de retracer le destin des spécimens récoltés par Scheuchzer et par ses contemporains, ni leur actuel emplacement. Pourtant, nombre d’entre eux – dragons exceptés ! – sont aujourd’hui encore conservés dans les collections du Musée paléontologique de l’Université de Zurich ou dans d’autres musées d’Europe. Comme en témoigne la richesse des collections assemblées par Scheuchzer, dont les fossiles nous sont présentés dans l’Herbarium diluvianum (1709), la culture de la curiosité se déploie aussi à travers une perspective matérielle qu’il aurait été intéressant de restituer.

WonderAlp n’ambitionne pas non plus de plonger dans la seconde moitié du XVIIIe siècle pour relater l’évolution de l’esthétique de la merveille et l’impact de cette évolution sur la Suisse. Seule la présence des Briefe d’Andreae évoque rapidement ce moment important. L’ouvrage marque le début d’une euphorie générale pour le matériel naturel alpin à comprendre en relation avec la passion de la collection naturaliste qui saisit les élites européennes à la même époque. Une série de publications contribuera jusqu’au début du XIXe siècle à façonner l’image de la Suisse comme le paradis réel ou rêvé de collectionneurs de toute espèce, jusqu’à ériger la collecte de spécimens et la création de cabinets à un véritable motif d’identité nationale. Pourquoi donc ne pas espérer une suite à WonderAlp sous la forme d’une application qui nous initiera, cette fois, à la prolifération des cabinets d’histoire naturelle helvétiques de la seconde moitié du XVIIIe siècle et à la naissance de leurs successeurs, les muséums d’histoire naturelle…

 

WonderAlp, application gratuite disponible uniquement sur tablette (Androïd et iPad).

Rossella Baldi, Université de Neuchâtel