Cet article a été originellement publié dans Curiosité et cabinets de curiosités, Neuilly, Atlande, 2004, p. 147-154.

Si, dans sa forme originelle, le cabinet de curiosités peut être caractérisé comme une structure essentiellement privée, destinée au plaisir que son possesseur éprouve dans la solitude, à l’époque des Lumières les collections les plus caractéristiques ont, d’une part, acquis un rôle public notoire et, d’autre part, développé un sens aigu de leur propre utilité. Ces affirmations générales ont assurément le défaut de ne pas prendre en compte la grande diversité des activités des collectionneurs qui persistent durant toute cette période – il pourrait donc être plus pertinent de dire non pas que les musées changèrent de physionomie mais que le niveau des ambitions qu’ils affichaient s’est considérablement élevé. Quoi qu’il en soit, ces traits trop schématiques serviront au moins de paramètres pour mieux percevoir le cadre dans lequel survint le changement de statut intervenu durant cette période des Lumières et nous devons seulement garder à l’esprit – comme dans toute sphère d’activité – que les développements les plus originaux, qui attirent inévitablement notre attention aujourd’hui, étaient le plus souvent en avance sur les réalités courantes des cabinets contemporains.

Considérer que le concept de rationalité appliqué aux musées constituerait exclusivement un phénomène des Lumières du xviiie siècle serait indiscutablement une erreur. La Kunstkammer de l’Électeur de Saxe à Dresde, par exemple, eut comme trait distinctif le plus net une dimension pratique très affirmée, et ce dès l’époque de sa fondation par l’Électeur Auguste vers 1560, au moment même où François de Médicis réinstallait le studiolo florentin dans l’ensemble d’ateliers composant la Galleria dei Lavori qu’il établit en 1588. Même dans les cabinets qui préservèrent une plus grande diversité, on a pu relever des éléments qui correspondaient à une fonction précise et clairement fonctionnelle, à l’image des instruments astronomiques inventoriés dans la Kunstkammer de Rodolphe ii à Prague ou des tours destinés au travail du bois ou de l’ivoire qu’on trouvait dans maintes cours princières du monde germanique et qui constituèrent, à égalité avec d’autres éléments, les prémisses de la Kuntkammer à la cour danoise. Ces deux types d’activités, s’ils comportaient une dimension pratique, n’en revêtaient pas moins un aspect symbolique important. Cependant, ce sont là des caractéristiques qui jamais ne se sont implantées à la cour d’Angleterre, et bien que le roi Henry viii, de la dynastie des Tudor, par exemple, ait fait étalage de certains talents de musicien et de compositeur, l’attitude de James ier, le premier roi de la dynastie des Stuart, qui accéda au pouvoir en 1603, attitude explicitée dans les conseils destinés à son fils, est surtout révélatrice des comportements des cours de l’autre côté de la Manche : « Ne te complais pas […] à jouer toi-même d’un instrument, tout particulièrement de ceux dont la pratique fournit à des hommes du commun de quoi subsister, et ne t’adonne à aucune activité mécanique ».

Si on laisse de côté les importantes contributions de Charles ier à l’histoire du collectionnisme dans les champs de la peinture et de la sculpture, le premier pas en avant significatif concernant nos centres d’intérêt intervint, dans les attitudes anglaises, après la fin de la guerre civile avec la fondation de la Royal Society, qui obtint sa charte royale de Charles ii en 1662. Quoique le souverain, restauré depuis peu, étendît sans tarder sa protection royale au corps récemment constitué, aucune part de sa création ne peut lui être attribuée : cette création découlait plutôt des initiatives d’un petit groupe de savants d’abord basés à Londres, à Cambridge et plus encore à Oxford ; ils avaient entrepris de partager les ambitions et les résultats de leurs recherches individuelles et de fonctionner sur le mode d’une collaboration dont le caractère fructueux s’imposa à eux comme une évidence. Ayant commencé à mettre en œuvre la communication de leurs découvertes au cours de conférences hebdomadaires (et plus tard dans les pages d’un journal, le Philosophical Transactions), les membres fondateurs de la Royal Society jugèrent souhaitable la création d’un lieu susceptible d’accueillir dans de bonnes conditions les « matériaux » qui les intéressaient tout comme les instruments et les appareils qu’ils apportaient pour les examiner et en tirer des connaissances ; tout cela fut placé sous la responsabilité du Secrétaire de la Société pour les expériences, Robert Hooke. En un sens, ce lieu représentait l’accomplissement de l’un des préceptes édictés plus tôt dans le siècle par Francis Bacon, dont l’influence fut extrêmement importante dans l’évolution des objets et des méthodes de la recherche scientifique durant les générations qui le suivirent.

En 1681, Nehemiah Grew, chargé d’établir le catalogue de ce que contenait le Repository, mit l’accent dès le début de son Musaeum Regalis Societatis sur le sérieux de la collection : son texte entendait témoigner des visées de la Société en répertoriant « non seulement des choses étranges et rares mais aussi les plus connues et les plus communes parmi nous », tandis que ses descriptions se voulaient claires et complètes, écartant « tous les éléments mystiques, mythologiques et hiéroglyphiques ». Cette attention portée au commun ou au typique préférentiellement au rare et au curieux constitue une rupture essentielle par rapport au programme de la Kunstkammer et apparaît comme un signe important de la nouvelle direction que les musées allaient prendre dans les années suivantes.

Bien qu’il ait survécu une centaine d’années avant d’être absorbé dans le British Museum en 1779, le Repository de la Royal Society ne parvint jamais tout à fait à réunir tous les objets qu’il prétendait posséder. C’est ainsi que quelques années après sa fondation, ses collections furent considérablement augmentées par l’acquisition de curiosités naturelles antérieurement présentées au public par un homme de spectacle et d’entreprise nommé Robert Hubert ; le catalogue personnel de sa collection révèle que, quoique les spécimens aient eu diverses origines (essentiellement zoologiques), ils furent tous accumulés pour leur valeur en tant que curiosités plutôt que pour leur intérêt pratique ou philosophique : ils n’ont donc pu que fort peu contribuer au dessein philosophique du Repository. Plus prometteuse était, en 1669, la décision de la Société d’employer un collectionneur botaniste, Thomas Willisel, chargé de rassembler des spécimens de chaque type de plante présent dans les îles britanniques et jusqu’alors non représenté dans la collection. Une fois de plus, cependant, ce sont les intentions affichées de la Société qui retiennent notre attention plus que les résultats concrets qui, eux, semblent avoir été fort réduits. Peut-être l’entreprise de cette nature qui se révéla la plus efficace fut-elle celle que conçut le président de la Société, Sir Hans Sloane, qui, au nom de son pouvoir de seigneur du manoir de Chelsea, décréta que la Compagnie des apothicaires devrait désormais, pour les jardins botaniques qu’ils avaient installés sur les terres qu’il possédait, non pas lui payer un loyer mais fournir annuellement au Repository de la Royal Society cinquante spécimens de plantes, tous différents. À la fermeture du Repository en 1781, quelque trois mille sept cent cinquante spécimens de plantes séchées, la plupart obtenus sans doute de cette manière, furent déménagés au British Museum.

S’il est peut-être très optimiste de considérer que l’acquisition antérieure par la Société des spécimens d’Hubert a pu provoquer un accroissement significatif de la valeur scientifique de la collection, il faut garder à l’esprit que la collection fondée à l’Ashmolean Museum d’Oxford eut une genèse très comparable. Comme on l’a vu, Oxford avait été un centre précoce de cette sorte d’érudition partagée, qui trouva finalement sa pleine mesure dans la création de la Royal Society. À peu près à l’époque où Elias Ashmole, l’un des membres fondateurs de la Société, prit possession de l’Arche ou Musée des Tradescant, père et fils, en 1676, il avait déjà décidé que la collection pourrait être présentée à l’université d’Oxford, confiant dans le fait qu’elle pourrait trouver un accueil favorable auprès de la communauté académique d’Oxford. Les Tradescant n’avaient pas été aussi rigoureux qu’Hubert pour réunir leur collection, mais à mesure qu’elle avait gagné en nombre et en diversité, le sentiment de sa valeur pour la recherche scientifique s’était indubitablement imposé. Thomas Johnson, par exemple, en consulta quelques spécimens botaniques pour préparer la révision, en 1633, de l’Herbier de Gérard, tandis que John Ray, révisant et augmentant le texte de l’Ornithologie de Francis Willoughby, prépara ses descriptions du dodo et de nombreuses autres espèces animales à partir des spécimens du musée Tradescant. Cette appréciation croissante de la valeur scientifique potentielle de la collection Tradescant trouva son expression officielle dans les « Statuts, dispositions et règles » qu’Ashmole établit peu après l’ouverture de sa collection :

La connaissance de la nature étant très nécessaire à la vie humaine, à la santé et par voie de conséquence au progrès des conditions de vie, et cette connaissance ne pouvant être obtenue correctement sans que l’histoire de la nature ne soit connue et examinée, dessein qui rend nécessaire l’étude des « matériaux », en particulier ceux qui se révèlent extraordinaires dans leur composition ou ceux qui sont utiles en médecine ou appropriés à l’industrie et au commerce, moi,  Elias Ashmole, par goût pour ce genre d’étude, ai amassé une grande variété de curiosités et en ai fait don à l’université d’Oxford.

Le présent fut accepté par l’université, qui fit construire un nouveau bâtiment, fort élégant au demeurant, pour accueillir la collection elle-même, en même temps qu’une nouvelle école de philosophie naturelle et un laboratoire de chimie, l’ensemble étant placé sous la direction de Robert Plot, un partisan de la nouvelle science et le premier professeur de chimie de l’université.

De nouvelles curiosités vinrent accroître la collection du Musée après sa création, les plus remarquables étant plusieurs collections de spécimens d’histoire naturelle. La première de ces collections fut constituée de tous les spécimens de coquillages à partir desquels Martin Lister réalisa son Historia Animalium Angliae, collection présentée par l’auteur avec un exemplaire du livre lui-même en 1683. Mais le don peut-être le plus important, ce fut la considérable collection de fossiles et de minéraux réunie par l’assistant de Plot, Edward Lhwyd, qui allait lui succéder dans la fonction de conservateur de 1692 jusqu’à sa mort en 1708. Reconnu comme le père de la paléontologie en Grande-Bretagne, Lhwyd consacra littéralement des années entières à dénicher des spécimens au Pays de Galles, en Écosse et en Bretagne en vue d’un travail ambitieux intitulé Archaeologia Britannica, dont le seul premier volume, traitant de linguistique, vit finalement le jour. S’il avait assez vécu pour compléter l’entreprise, les autres volumes traitant respectivement de géologie et d’archéologie, il se serait ingénié à réaliser une œuvre saisissante par son étendue et par son caractère novateur, et ces volumes auraient apporté un poids considérable et une autre dimension à la valeur concrète des collections Ashmolean.

L’espoir de l’Ashmolean Museum de jouer un rôle de premier plan dans son domaine de recherche s’éteignit cependant avec Lhwyd et l’histoire du musée au xviiie siècle est celle d’une désagrégation, qui vit tous les éléments qui constituaient l’institution d’origine être dispersés ; aucun professeur de chimie ne fut recruté pour remplacer Plot dans son rôle de coordinateur. Dans son extension de l’époque, l’Ashmolean Museum, conçu comme une institution audacieuse de la fin du xviie siècle tournée vers l’avenir, ne parvint pas à tirer les fruits de sa conception originelle et s’avéra incapable de jouer le rôle qu’il aurait pu assumer le premier, à savoir constituer comme un fanal ouvrant la voie aux Lumières du xviiie siècle.

Dans la seconde moitié du xviiie siècle, le foyer des aspirations nationales en muséologie fut de nouveau Londres. À la vérité, il y avait toujours eu à Londres des collectionneurs privés dont les ambitions pouvaient supporter la comparaison avec celles de l’Ashmolean Museum lui-même. Parmi eux William Courten, dont la qualité de la collection de naturalia et d’artificialia fut évoquée en ces termes par John Evelyn : « Durant tous mes voyages à l’étranger », dit-il, « je n’ai jamais vu aucune collection, privée ou princière, dépasser celle-ci ». Citons encore James Petiver, décrit par John Ray comme « le plus qualifié de tous les hommes qu'[il a] connus pour ce qui est des plantes orientales, et même en réalité de toutes les plantes exotiques », et John Woodward, qui établit un certain nombre de recommandations estimables pour recueillir de manière systématique, sur le terrain, des spécimens naturels historiques ; en outre, il écrivit un Essay towards a Natural History of the Earth qui exerça une grande influence, un essai qui tentait de donner une explication rationnelle à la présence des fossiles. Finalement, les fossiles et les minéraux de Woodward furent achetés par l’université de Cambridge, où ils restèrent dans leurs cabinets d’origine, mais beaucoup d’autres cabinets contemporains, et parmi les plus riches, finirent, que ce soit à la suite de dons ou d’achats, par se fondre dans le musée du plus important collectionneur de l’époque, Sir Hans Sloane.

Sloane était un médecin de formation qui, comme beaucoup de sa profession, développa un fort intérêt pour les sciences naturelles, en particulier la botanique. Au sortir de l’adolescence, il voyagea jusqu’en Jamaïque où il réunit les matériaux d’une très célèbre Histoire naturelle de l’île. Plus tard, il fut élu secrétaire et pour finir président de la Royal Society, en même temps que sa carrière médicale était si réussie et notoire qu’il devint médecin attitré de la famille royale. Durant cette période sa collection s’accrut tellement qu’elle devint quantitativement, et de loin, la plus importante du pays. Le musée de Sloane était dominé par les spécimens naturels historiques, et complété, mais en quantité moindre, par des antiquités, des raretés ethnographiques, des pièces et des médailles, et des œuvres d’art ; il comportait encore une abondante bibliothèque de livres et de manuscrits. En 1748 son manoir de Chelsea reçut l’honneur d’une visite du Prince de Galles (le futur roi George iii), qui exprima « l’extrême plaisir qu’il avait éprouvé à voir une si magnifique collection en Angleterre […], combien elle pouvait contribuer au développement du savoir, et quel grand honneur rejaillirait sur la Grande-Bretagne d’en faire une institution ouverte au public, et ce pour la postérité la plus lointaine ».

De fait, Sloane avait déjà fait un pas dans cette direction en une première version de son testament, finalement couchée sur le papier en 1739 et précisée durant la décennie qui suivit, pour s’assurer que son musée demeurerait intact. L’importance capitale de cette préoccupation était encore confirmée par la clause selon laquelle, s’il advenait que le gouvernement anglais se trouvait dans l’incapacité de financer l’achat, la collection tout entière serait proposée successivement à un ensemble d’institutions, et sur le sol national (la Royal Society, l’université d’Oxford, le College of Physicians à Edinburgh), et à l’étranger (les Académies des sciences de Paris, Saint-Petersbourg, Berlin et Madrid). Cependant, avant tout refus, la collection devait être proposée à la nation pour la somme de £20,000, ce qui correspondait à moins du quart de sa valeur estimée, afin que l’offre puisse être aisément acceptée ; par ailleurs, la collection devait être « rendue aussi accessible que possible, aussi bien pour satisfaire les désirs du curieux que pour le perfectionnement, la connaissance et l’information de toutes les personnes ».

Il est inutile de nous attarder sur les négociations, complexes, entre le gouvernement et les dépositaires de la volonté de Sloane, suite à sa mort le 11 janvier 1753 ; qu’il suffise de dire qu’elles aboutirent à la création, par un Acte du Parlement en date du 7 juin de la même année, d’une institution qui allait être connue sous le nom de British Museum. Au legs de Sloane fut adjoint le contenu de deux bibliothèques historiques : l’une ayant antérieurement appartenu à la famille Cotton, qui avait été léguée à la nation en 1700 mais à l’égard de laquelle aucune mesure n’avait été prise dans l’intervalle ; l’autre étant constituée de la collection de manuscrits de la famille Harley, achetée par le Parlement pour la somme de £10,000. Le British Museum Act stipulait encore la création d’une loterie nationale pour financer l’achat des locaux, et en 1754 Montagu House, un hôtel particulier du xviie siècle situé à Bloomsbury, fut dûment acquis.

Il est possible que les Britanniques aient été surpris, comme n’importe qui d’autre l’aurait été en pareil cas, que ce genre inédit d’institution nationale ait pu émerger sous une forme aussi pleinement accomplie dans un pays où il n’y avait jamais eu la moindre collection royale de caractère scientifique. Debora Meijers a récemment avancé l’hypothèse que la nécessité de cette nouvelle forme d’institution pourrait s’expliquer précisément par l’absence de précédent royal : Sloane, suggère-t-elle, aurait pu être très conscient du caractère essentiel du lien étroit existant entre les cours royales et bien des collections continentales fort célèbres et, observant que le climat de la cour d’Angleterre était bien moins favorable, il se serait trouvé contraint d’inclure dans son testament des stratégies alternatives pour assurer la survie de sa collection.

Durant les quatre années qui suivirent la fondation du British Museum, le personnel fut nommé dans les trois départements qui prirent naissance sur la base de la structure du musée : Département des imprimés, Département des manuscrits, et ce qui pourrait être appelé le musée lui-même, le Département  des « productions » naturelles et artificielles. La présence d’une bibliothèque (qui, en réalité, dominait tout) comme ressource complémentaire aux spécimens du musée (les deux éléments composant respectivement une encyclopédie livresque et concrète du savoir) est de toute première importance. De fait, la primauté accordée à la bibliothèque est rendue plus évidente encore par le statut alors conféré au responsable du Museum : il était le « Conservateur en chef de la bibliothèque ».

Au cœur de la charte fondatrice du Museum figurait le principe selon lequel « l’accès libre au dénommé general Repository et aux collections qui y sont contenues, doit être donné à toutes les personnes effectuant des recherches et à tous les curieux », selon des modalités que les administrateurs devraient fixer. Les administrateurs ne tardèrent pas à mettre en œuvre leur pouvoir pour faire échouer cette approche égalitariste, concluant plutôt que c’était « les savants et les personnes au comportement courtois et de degré supérieur » qui composaient le public auquel leur institution devait en fait s’adresser. Ainsi constitué dès l’origine, tant de difficultés étaient placées sur la route des aspirants visiteurs que pour les citoyens ordinaires le Museum dut apparaître quasiment inaccessible. Les portes restaient fermées le samedi, le dimanche et toutes les périodes de vacances scolaires, ce qui, concrètement, excluait la majorité des classes laborieuses ; les enfants étaient totalement exclus. Les jours d’ouverture, les horaires d’accès étaient extrêmement réduits et l’entrée nécessitait un ticket dont il fallait faire la demande à l’avance ; les autorisations étaient délivrées individuellement par le Conservateur principal et il fallait payer d’avance ; vers 1776 le délai pour obtenir un ticket atteignait quatre mois. Les tickets d’entrée furent finalement abolis en 1805, mais ce n’est qu’en 1810, peut-être sous l’influence de l’exemple libéral du Louvre, qu’il fut accepté que trois jours par semaine les portes seraient ouvertes à toutes les personnes décemment vêtues et qu’aucune restriction ne serait apportée à la durée de leur visite.

Dès les premiers jours d’existence du Museum, il fut admis que la part la plus importante de la collection était celle des spécimens naturels historiques. Ceux-ci, issus d’abord des collections de Sloane et plus tard complétés par d’autres acquisitions, ne firent jamais l’objet d’aucune tentative systématique de répertorier, en leur sein, les particularités de la flore, de la faune et des ressources minérales britanniques. En réalité, les plus remarquables acquisitions réalisées par le British Museum de cette époque archaïque furent les spécimens réunis par Sir Joseph Banks lors des explorations menées dans le Pacifique par le capitaine Cook en 1768-1771, et il ne fait aucun doute que le succès grandissant du Museum était lié à ses raretés exotiques plutôt qu’à ses spécimens locaux. Dès son origine, c’est le monde entier que le Museum considéra comme son terrain d’élection plutôt que les seules îles britanniques.

Un épisode particulièrement intéressant de cette époque touche au recrutement comme conservateur du suédois Daniel Solander. Brillant élève de Linné lui-même, Solander se vit confier la mission de réaliser des catalogues systématiques de la collection selon le système de Linné ; pour la première fois, il devait ainsi pourvoir la collection d’une structure cohérente. Le travail devait prendre trois ans mais il demeurait incomplet au bout de cinq lorsque Solander se joignit à Banks dans sa traversée des mers du Sud. Bien que le programme de catalogage n’ait en définitive jamais été complété par Solander, le Museum se trouva finalement extraordinairement enrichi par les spécimens de plantes rapportés par Banks et classés par le Suédois d’une manière exemplaire.

Pour éviter le risque de nous faire une trop haute idée trop de cette conception idéalisée des progrès du département d’histoire naturelle, il pourrait valoir la peine de mentionner une impression quelque peu différente, celle que ressentit Faujas de Saint-Fond lors d’une visite au British Museum en 1784 : « à l’exception de quelques poissons dans une petite pièce », dit-il, « rien n’est en ordre, rien n’est à sa place ; et cet assemblage apparaît plutôt comme un immense entrepôt, où des choses auraient été jetées au hasard, plutôt que comme une collection scientifique digne de contribuer à l’instruction et à l’honneur d’une grande nation ».

L’une des raisons de cette négligence apparente a pu être qu’une nouvelle orientation dans le développement du Museum commençait déjà à se manifester. Au sein des antiquités, par exemple, qui n’avaient formé q’un élément relativement mineur du legs de Sloane, des indications précoces du changement intervenu dans l’estimation de leur importance survint avec l’acquisition en 1772 d’une importante collection de vases grecs, achetée par l’ambassadeur britannique à Naples, l’éminent collectionneur Sir William Hamilton. Cette acquisition représentait un tournant essentiel dans la conception intellectuelle du Museum et elle fut suivie en 1802 par un imposant transfert d’antiquités égyptiennes (incluant la fameuse pierre de rosette qui fournit la clef de l’écriture hiéroglyphique) rassemblées par l’expédition de Bonaparte en Égypte et cédées à la Grande-Bretagne par le traité d’Alexandrie. Les difficultés suscitées par l’exposition de ces antiquités conduisirent à faire dessiner les plans d’une galerie additionnelle, mais avec l’arrivée d’antiquités de bien plus grandes dimensions en 1805 sous la forme de la première de deux expéditions de marbres, de bronzes et de terres cuites gréco-romains de la collection de Charles Townley, ces plans furent modifiés pour adjoindre au Museum une aile entièrement nouvelle, la Galerie Townley ; elle fut ouverte en 1808 et abrita des estampes, des dessins et des gemmes aussi bien que des sculptures. L’importance grandissante de cette partie de la collection aboutit à la création en 1807 d’un Département des antiquités à part entière. Par la suite, son personnel fut presque submergé par un déluge d’acquisitions : les marbres du Parthénon en 1816, d’autres antiquités égyptiennes en 1819, des marbres imposants venus de Lycie, dans le Sud de la Turquie, en 1842 et les tout aussi monumentaux reliefs assyriens et d’autres sculptures envoyés par Sir Austin Henry Layard dans les années 1840 et 1850. Ces acquisitions étaient d’une telle ampleur  qu’il devint évident qu’à partir du lieu initial rien ne pouvait être envisagé, sinon une complète reconstruction : le résultat, ce fut le bâtiment néo-classique qui subsiste aujourd’hui, bâtiment dont la construction dura quelque trente-cinq ans et qui fut achevée en 1848.

Les collections d’histoire naturelle furent radicalement éclipsées par tous ces événements et il en découla une lutte pour leur survie, qui ne pourrait que prendre la forme d’un Département indépendant. Le conflit opposa le responsable des collections, Richard Owen, et le puissant personnage qu’était le Conservateur en chef de la bibliothèque, Antonio Panizzi.  Finalement, en 1880, les collections d’histoire naturelle furent intégralement déménagées dans un bâtiment séparé, spécialement édifié pour elles dans South Kensington.

Si ces institutions nationales dominent évidemment le paysage muséal de cette période, un petit nombre de collections privées continue néanmoins de mériter notre attention. Celle de Sir Ashton Lever, par exemple, fut d’abord établie dans sa résidence de campagne près de Manchester, où elle était ouverte à un public choisi, avant d’être transportée à Londres en 1774. Quand elle y ouvrit, avec un billet d’entrée d’une demie guinée, elle devint immédiatement à la mode auprès du public élégant, en dépit du fait qu’elle n’avait elle-même guère de prétentions en matière d’élégance. Certains, comme John Latham, qui rassembla un bon nombre de descriptions dans son Synopsis général des oiseaux (1781) à partir de spécimens étudiés là, jugèrent cette collection utile, mais une évaluation plus caractéristique de sa valeur nous est donnée par un autre visiteur, qui la présenta comme « le plus hétérogène mélange qui soit, […] sans ordre ni classification » et « par nature diverse et sans cohérence ».

Au bout du compte, Lever fut contraint de se défaire de sa collection, ce qu’il fit au moyen d’une loterie. Son nouveau propriétaire, James Parkinson, la déménagea jusqu‘à un quartier de Londres moins élégant ; on admet en général que ce musée tomba en désuétude comme on pouvait s’y attendre, mais un Companion to the Museum publié en 1790 affirme qu’à cette époque « une particulière attention a été portée à le rendre aussi utile que possible au plus grand nombre » et, ayant reconnu ses déficiences dans plusieurs sections de l’histoire naturelle, le nouveau propriétaire « enrichit notablement cette partie de la collection de nombreux spécimens de première qualité, rares et de grand intérêt ». Quelques indications sur l’importance de ce musée perdu sont données par le fait que lorsqu’il fut finalement vendu aux enchères en 1806, la vente fut prévue pour durer pas moins de soixante jours, avec cinq jours supplémentaires pour des pièces omises dans le catalogue.

Beaucoup plus sérieux était le musée élaboré par John Hunter, le chirurgien et anatomiste, qui nourrit une passion pour l’anatomie comparée aussi bien que pour l’anatomie humaine. Ayant disséqué un nombre considérable d’animaux exotiques aussi bien que domestiques pour chercher les principes sous-jacents gouvernant leurs formes et leurs fonctions, Hunter les installa dans le musée qui occupait la galerie supérieure de son théâtre anatomique dans les environs de ce qui est aujourd’hui Leicester Square. Ce fut le premier musée d’anatomie comparée jamais conçu. Hunter visait à révéler « entièrement la chaîne des êtres organisés, les structures variées qui assurent les fonctions vitales ». En particulier il examina en détail certains thèmes (la locomotion, la reproduction, la respiration, la digestion et la musculature) sur des spécimens rangés par taille, des insectes aux baleines, et il organisa également des expositions sur la pathologie des maladies en un exercice encyclopédique qui aboutit à une collection décrite par un observateur comme « le grand livre jamais écrit de John Hunter […], le moyen par lequel il chercha à mettre en évidence les grands principes de la vie ». Le musée était ouvert au public durant les mois d’été, mais aussi en mai pour « ces nobles et ces hommes du monde qui ne résidaient en ville que durant le printemps ». À l’époque où la collection fut achetée au nom de la nation et confiée aux soins du College of Surgeons, en 1799, elle comptait plus de 13 000 spécimens.

Pour finir, je mentionnerai la collection d’instruments scientifiques réunie par le roi George iii, un roi généralement connu à cause de sa folie (diagnostiquée à tort, justement) mais le seul et unique monarque à avoir apporté une contribution personnelle au processus des Lumières en Angleterre. Alors qu’il était encore Prince de Galles, George eut la chance d’avoir comme précepteur le troisième Comte de Bute (lui-même possesseur d’une superbe collection d’instruments), qui engagea Stephen Demainbray pour instruire le jeune prince. Après qu’il eut accédé au trône en 1760, George fit construire un observatoire astronomique où un embryon de collection fut complété par l’acquisition de tout ce que les nouveaux appareils produisaient de meilleur et aussi par l’acquisition de la propre collection de Demainbray. Le roi continua à entretenir cet intérêt dans les premières années de son règne, avant que la maladie qui devait ruiner le reste de sa vie ne l’assaille. Sa collection, qui occupe aujourd’hui une galerie dans le Science Museum à Londres, est un indice de ce qu’aurait pu devenir son règne, la monarchie ouvrant enfin la voie dans le domaine des sciences, rôle qu’elle n’avait jamais joué auparavant, on l’a dit, qu’elle ne joue pas davantage aujourd’hui en réalité.

Il est juste néanmoins de conclure que, à l’époque des Lumières, les principaux succès des musées britanniques (et je regrette de n’avoir pas eu l’occasion d’évoquer les développements intervenus en Écosse durant la même époque) peuvent être attribués à des initiatives privées ou publiques plutôt qu’à des initiatives royales, signe, d’un point de vue plus large, que le Parlement et les personnes privées ne cessèrent de faire des incursions dans un territoire qui, dominé dans les pays de l’Europe continentale par le monarque et la noblesse, était en Angleterre quasi inoccupé. Si les ambitions typiquement encyclopédiques et utilitaires des collections reflètent la tournure d’esprit des Lumières et leur influence sur les musées, le flux constant des collections dans le domaine public reflète quant à lui le processus de démocratisation culturelle qui représente aussi une caractéristique clef de cette époque. Ce processus connut en Angleterre son apogée sous la reine Victoria avec la réalisation de l’Exposition universelle de 1851 et la fondation, dans sa foulée, d’un ensemble de musées des sciences et des métiers à South Kensington ; ceux-ci n’étaient cependant, j’espère l’avoir démontré, que l’expression ultime d’un processus enraciné dans une culture de la curiosité et maturé dans le siècle des Lumières.

[traduction D. Moncond’huy, revue par l’auteur]