Flavius Josèphe, au livre VII de son De bello Iudaico, rapporte qu’en Judée, à l’extrémitié nord de la mer morte, se dresse la puissante forteresse de Machaeron, au sommet d’un haut rocher, entre deux vallées naturellement bien défendues. Hérode, note-t-il, aménagea le lieu et y construisit un palais. Parmi les singularités de l’endroit, il signale, outre un immense plant de rue, de la taille d’un figuier, qui avait poussé dans le palais même, cette curieuse plante : « Dans la vallée qui entoure la ville du côté du nord, il y a un lieu nommé Baaras, qui produit une racine du même nom. Cette plante est d’une couleur qui ressemble à celle du feu. Vers le soir, les rayons qu’elle émet sur ceux qui s’avancent pour la saisir en rendent la cueillaison difficile ; elle se dérobe d’ailleurs aux prises et ne s’arrête de remuer que si l’on répand sur elle de l’urine de femme ou du sang menstrual. Même alors, celui qui la touche risque la mort immédiate, à moins qu’il ne porte suspendu à sa main un morceau de cette racine. On la prend encore sans danger par un autre procédé que voici. On creuse le sol tout autour de la plante, en sorte qu’une très faible portion reste encore enfouie ; puis on y attache un chien, et tandis que celui-ci s’élance pour suivre l’homme qui l’a attaché, cette partie de la racine est facilement extraite ; mais le chien meurt aussitôt, comme s’il donnait sa vie à la place de celui qui devait enlever la plante. En effet, quand on la saisit par cette opération, on n’a rien à craindre. Malgré tant de périls, on la recherche pour une propriété qui la rend précieuse : les êtres appelés démons – esprits des méchants hommes qui entrent dans le corps des vivants et peuvent les tuer quand ceux-ci manquent de secours – sont rapidement expulsés par cette racine même si on se contente de l’approcher des malades » 1.

Cette plante merveilleuse (au sens du XVIe siècle, où la merveille est ce qui suscite l’étonnement autant que l’admiration) est couramment signalée à la Renaissance comme un très singulier miracle de nature qui défie la croyance. Pierre Messie, dans ses Diverses Leçons, la mentionne pour clore un chapitre sur « les propriétés merveilleuses d’aucunes choses » ; et il reproduit le récit de Flavius Josèphe, – non sans quelques changements : on y apprend, du moins dans la traduction française de Claude Gruget, qu’on ne peut « qu’en se baignant en l’urine de femme qui eust ses fleurs, on la pouvoit prendre et cueillir » 2. Pontus de Tyard, dans son De recta nominum impositione, la met si bien à part que, lui qui consacre un long développement aux noms des plantes, il choisit de traiter de la racine de Baara en un tout autre endroit pour prouver qu’un surprenant récit d’Elien relatif aux mœurs du cerf n’est pas moins croyable que ce que rapporte Flavius Josèphe. Au reste, il rapproche son récit d’une autre narration du même auteur, mais tirée du livre VIII des Antiquités judaïques, où Flavius Josèphe se dit témoin oculaire du fait : le fameux magicien Eléazar, au temps de Vespasien, exorcisa un homme tourmenté par un démon en approchant de ses narines « un anneau dans le chaton duquel était enchâssée l’une des racines indiquées par Salomon, et son odeur fit sortir le démon par les narines de l’homme » 3. Tyard estime que cette racine était certainement la racine de Baara, et joint sa voix à celles des démonologues, comme Jean Wier, Pierre Le Loyer et Martin Del Rio 4, qui, au reste, comme le dit le second, répugnent parfois à admettre qu’une plante puisse avoir « aucune force contre les Diables, quelque chose qu’en disse Josephe, qui en cecy, comme en beaucoup de choses, s’est laissé aller à la creance legere, et simplicité Judaïque ». Des doutes encore plus graves, puisqu’ils visent, non seulement la vertu de la racine de Baara, mais aussi sa cueillette, sont émis par Sébastien Münster, qui, dans sa Cosmographie, décrivant la Judée, fait figurer en bonne place la racine de Baara, mais ajoute ce commentaire : « [Flavius Josèphe] compte toutes ces choses de cette racine, ce que je n’ose rejecter pour l’autorité de l’auteur, ny l’approuver, me semblant la chose par trop suspecte, qu’une simple herbe feit de si grands effets, et qu’il fallut user d’une si sotte ceremonie, ou plustost superstition à l’arracher […]. Au reste Josephe peut attribuer force à son Baaras de chasser les esprits qu’il dit des corps des vivants, adjoustant que ce sont ceux des hommes qui ont vescu meschamment en ce monde : car c’est un mensonge et erreur manifeste, comme ainsi soit que les ames des malheureux n’ont point un tel office, ains ce sont les mauvais Anges qui (quand il plaist à Dieu) affligent ainsi les hommes » 5.

Mais tous les auteurs ne partagent pas ce scepticisme. C’est sans réserves que Boaistuau, dans ses Histoires prodigieuses, décrit la racine de Baara au chapitre intitulé « Histoires memorables de plusieurs Plantes, avec les proprietez et vertuz d’icelles, ensemble de la prodigieuse racine de Baara, décrite par Josephus autheur Hebreu ». L’auteur, comme il le dit lui-même dans son « Advertissement au lecteur », est à l’affût de tout ce qui est « rare, estrange, admirable » : voilà de quoi le contenter. Quand il présente son ouvrage, encore inachevé, à la reine d’Angleterre, son manuscrit comporte déjà un chapitre intitulé « Plante prodigieuse, descrite par Josephus, qui faisoit mourir celuy qui l’arrachoit », chapitre qui s’ouvre par ces mots : « Que Dioscoride celebre tant qu’il vouldra son Agnus castus ! Que les modernes celebrent aussi leur Angelique ! Que Theophraste mette jusques au ciel son herbe Indique, laquelle peut espuiser tout ce qu’il y a de semence en nature ! Que les Scites aussi resonnent tant qu’ilz vouldront les louanges de leur plante, laquelle retenue en la bouche reprime la faim et la soif l’espace de dix jours ! que Ælian aussi se desgorge sur la louange de l’herbe que la Hupe a enseigné qui produit les thresors cachéz ! Que Pline face le semblable s’il veult de son herbe au pivert qui ouvre les conduitz fermez ! Si est ce que toutes leurs plantes et herbes ne se peuvent egaller en dignité, ny en prodige à la racine de Baara, tant celebrée par Josephus autheur Hebrieu ». Boaistuau énumèrracine de baarae là quelques-unes des plantes merveilleuses dont traitera la version définitive des Histoires prodigieuses ; mais la structure du chapitre, qui sera finalement l’un des plus longs du livre, restera celle qu’indique ce préambule ; et il reviendra à la racine de Baara à la fois de l’ouvrir (sa cueillette fait l’objet d’une jolie illustration) et de le terminer : elle est la plus merveilleuse de toutes ces plantes ; car, dit Boaistuau, « nous avons racompté cy dessus les vertus et essences de plusieurs plantes admirables, si est-ce qu’il n’y a rien qui se puisse égaller en dignité, en merveille, miracle ou prodige, à la racine de Baara ». Comment, d’autre part, douter de sa réalité puisqu’un tel récit « sort d’une boutique qui n’est point suspecte, et d’un autheur qui tient le premier lieu entre tous les historiens ecclesiastiques » ?

Ne nous attardons même pas à chercher à rendre compte des causes naturelles des propriétés de la racine de Baara. Boaistuau, qui doit beaucoup à Cardan, signale que ce dernier s’y est vainement essayé dans le De subtilitate 6 ; il résume et juge ainsi son analyse : « Hierosme Cardan medecin Milannoys, travaille (comme il a de coustume) à rechercher en nature la cause de ceste plante, et dit, qu’il ne trouve pas estrange qu’elle fist mourir celuy qui l’arrachoit, et que le petit navet dict Napellus (duquel j’ay parlé cy dessus) ne se peult arracher sans peril : puis se plongeant en un grand abisme de philosophie, il adjouste ce qui s’ensuyt : Baaran, dont ceste racine est dicte Baara, est une vallée en Judée, region treschaulde, et abondante en Bitumen, duquel Bitumen la portion trop cuitte et tressubtile distilloit des montaignes, de laquelle (comme il est vray-semblable) ceste racine estoit engendrée : et par-ce que ceste racine (peut estre) croissoit en l’ombre perpetuelle, le venin ne s’expiroit en rien, et estoit de substance chaulde comme feu, laquelle quand elle estoit arrachée, la vapeur ardente, et putride, receue au cerveau de celuy qui l’arrachoit, incontinent le faisoit mourir. Il adjouste encores quelques autres raisons de l’urine et du sang de la femme, par lequel la fureur de ceste racine estoit adoucie : mais pour dire la verité, combien que le bon homme face l’office d’un bon bracque, et qu’il trace, qu’il flaire et qu’il sente s’il pourra trouver le sentier et secret de ceste plante, si est-ce que je croy infaliblement que tous les philosophes du monde congregez ensemble n’en sauroient assigner autre raison, que celle du prophete, où il dict : Le Seigneur est esmerveillable en toutes ses œuvres : Qui est-ce qui a congneu ses secretz, ou qui a esté son conseiller ? »

Mais peut-on identifier cette plante ? Rembert Dodoens, traitant de la pivoine, considère que la plante dont parle Elien sous les noms d’aglaophotis ou de Cynospastus est une espèce de pivoine : selon Elien, elle luit de nuit comme une étoile et elle a un éclat de feu ; c’est elle, selon Dodoens, que Josèphe décrit sous le nom de Baaras, comme il apparaît manifestement « à qui compare ce que dit Elien de l’aglaophotos, ou cynospastus, avec ce que dit Josèphe de la racine de Baaras » : l’une et l’autre brillent intensément, et l’une et l’autre ne peuvent être arrachées sans danger que par le moyen d’un chien 7. Au demeurant, ajoute Dodoens, toutes les précautions qu’exige sa cueillette selon Josèphe sont sans fondement : tout le monde sait qu’on peut quand on veut cueillir sans nul risque une racine de pivoine.

Cela dit, je ne connais pas d’autres botanistes de la Renaissance qui proposent cette identification. Le plus souvent, c’est à la mandragore que la racine de Baara fait songer. Si Boaistuau, qui, dans la version définitive de son chapitre, traite de la mandragore, ne s’avise pas de rapprocher les deux plantes, en revanche, presque tous les auteurs mentionnent la mandragore quand ils traitent de la racine de Baara. Ainsi, les doutes formulés par Münster sur la manière de cueillir la racine de Baara lui suggèrent cette réflexion : « Il me semble ouyr les comptes des vieilles, parlant d’une mesme façon de tirer la Mandragore de la terre, qui est une chose songee, et laquelle ne fut oncques, non plus que les apparitions et danger de ceux qui la nuit de saint Jean vont cueillir la graine de la Fougere. » Dans ses Commentaires sur Dioscoride, le botaniste traitant de la mandragore dont il distingue trois espèces et à laquelle il attribue notamment des vertus analgésiques et somnifères, Matthiole s’emploie à relater et à récuser les légendes qui s’attachent à cette plante : « Au reste ce ne sont que fables ce qu’on dit que les mandragores ont leurs racines faites à mode d’une personne, comme ces bonnes vieilles pensent. Ausquelles on a donné aussi à entendre qu’on ne les peut tirer qu’avec grand danger de la vie : et qu’il convient attacher un chien ausdictes racines, pour les arracher, et s’estoupper de cire ou de pois les oreilles, de peur d’ouyr le cry de la racine, qui feroit mourir ceux qui fouyroient, si d’aventure ils oyoient ledict cry. » Après avoir rapporté les supercheries des vendeurs de mandragores ou mandegloires, il ajoute : « Or pour retourner à nostre fabuleuse maniere de tirer ou arracher les mandegloires, avec un chien attaché à la racine, et au peril qu’encourent ceux qui font autrement, il me semble qu’elle a esté prise de Josephe : lequel parlant neantmoins d’une autre sorte de racine, a peu donner occasion à ces trompeurs de destourner cette ceremonie sur leur mandegloires. » Après quoi Matthiole reproduit le récit de Josèphe, et conclut : « Voilà qu’en dit Josephe. Duquel certes ces trompeurs ont emprunté leur fabuleuse maniere de tirer les mandegloires. »

Si Matthiole tient que la mandragore et la racine de Baara sont deux plantes différentes, dont les histoires se sont croisées, d’autres tendent, non sans hésitation, à les rapprocher. Et la Bible, une fois de plus, y prend sa part. Il est dit dans la Genèse, 30, 14-15 : « Etant sorti au temps de la moisson des blés, Ruben trouva dans les champs des pommes d’amour qu’il apporta à sa mère Léa. Rachel dit à Léa : “Donne-moi, s’il te plaît, des pommes d’amour de ton fils”, mais Léa lui répondit : “N’est-ce donc pas assez que tu m’aies pris mon mari, pour que tu prennes aussi les pommes d’amour de mon fils ?”. » Telle est la traduction de la Bible de Jérusalem, qui précise en note : « Litt. Des fruits de “mandragores”, plante dont le nom hébr. est formé de la même racine que “amour”, et à laquelle les anciens attribuaient une vertu aphrodisiaque. » C’est aussi le sens que retient déjà la Vulgate (« reperit mandragoras »), et que reprennent d’autres traducteurs, comme, par exemple, la nouvelle traduction publiée par Estienne en 1545, où une note s’interroge sur la nature de la mandragore, et comme le fait aussi Fagius dans les notes qui accompagnent sa traduction du Targum.

Mais reste à savoir quels sont ces fruits que l’hébreu appelle Dudaïm et ce qu’est exactement la plante qui les porte. Les débats sur ce sujet sont commodément résumés par Dom Calmet dans son Dictionnaire de la Bible, à l’article “Mandragore” : « Le terme dudaïm, dont Moïse s’est servi, écrit-il, est un de ceux dont les Hébreux ignorent aujourd’hui la propre signification. Quelques-uns le traduisent par des violettes, d’autres, des lys, ou du jasmin ; Junius, des fleurs agréables ; Codurque, des truffes. Nous avons proposé des conjectures dans le Commentaire sur la Genèse, chap. XXX, 14, pour montrer que ce pouvait être des citrons. […] Les partisans de la traduction qui lit mandragores se fondent sur ces raisons : Rachel ayant une très-grande envie d’avoir des enfants, on a lieu de prrésumer qu’elle ne désira les mandragores de Lia que dans cette vue-là. Les anciens ont donné à la mandragore le nom de pomme d’amour, et à Vénus le nom de Mandragoritis. » Et plus loin : « Quant à la mandragore, les Persans l’appellent Abronzanam, c’est-à-dire, figure humaine, parce que les Orientaux, et particulièrement les Juifs, accommodent si proprement la racine de la mandragore, avec les filaments qui l’environnent, qu’elle paraît avoir la figure d’un homme ou d’une femme. […] Lusfallah dit qu’il y a danger d’arracher ou de couper cette plante ; et que, pour éviter ce danger, quand on veut la tirer de terre, il faut attacher à sa tige un chien que l’on frappe ensuite, afin qu’en faisant effort pour d’enfuir, il la déracine. » Notons en passant que le chien de Josèphe n’arrachait la plante qu’en cherchant à rejoindre son maître ; celui-ci est, en outre, soumis à de mauvais traitements. En tout cas, Josèphe n’est pas loin, puisque Dom Calmet poursuit : « Josèphe enchérit beaucoup sur tout cela ; il nomme cette plante Baara, d’un nom qui n’est pas fort différent d’Abron des Persans, ou d’Iabron des Arabes. » Après quoi Dom Calmet ne manque pas de reprendre dans tout son détail la narration de Josèphe, qu’il conclut par ses mots : « Et j’ai lu un voyageur [il s’agit du récollet Eugène Roger, dans sa Description de la terre sainte] qui confirme la plus grande partie du récit de Josèphe. »

Mais Dom Calmet n’a pas fini. Il ajoute que « les Arabes donnent quelquefois à la mandragore le nom de Serag-al-cothrob, chandelle du démon, parce que pendant la nuit elle paraît toute lumineuse », alors qu’en réalité cette lumière vient seulement des vers luisants qui s’y attachent ; et que, d’autre part, selon Herbelot dans sa Bibliothèque orientale, « Lutfalla-al-halimi, qui était médecin, assure que tout ce qu’on a écrit de merveilleux touchant cette plante est inventé à plaisir ; qu’il l’a cueillie lui-même plusieurs fois sans danger, que le bruit de son cri, lorsqu’on l’arrache, ne lui fait point de peur, parce qu’elle ne crie point ; qu’enfin tous les usages auxquels on l’emploie sont vains et superstitieux ».

La suite aurait sans doute plu à Boaistuau s’il l’avait connue ; en tout cas, elle reconduit le lecteur moderne en pays de connaissance : « Algedi, poète persien, dit qu’en Chine l’asterenk, qui est la mandragore, croît ayant la figure d’un homme ; et l’on assure que dans la province de Pékin, à la Chine, il y a en effet une espèce de mandragore, qui est si précieuse, qu’une livre de cette racine vaut trois livres d’argent ; car on dit qu’elle restitue tellement les esprits vitaux aux moribonds, qu’ils ont souvent assez de temps pour se servir d’autre remède et pour recouvrer la santé. Les Chinois l’appellent Ginseng. Le P. Tachard dit que cette racine a quelquefois la figure humaine, et d’autres assurent qu’on lui a donné le nom de Ginseng, à cause qu’elle a la forme d’un homme qui écarquille les jambes, nommé en chinois Gin. Un autre auteur dérive le nom de Gin-seng du chinois Gin, qui veut dire homme, et Sem, qui signifie plante ; comme qui dirait plante humaine, plante sui la figure d’un homme. »

Racine de Baara, mandragore, Ginseng : de la Bible et de Flavius Josèphe à nos jours, les légendes botaniques à la fois se répètent et se renouvellent. Les spécialistes de Flaubert savent sans doute d’où l’auteur tient les informations qu’il consigne dans La tentation de saint Antoine : en tout cas, dans la version de 1874, à la fin, les Bêtes de la mer invitent le saint à un voyage dans les pays de l’Océan, où « toutes sortes de plantes s’étendent en rameaux, se tordent en vrilles, s’allongent en pointes, s’arrondissent en éventail. Des courges ont l’air de seins, des lianes s’enlacent comme des serpents. Les dedaïms de Babylone, qui sont des arbres, ont pour fruits des têtes humaines ; des mandragores chantent, la racine baaras court dans l’herbe ». Ces dédaïms seraient-ils un avatar des dudaïm de la Genèse ? Un ami de Lovecraft, Clark Ashton Smith, fait pousser dans le jardin du roi Adompha, objet d’une nouvelle publiée en 1938, « une plante connue sous le nom de dedaim, au tronc bulbeux, pulpeux, vert blanchâtre, du centre duquel sortaient et rayonnaient en foule des rameaux reptiliens sans feuille ».

Elle pourrait rejoindre, si elle avait la caution de graves écrivains, les plantes prodigieuses que Boaistuau accumule dans son chapitre : l’agnus castus, qui « resiste au peché de la chair », car « ceux qui la portent sur eux, ou qui en boyvent le suc, ne sont jamais tentez d’incontinence », et son contraire, le Satyrium, qui, lui, « rend ceux qui en usent lascifz, promptz et desreiglez aux actes veneriens » ; la carline, qui « sert à l’homme de theriaque et d’anthidote contre les poisons et venins, comme Dioscoride et Pline écrivent » ; la consyre, qui « a si grande vertu de reunir, rassembler et rejoindre les playes fresches faictes ensemble, que mesme mise avec les pieces de chair, quand elles cuisent au pot, elle les rejoinct, comme tesmoigne Pline et Dioscoride » ; le nénuphar, plante qui « a si grand vertu contre les ardeurs furieuses qui bouillonnent en la jeunesse, que prise en breuvage une fois le jour, par l’espace de quarante jours elle esteinct du tout entierement l’appetit de paillardise, et la prenant à jeun avec les viandes, elle chasse tous songes impudiques, et veneriens » ; le rhododendron, dont les feuilles, « prinses en breuvage avec du vin », « servent de contrepoison, et remede souverain contre morsures de toutes bestes venimeuses » ; sans oublier toutes les plantes nuisibles , qui ne sont pas moins utiles et voulues de Dieu, car, si les plantes, comme toutes choses, ont été créées pour l’usage de l’homme, « neantmoins, précise Boaistuau, afin de le tenir en bride, et qu’il ne dressast ses cornes trop hault, ou qu’il ne fust par trop enflé d’orgueil et d’ambition, le seigneur a voulu créer de petites plantes et racines, qui ont pouvoir à tous les moments du jour de rabatre et brider son audace, mesme de luy avancer sa mort ».

L’intérêt particulier que porte la Renaissance aux plantes merveilleuses, qu’elles soient bénéfiques ou néfastes, trouve sans doute sa raison dans cette conviction que Dieu, qui a tout créé pour l’usage de l’homme, a manifesté notamment dans les plantes, source principale de la pharmacopée et principal instrument de la médecine, sa prudente providence. Boaistuau commence son chapitre par cette remarque : « Outre la commune utilité qu’elles apportent au genre humain, encores y descouvrirons nous une antiquité si grande, que nous ne la pourrons apprehender, sans une extreme admiration : Car estant presque tous les ars inventez si tost que l’homme fut crée de Dieu, et par apres augmentez par l’industrie de plusieurs, les seules herbes, et plantes soudain apres la creation des Elemens, et lors qu’il n’y avoit encores homme vivant sur terre, sortirent (suyvant le commandement du Seigneur) des cavernes et entrailles de la terre, garnies de leurs propres et divines vertuz. » Au reste, cette réflexion, Boaistuau l’emprunte littéralement au botaniste et médecin Leonhardt Fuchs, auteur d’une célèbre Histoire des plantes, dont la traduction française paraît à Lyon en 1558. Ceux qui font profession de la médecine ne sont pas en reste ; Ambroise Paré, qui ouvre ses Œuvres en traitant « de l’invention et escellence de la Medecine et chirurgie », commence par ces mots, qui amplifient l’observation de Fuchs : « Tous les anciens et modernes tiennent que la Medecine a eu son origine du ciel. Et premierement ceux qui ont le mieux senti de la creation du Monde, ont escrit qu’apres la creation des elemens (lors qu’il n’y avoit encores homme vivant) les herbes et plantes sortirent par le commandement de Dieu, des cavernes de la terre, de diverse et presque incomprehensible grandeur, couleur, odeur, saveur et figure : et ensemble douees de propres vertus tant excellentes et divines, qu’il n’y a invention d’ouvrage ou art, quel qu’il soit, qui à meilleure occasion soit attribuee à Dieu. » Paré ne manque pas de citer Pline 8 : « Si quelcun pense telles choses pouvoir estre inventees des hommes, à bon droict (mesmes par le jugement de Pline) doit celuy-là estre estimé ingrat de la puissance de Dieu. » Cette fois, Paré recopie l’épître de dédicace que Matthiole place en tête de ses Commentaires sur Dioscoride : « Car, comme dit Pline, si quelcun pense telles choses pouvoir estre inventees des hommes, il est ingrat reconnoisseur de la puissance des Dieux. » Matthiole précise, ce qu’Ambroise Paré ne manque pas non plus de reprendre, que, selon certains, « Dieu createur de toutes choses, a montré à Adam, premier propagateur du genre humain, les vertus des plantes, et de toutes autres choses que la terre produit et nourrit, et […] lui a infusé la connoissance d’icelles, aussi tost que l’aiant formé du limon de la terre, il luy a inspiré la lumiere de vie ».

Poussant au pays natal du fils de Dieu, recommandée par Salomon, puissante à chasser les démons et, au demeurant, douée de très singulières caractéristiques, la racine de Baara, si l’histoire en est véritable, atteste éminemment la providence du Seigneur, « esmerveillable en toutes ses œuvres ». Quand l’apothicaire montpelliérain Laurens Catelan publie, en 1638, son Rare et curieux discours de la plante appellée Mandragore […] Et particulierement de celle qui produict une Racine […], qu’aucuns croyent celle que Josephe appelle Baaras, discours qui, comme il le signale, a fait l’objet d’une lecture publique « dans l’auditoire du College de Medecine, destiné à faire les demonstrations des drogues aux Escholiers, estudians en ladite Faculté de Medecine », il termine son petit ouvrage en citant le Psaume 91 :

O Dieu ! quelle hautesse
Des œuvres que tu fais,
Et quelle est en tes faits
La profonde Sagesse.

Jean Céard

Université de Paris X-Nanterre

Notes de bas de page numériques

1 De bello Iudaico, 7, 181-185, Trad. René Harmand, in Œuvres complètes, t. VI, Paris, Leroux, 1932, p. 240-241.
2 Pierre Messie, Diverses Leçons, 2, 39.
3 Tyard, p. 166-167.
4 Jean Wier, Histoires, disputes et discours des illusions et impostures des diables, V, 22, éd. Pris, 1885, t. II, p. 119 et suiv. ; Pierre Le Loyer, IV Livres des Spectres, Angers, 1586, t. II, p. 310 ; Del Rio, Disquis. Magic., II, q. 29, sect. 2.
5 S. Münster, Cosmographie universelle, trad. Belleforest, Paris, 1575, t. 2, col. 1002-1003.
6 J. Cardan, De subtilitate, éd. Lyon, Guillaume Rouillé, 1559, p. 310-311.
7 Rembert Dodoens, Florum et coronariarum odoratarumque nonnullarum herbarum historia, Anvers, Chr. Plantin, 1568, p. 116.
8 Pline, Hist. Naturelle, 17, 2, § 7.