Résumé : premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble de 1775 à 1807, le père Ducros (1735-1814) légua son cabinet de curiosités au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble afin d’en constituer les premières collections. Associé à d’autres cabinets de curiosités entrés dans les collections du Cabinet d’histoire naturelle, celui-ci contribua à transmettre à l’institution grenobloise nouvellement créée l’empreinte de la Renaissance.

Joëlle ROCHAS1

Liste des abréviations

  • BMG : Bibliothèque Municipale (d’études et d’information) de Grenoble

Le docteur Gagnon, grand-père de Stendhal, médecin et notable à la solide formation humaniste, accorda toute sa vie sa protection au père Ducros et le proposa au conseil de direction de la Bibliothèque publique de Grenoble pour devenir, en 1775, bibliothécaire et premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble nouvellement créé. Stendhal dressa dans sa Vie de Henry Brulard un portrait élogieux de ce premier garde du cabinet, ami de son grand-père :

Le Père Ducros, ce cordelier que je suppose homme de génie, avait perdu sa santé en empaillant des oiseaux avec des poisons […] Le père Ducros aimait beaucoup mon grand-père, son médecin, auquel il devait en partie sa place de bibliothécaire […] 2.3.

Et encore :

Mon grand-père me parlait avec le même intérêt de l’Egypte, il me fit voir la momie achetée par son influence pour la Bibliothèque publique ; là, l’excellent père Ducros (le premier homme supérieur auquel j’ai parlé de ma vie) eut mille complaisances pour moi4.

Plus tard, c’est avec chagrin que Stendhal apprit la mort du père Ducros, « le seul grand homme que j’aie vu dans ma jeunesse5 ».

Bibliothèque Municipale de Grenoble, Pd 1, 3

Bibliothèque Municipale de Grenoble, Pd 1, 3

Le nom du père Ducros revient souvent à travers les écrits intimes de Stendhal et particulièrement au cours de la Vie de Henry Brulard, si bien que la solide formation scientifique de ce personnage stendhalien nous est connue6. Une étude d’Edmond Maignien apporte des précisions sur son oeuvre de bibliothécaire et de garde du cabinet7. Après des études faites probablement au Collège des Jésuites de Grenoble, le jeune Ducros accomplit deux ans de noviciat au Puy en Velay et prononça ses vœux dans le couvent des Cordeliers de la ville du Puy le 23 février 1755. Etienne Ducros, en religion le père Daniel, prit ensuite l’habit de cordelier à Grenoble. Il s’adonnait aux sciences et passa ses thèses de doctorat à Gray, en Franche-Comté en 1759. Son noviciat en Auvergne et ses études en Franche-Comté nous permettent de déceler l’intérêt que le père Ducros porta très tôt aux volcans et aux théories de la formation de la terre, ainsi que les premiers liens que le naturaliste put tisser avec les savants de ces régions et notamment en Franche-Comté, dans l’entourage du minéralogiste Guyton de Morveau8.

Sa santé ayant été fortement altérée par des opérations chimiques, des poisons employés sans précaution en ornithologie et des voyages minéralogiques dans les montagnes, il demanda et obtint en 1785 un bref papal qui lui permit de vivre hors de son cloître, de ménager sa santé et de s’occuper du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Si le père Ducros resta jusqu’à la fin de sa vie fidèle aux vœux qu’il avait prononcés, les vers plus que libres de ce cordelier à une jeune et jolie femme de Grenoble en juin 1768 nous permettent de relativiser quelque peu son engagement religieux et de considérer l’entrée au séminaire de ce fils d’un modeste maître bridier grenoblois comme le moyen de recevoir un enseignement scientifique de qualité9. Sa correspondance privée nous le livre également sous les traits d’un épicurien aimant le bon vin : après sa mort, son ami et correspondant Henri d’Urre, propriétaire viticole à Taizé, réclama aux héritiers de Ducros la dernière somme que le révérend devait encore pour une livraison « de vin d’Hermitage et de vin de Crozet10 ». L’envoi de quelque bonne bouteille aux savants fit parfois partie des pratiques de Ducros, comme ce ratafiat envoyé en remerciement à Léchevin, secrétaire du cabinet de Monsieur, frère du roi, « pour l’intérêt de la bibliothèque 11 ». L’art de partager ensemble un bon vin semblait d’ailleurs être communément apprécié parmi la communauté scientifique grenobloise, comme le révèle une lettre de Colson, trésorier de la mine d’argent d’Allemont sous la direction du saxon Schreiber :

[…] J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’amitié de m’écrire. J’en ai fait part à M. Schreiber qui est, on ne peut plus sensible, ainsi que moi, à votre indisposition. Nous vous exhortons très fort à vous ménager et nous espérons qu’à notre retour, nous vous trouverons entièrement rétabli. Nous réservons nos remerciements jusqu’alors. En attendant, nous vous prions de nous conserver les dites bouteilles dans votre cave12 […] .

Les papiers personnels du père Ducros ne nous ont pas livré la date à laquelle celui-ci commença les collections de son propre cabinet de curiosités13. Sa biographie n’en fait pas état non plus. Le père Ducros naquit à Grenoble en 1735. La vente de la première partie de ses collections au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble s’effectua en 1775. Il avait alors quarante ans. On peut donc dater approximativement à 1760 la date à laquelle il commença ses collections. Cette date correspond à la fin des ses études à Dijon et à son retour pour une installation définitive à Grenoble. Le père Ducros céda la dernière partie de ses collections en 1806, peu avant son départ à la retraite : 1760-1806 seraient ainsi la date de la création de son cabinet de curiosités et celle de l’achèvement de la constitution de ses collections.

Une description du cabinet d’histoire naturelle vendu par Ducros au Cabinet de Grenoble permet de rattacher les collections qu’il céda aux anciens cabinets de curiosités. Les délibérations de la Bibliothèque publique de Grenoble nous livrent en effet la vente par le père Ducros le 5 mai 1775 de ses plâtres et d’« un crocodile de la plus grande espèce empaillé » ainsi que de tout ce qui composait son cabinet14. Le père Ducros vendit également le 12 juillet 1775 sa collection ornithologique, afin de se constituer une rente viagère15. A ces deux legs de 1775, le père Ducros en joignit un dernier, daté de 1806, et qu’il fit avant de partir à la retraite. Il le destinait nommément au Cabinet d’histoire naturelle16 : le père Ducros donnait à nouveau des plâtres et les armoires vitrées dans lesquelles il avait rangé ses collections d’histoire naturelle . Ce dernier « traité », tardif et destiné au Cabinet d’histoire naturelle, nous montre bien le lien que le père Ducros faisait entre les œuvres d’art et les collections d’histoire naturelle. Il nous prouve que le père Ducros n’avait sans doute jamais cessé de collectionner dans l’esprit des anciens cabinets de curiosités. Il eut toute sa vie la passion de la collection. Agé et à la retraite, il essayait encore par tous les moyens de s’entourer d’œuvres d’art, et il écrivait en 1808 à ses amis les frères Champollion à Paris pour leur demander de lui rapporter « du tissu d’ameublement » afin de décorer sa chambre d’amis à la campagne, mais aussi et surtout « des livres et des tableaux ». Il les tenait informés des « bustes en terre cuite » qu’il allait acquérir pour sa maison mais aussi « des figures de marbre » dont il allait orner son jardin, dans le goût des plus beaux jardins botaniques privés de Provence :

Tâchez l’un et l’autre par vos complaisances, à me procurer des jouissances dont les fleurs couvrent le chemin du tombeau […]17 .

Crocodile du Nil - Collections du Muséum d'histoire naturelle de Grenoble

Crocodile du Nil – Collections du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble

Le père Ducros ne collectionnait pas seulement les animaux naturalisés, les minéraux et les livres. Il était également peintre et sculpteur. Dans ses moments de loisirs, il moulait de petits médaillons en plâtre représentant les hommes illustres de toutes les époques qu’il offrait à ses nombreux amis. Il en recevait d’autres en échange. Il avait peint son propre portrait18. Le cabinet de curiosités qu’il avait rassemblé dans sa jeunesse et dont nous avons tenté de recomposer l’ensemble, devait comprendre essentiellement le grand crocodile empaillé, vraisemblablement d’autres espèces exotiques et une bibliothèque composée de livres scientifiques, mais aussi ses plâtres, la collection ornithologique d’oiseaux de la province du Dauphiné dont il avait monté lui-même les peaux, et des minéraux qu’il avait rapportés de ses voyages scientifiques ; oiseaux et minéraux étaient rangés dans des armoires vitrées qu’il avait coutume de fermer avec des rideaux faits dans de vieux draps, afin de ne pas altérer la couleur des plumes des oiseaux19 ; à cela devaient s’ajouter quelques tableaux, des sculptures ou œuvres d’art dont il avait toujours aimé s’entourer, les instruments de laboratoire avec lesquels il réalisait ses expériences chimiques et le matériel dont il se servait pour monter les oiseaux. Sa comptabilité personnelle montre certaines similitudes avec celle du cabinet20. A côté de ses dépenses alimentaires ou vestimentaires (le père Ducros était très élégant), on y retrouve les dépenses occasionnées pour du matériel servant à naturaliser les animaux de ses propres collections, à monter ses oiseaux en peaux et à les entretenir, à nettoyer ses minéraux : « de l’esprit de thérébentine, du camphre, du souffre, des verres de Givors » de deux tailles différentes, « de la poix, de la résine, du tabac, de l’alun pulvérisé, de la cire, des drogues en pots pour empailler les oiseaux, du fil, de la ficelle, du fil de fer », « des clous, une poulie, des vis, une charnière », « du papier, de la colle, de la céruse pour la couleur, une provision de verres noirs et autres yeux de couleur pour les oiseaux » et encore « de l’eau forte pour nettoyer les coquillages et les cristaux ». Tout ce matériel « d’anatomie » nécessaire à l’ornithologue mais aussi les instruments de physique propres au chimiste devaient accompagner les collections qu’il léguait au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble.

Un siècle avant lui, Paul Constant, apothicaire à Poitiers en 1609, possédait lui aussi un crocodile dans son cabinet de curiosités. Il lui accordait beaucoup d’importance et le citait en premier en faisant visiter à son lecteur ce cabinet21. Le crocodile avait été au XVIIe siècle l’ornement indispensable des cabinets de curiosités et il figurait encore dans celui du père Ducros, légué au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble en 1775. Emblème du cabinet de curiosités du père Ducros, c’est ce crocodile que cite le garde dans tous les documents qu’il rédige sur l’histoire de la fondation du Cabinet d’histoire naturelle. La présence de ce crocodile au sein des collections du père Ducros montre l’attachement du collectionneur, dans l’univers clos de son intimité, à rassembler encore des collections à la façon des curieux d’autrefois. On décèle, dans ce choix personnel de Ducros, l’appartenance à ce groupe de savants dauphinois qui, dans le sillage du botaniste Dominique Villars, puisent encore leur inspiration dans les travaux réalisés à la Renaissance et notamment dans ceux des naturalistes formés à l’Université et au Jardin de botanique de Montpellier. Il en connaissait les travaux, il en recherchait les ouvrages, il côtoyait à Grenoble les herboristes et jardiniers, comme les Liotard, héritiers de la tradition des jardins exotiques de Provence. Il savait l’importance qu’avait eu, pour son ami Villars, la lecture de son premier ouvrage de botanique, un herbier imprimé de Pier Andrea Matthiole22 richement illustré. Il connaissait la quête incessante de Villars de retrouver, à travers toute l’Europe et notamment les états allemands, les livres des savants de la Renaissance, leurs planches, leurs gravures et leurs herbiers.

Pendant les vingt premières années où il fut en charge du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, le père Ducros s’est employé à discipliner ce cabinet, s’efforçant d’en organiser les collections scientifiques selon le modèle érigé par Buffon. Il tria parmi les collections hétéroclites issues des différents cabinets dont il avait hérité et sépara, on imagine à regret, celles qui relevaient des arts, des lettres ou des sciences. On peut alors formuler l’hypothèse que pour cet humaniste accompli, à la fois amateur d’arts et de sciences, le petit cabinet de curiosités qu’il possédait chez lui constituait un espace de liberté échappant à la rigidité des modèles établis. C’est là qu’il pouvait donner libre cours à ses talents de peintre, s’adonner aux sciences naturelles tout en laissant s’exprimer sa passion pour la bibliophilie.

1 Joëlle Rochas est docteur en histoire et bibliothécaire à l’Université de Savoie. Ses travaux sur les cabinets de curiosités s’inspirent de sa thèse soutenue en 2006 à l’Université de Grenoble sous la dir. du Professeur Gilles Bertrand et intitulée : « Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855) ».
2 Ibidem, p. 214-215.
3 Ibidem, p. 214-215.
4 Ibidem, p. 190.
5 « Lettre à Pauline Périer-Lagrange », 3 décembre 1814, lettre n° 1175, in STENDHAL, Correspondance I, 1800-1821, Paris, Gallimard, 1962 (Bibliothèque de la Pléiade).
6 H. MARTINEAU, Petit dictionnaire stendhalien, Paris, le Divan, 1948, p. 195-197.
7 E. MAIGNIEN, La Bibliothèque de Grenoble et ses premiers bibliothécaires : Etienne Davau, Etienne Ducros, op. cit., p. 13-14.
8 GUYTON de MORVEAU (baron Louis-Bernard, (1737-1815) : chimiste, franc-maçon, associé libre de l’Académie delphinale, fondateur de l’Ecole polytechnique.
9 « Vers plus que libres du père Etienne Ducros à une jeune et jolie femme de Grenoble », Grenoble, juin 1768 », in LETOURNEAU, Miscellanea, t. IV, p. 791-792, [Grenoble], MDCC.LXX [1770] (BMG, Bd 658).
Malgré la haire et le cilice / Et le cordon dont je suis ceint, / Je viens sous l’habit d’un novice.
Qu’il est plus aisé Léonice, / D’être martyr que d’être saint ! / Au fond de ma sombre cellule,
Mon cœur rebelle à Saint François / Brise ses fers, s’échappe et brûle / De se ranger sous d’autres lois.
Pour calmer la langueur secrète / Qui me consume nuit et jour, / Mes mains ont poli la toilette,
Premier hommage qu’à l’amour / Offre un timide anachorète : / Je vous aime quand le soleil
Sort du sein écumant de l’onde. / Je vous aime quand moins vermeil / Il fait place à la nuit profonde.
Je ne dis rien de mon sommeil / Mais on sait que les gens du monde / N’en éprouvent pas de pareil.
10 H. d’URRE, Lettre à Ducros, Taizé, 17 mars 1815 (BMG, R 8712, chemise 1).
11 BMG, R 8710, t. 2.
12 COLSON, Lettre à Ducros, [Allemont], 9 novembre 1780 (BMG, R 8712, chemise 1).
13 Dossier Ducros (le père Etienne) : pièces concernant sa succession et sa famille (BMG, R 9531-1 et 2).
14 « Délibération du 5 mai 1775 », in Origine et formation de la Bibliothèque et Académie delphinale, document n° 9, p. 60 (BMG, R 8709). < br> 15 Ibidem, « Délibération du 12 juillet 1775 », p. 62.
16 « M. Ducros a déposé dans le Cabinet d’histoire naturelle… », in Mémoire du père Ducros, 13 juillet 1806, [f. 2], paragr. C (BMG, R 8711, chemise 2).
17 E. DUCROS, Lettre à Champollion-Figeac, 30 avril 1808 (ADI, Fonds Champollion, vol. 2).
18 Ce portrait en miniature du père Ducros peint par lui-même a été par la suite dessiné par Jay, fondateur du Musée de Grenoble, et reproduit par Cassien : Lithographie de Cassien (BMG, Pd 1 (3).
19 Pour le cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, il acheta des draps d’occasion afin de protéger les oiseaux derrière leurs vitrines : « Acheté de rencontre deux vieux draps avec 36 boucles pour servir de rideaux aux armoires des oiseaux, 5 l [ivres] », in Comptabilité du père Ducros pour le Cabinet d’histoire naturelle, 1779-1790 (BMG, R 8710, t. 2).
20 Dossier Ducros (le père Etienne) : pièces concernant sa succession et sa famille, comptabilité personnelle et domestique du père Ducros, livres de comptes (BMG, R 9531-1 et 2).
21 P. CONTANT, « Notice intitulée Crocodille », in Le Jardin, et Cabinet poétique (1609), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, p. 168 ; 170.
22 MATTIOLI ou MATTHIOLE (Pier Andrea, 1501-1577) : botaniste comparable à Charles de L’Ecluse, auteur d’un herbier imprimé richement illustré, caractéristique de l’essor de l’iconographie botanique à la Renaissance.