Jardin, et Cabinet poétique (1609) de P. Contant1
Table des matières
Le Jardin, et Cabinet poétique de Paul Contant s’offre au lectorat de la première décennie du xviie siècle comme une visite sélective parmi la collection de plantes et les objets du cabinet de curiosités d’un pharmacien de Poitiers, une promenade apéritive en quelque sorte. Mais quelle que soit la sévérité de la sélection, que l’on peut mesurer en rapportant les objets du Cabinet à l’impressionnante liste du catalogue qui devait paraître dans les Œuvres de 1628 sous le titre d’Exagoge mirabilium, l’ampleur du poème – environ 2500 alexandrins – fait de cette œuvre poitevine la première manifestation littéraire significative de la mode florissante des cabinets de curiosités. C’est, à l’heure où l’intérêt d’un Krzysztof Pomian pour le phénomène voit enfin pleinement reconnaître sa fécondité sur le plan intellectuel et, sur le plan scientifique, sa légitimité, une raison suffisante pour donner à ce texte devenu rare en dehors des bibliothèques de son Poitou natal, les chances d’une existence posthume. À vrai dire, ce qui nous a incités à entreprendre la réédition de cet ouvrage, dont il faut dire sans ambages que les qualités littéraires ne sont pas celles d’un Ronsard, c’est qu’il est, dans son genre, absolument singulier. Singulier non pas par ce qu’il nous révèle sur l’origine socio-professionnelle de son auteur (bien qu’il soit vrai que les choix et les commentaires des objets passés en revue sont en partie déterminés par le fait qu’il s’agisse d’un pharmacien, ou encore que la présence de tels objets s’explique par la proximité de La Rochelle et des armateurs en relation avec, entre autres, le Canada), singulier non plus par ce qu’il a à nous dire sur le fondement humaniste de son activité de collectionneur (car s’il est un trait qu’il partage avec presque tous les autres amateurs de « singularités » de son époque, c’est bien celui-là), – mais singulier par la relation ludique qu’un tel ouvrage instaure avec son lecteur. C’est cette singularité-là qui nous a séduits, que nous avons cherché à valoriser, et qui par conséquent a orienté un certain nombre de nos choix éditoriaux sur lesquels nous entendons nous expliquer ici, à savoir l’ordre des pièces de l’ouvrage que nous offrons au public – nous dirons un mot sur la valeur documentaire des images –, l’intervention dans le système de repérage, et enfin la nature et la configuration de l’appareil critique.
L’ordre des pièces
Le principe du jeu repose essentiellement sur la façon dont le sens est accordé au lecteur, ou retenu. La maîtrise du sens est assurée par la confrontation entre trois documents : un texte poétique qui prend en charge un peu moins de soixante végétaux cultivés et un peu plus de quarante objets de collection, un ensemble de gravures qui donnent une représentation visuelle des mêmes, et un index qui fournit une liste de noms. Il s’agit donc de permettre au lecteur de croiser des informations de natures différentes : une mention textuelle (désignation périphrastique ou encore désignation d’usage, notamment lorsque le terme en question est auréolé du prestige et du mystère d’une allure exotique), un dessin à vocation documentaire, réaliste, et un désignatif dans une liste de termes en usage dans le milieu des « physiciens » ou naturalistes. Le système ne fonctionne qu’en vertu d’un repérage ménagé par une triple numérotation : quel que soit son mode de représentation, le même objet doit recevoir le même numéro dans les trois documents à confronter. On se contentera de dire, à cette étape de la présentation, que la numérotation va de 1 à 58 pour les végétaux du Jardin, et de 1 à 43 pour les objets du Cabinet2. Les deux séries sont suffisamment hétérogènes pour que le risque de confusion soit nul : il suffisait, ce que Contant a fait, d’offrir deux index nettement séparés3.
Le premier type d’information, parfois d’une grande économie, tend vers le descriptif, quelque développement que le texte accorde à la mention (un vers et demi pour la Gentiane, plus de cent cinquante vers pour la Couronne Impériale) ; le deuxième relève de la pure mimesis avec les moyens de la pictura4 ; quant au troisième, il fonctionne comme une sorte de clef. D’où cet invariant de l’agencement des différentes parties de l’ouvrage dans un peu plus de dix exemplaires consultés, toutes dates confondues : cet index est prévu dès l’impression pour apparaître en seconde position par rapport au poème, après le mot FIN, les deux documents présentant une pagination continue. En revanche les planches gravées, elles, ne sont pas paginées. Cependant presque tous les exemplaires montrent que l’on a choisi, au moment de faire relier les pages du livre, de les assembler avant le poème proprement dit (si les variations par exemple entre les exemplaires possédés par la Médiathèque de Poitiers sont nombreuses, elles ne concernent que la place respective des planches les unes par rapport aux autres, ou encore la place de l’ensemble qu’elles constituent par rapport aux pièces liminaires).
Ce qui signifie bien que, quel que soit le comportement du lecteur – et l’on comprend bien qu’il y a là matière à grande diversité –, un tel dispositif compte sur un premier geste ou réflexe, qui consiste à consulter d’abord, fût-ce rapidement, fût-ce partiellement, les images. Que les images en effet confèrent à l’ensemble de l’ouvrage le fonctionnement d’une énigme, la preuve en est la distribution anarchique des numéros qu’elles offrent conjointement au regard, contrairement à la réapparition des mêmes numéros dans le poème selon (sauf négligence, nous y reviendrons) le principe d’une progression arithmétique, et à nouveau (et sans entorse cette fois à la règle) dans l’index. C’est vrai du cahier de neuf planches présentant les objets du Cabinet : sur la même planche, par exemple, figurent les animaux portant les numéros 19, 9, 14, et 3 ; sur une autre, ce sont les 1, 35, 16, 15, et 8. Ce n° 8 d’ailleurs apparaît une deuxième fois, pour une autre gravure, et sur une autre planche : Contant a voulu offrir deux échantillons différents de ces poissons appelés orbis (des poissons-globes, du « nom qu’on donne à la machine ronde »5), mais il prend soin de les disjoindre dans le jeu des illustrations – histoire de mêler un peu plus les gravures, comme on brouille les cartes. C’est encore plus évident dans la magnifique planche du Bouquet6, où le brouillage est à son comble : une seule gravure pour plus de cinquante numéros, numéros qui apparaissent tantôt sur les végétaux mêmes, tantôt à côté, et bien souvent presque dissimulés dans l’ombre qui suggère une variation de coloris ou dans l’entrelacs des feuilles et des tiges… Aucune difficulté certes à repérer le n° 26, évident, noir sur blanc, au beau milieu du lobe médian de la feuille de trèfle : mais le 49, qui pourtant lui aussi s’étale en position centrale sur un pétale de l’iris, est moins visible, car le fond sur lequel il est inscrit est ombré… Et qui ne passera pas plusieurs fois à côté du n° 1, mince bâton parallèle à une courte tige bien droite, sans même le voir ? Quel œil ne cherchera pas en vain le n° 24, pour le découvrir finalement tapi au milieu d’un enchevêtrement végétal, juste au-dessus de la gale du Therebente ? – De sorte que, pour en revenir aux planches du Cabinet, l’on peut se demander si l’une des raisons de la distribution apparemment irraisonnée des gravures ne tient pas à une volonté délibérée de reproduire avec d’autres moyens l’effet de prolifération qui se dégage très naturellement de la planche du Jardin – tandis que la juxtaposition des objets, tous sur un plan horizontal mais chacun dans son espace propre, permet de remédier aux problèmes de proportion qui n’auraient pas manqué de surgir de leur entassement dans une seule composition à la manière du Bouquet.
Le mode de consommation du lecteur standard est donc celui de la devinette. Qu’est-ce donc que cet animal, dont la gravure porte le numéro 16 ? – un « Tatoü », révèle le poème, – un « Tatoü », confirme l’index. Quelle est cette fleur numérotée 29 dans le bouquet de végétaux ? « belle d’un jour », dit le poème, qui relance l’énigme – et l’index des noms de plantes : « Hemerocalle ». À l’index de combler une attente suscitée par une image puis un texte dont l’identification et la lisibilité sont problématiques – car le lecteur ne possède pas obligatoirement dans son vocabulaire le mot « tatoü », néologisme emprunté au Tupi qui fait son apparition vers les années 1550 ; et si l’on connaît le mot, on ne connaît peut-être pas la chose… C’est donc un tatou – ou bien : C’est donc cela, un tatou. Cette dernière section (celle des solutions, dirait-on maintenant) est particulièrement pertinente pour tout ce qui concerne le Jardin : le jeu d’identification y est compliqué en effet par la façon dont le poème désigne la plupart des végétaux. « Couronne impériale », « Tulipe », le texte fait apparaître des expressions et des mots nouveaux et qui renvoient à des réalités encore mal connues dans le Poitou d’Henri iv, ou passe par le détour de l’allusion mythologique (il faut deviner le muflier dans « l’enazé museau du cornu porte-Europe », c’est-à-dire le mufle du taureau en quoi s’est métamorphosé Jupiter pour enlever la princesse Europe) ou bien encore celui du jeu onomastique (ainsi les fleurs qui se font attribuer les « voix coaxantes » de la grenouille doivent-elles être les renoncules, orthographiées Ranuncules, le latin ranuncula signifiant littéralement « petite grenouille »).
Nous avons donc naturellement été conduits pour notre réédition à placer en premier les gravures, planche du bouquet printanier en tête, puis immédiatement après le poème, suivi de son double index. Mais il nous a semblé légitime de chercher à renforcer le caractère fonctionnel du dispositif en rejetant les pièces liminaires au tout début de la section des Annexes7, pour que soit encore resserré le rapport très étroit entre gravures, poème et index, et afin de privilégier nettement ce rapport ludique tout à fait moderne8. Nous n’avons alors conservé, entre le frontispice et ces trois sections, que l’épître de dédicace à Sully qui par son discours sur la curiosité engage directement, bien au-delà de la pragmatique des relations sociales, la lecture du poème et de façon plus générale la réception de l’entreprise même.
Valeur documentaire des images
Priorité donc aux images : et elles le méritent bien, elles sont fort belles. Fort belles et fort exactes, dans la mesure où, n’en doutons pas, pour ce qui est des objets du Cabinet tout au moins, l’artiste responsable du dessin avant gravure les reproduit fidèlement, au vif. On peut d’ailleurs imaginer que Contant les a choisis, ces objets, parmi tant d’autres, pour leur rareté prestigieuse mais aussi pour la qualité de leur conservation. Car si le « maracas » et le canoë ne posent aucun problème en la matière, ce n’est certes pas le cas des corps corruptibles. Sans doute est-ce la raison pour laquelle on trouve dans les planches gravées reptiles et quadrupèdes à carapace – anaconda, iguane, crocodile, tortue géante et autres tatous –, animaux qui se conservent remarquablement bien par dessication, après qu’on a retiré les organes internes, plus fragiles que la chair. De même, on naturalise le plus simplement du monde les ophiures en les exposant au soleil, et encore l’hippocampe, en prenant soin de donner à l’appendice caudal cette forme enroulée caractéristique que l’on voit sur la gravure n° 28. C’est ainsi que Contant, nous apprend le pamphlet de Leyde9, dit avoir fait sécher le caméléon qu’il avait emprunté au Rochelais Mouchaud – et s’il s’agit bien là, comme le prétend le pamphlétaire, d’un mensonge du pharmacien indélicat pour s’approprier la « singularité » d’autrui, l’anecdote confirme indirectement que telle est la façon de procéder, lorsqu’un animal de cette sorte est mort, pour en conserver le cadavre. C’est encore le principe de la naturalisation des manucodiates ou oiseaux de paradis : et si celui que nous offre Contant sous le n° 43 est dépourvu de pattes, ce n’est pas là défaut de réalisme, mais bien plutôt que les indigènes qui commercialisent ces oiseaux ont pour pratique de les éviscérer en commençant par leur arracher les pattes avant de les exposer au soleil des Moluques sur le pont de leur bateau. On éviscère et on fait sécher également les poissons avec des résultats d’autant plus satisfaisants qu’ils peuvent présenter une peau résistante qui offre parfois l’aspect d’un véritable bouclier : les Orbis, dont Rondelet nous apprend qu’une fois désséchés on a l’habitude de les remplir de bourre pour leur donner leur allure ronde10, l’Histrix qui porte le nom de son premier descripteur, le cordelier André Thevet, et a fortiori le poisson à qui les plaques osseuses qui recouvrent son corps ont donné le nom de poisson-coffre… Pour d’autres animaux marins, on se contente des têtes qui, les mâchoires maintenues dans une position grande ouverte le temps de la dessication, permettent d’exhiber des dentitions impressionnantes. La baudroie, qui porte le n° 25, est naturalisée entière, corps arqué et gueule béante, pour mettre en évidence une des singularités de ce poisson qui tient à la disproportion entre les tailles respectives de la tête et du corps. Sur la même planche, une salamandre, vue de dessus, l’air aplatie, comme écrasée, et tête un peu de côté : le dessin, sans complaisance, et sans se souvenir des salamandres héraldiques ou emblématiques, restitue l’animal tel qu’il se livre au regard après les aléas des opérations de conservation. Qu’on me permette à ce propos de parler un peu plus au long de ce poisson aux allures de porc-épic ou de hérisson que l’Exagoge mirabilium désignera par l’expression « Echinus piscis Theveti », poisson-hérisson de Thevet. Thevet le décrit ainsi dès 1575 dans sa Cosmographie universelle, à propos de la mer Rouge : « Cette mer nourrit aussi un autre poisson […] que les Persiens appellent Ruben, autres Achazib, comme s’ils vouloient dire, Poisson herissé, et non sans cause : car il est garni d’esguillons et poinctes comme notre Herisson, avec lesquelles il se combat contre tout autre poisson, puis s’en nourrit : et n’y a poinçon ny esguille si venimeuse, que celles qu’il lance, aussi bien que ses dents, veu que s’il donne attainte à homme ou beste avec l’un ou l’autre, c’est chose asseuree, que dans vingtquatre heures l’on se peut tenir prest pour mourir. »11. Or Contant parle lui aussi des piquants, et puisque ces piquants sont susceptibles d’être projetés il préfère comparer le poisson au porc-épic qui de haute antiquité a cette réputation, – mais de dents, point. Et pour cause : on voit bien sur la gravure que la partie avant de l’animal est remplacée par une tête approximative, une prothèse modelée dans une matière solide de couleur sombre. On comprend que la gueule du poisson, gâtée, a dû être remplacée. Thevet, lui, possède un exemplaire complet : « J’en ay apporté la peau d’un, que je tiens par curiosité encore aujourdhuy dans mon cabinet », et il en offre dans sa Cosmographie le « pourtraict au naturel ». Mufle retroussé en manière de groin, œil globuleux, rien à voir avec la tête du poisson portant le n° 29 dans le Jardin, et Cabinet. Et cette différence qui saute aux yeux est bien intéressante : encore une fois, le dessin de Contant est fidèle au spécimen entreposé dans son capharnaüm, imperfections comprises. Quant au crocodile, pour en finir par où nous avons commencé, la partie antérieure des pattes fait un angle de 15° par rapport au sol, doigts dans le prolongement et légèrement recourbés à l’extrémité, de sorte que l’animal ne repose que sur ses griffes, comme un danseur qui fait des pointes : l’ombre portée sous chacune des pattes par l’artiste ne laisse aucun doute sur le fait qu’il reproduit sciemment et scrupuleusement, là encore, l’état de son modèle, tel qu’il a été naturalisé.
Parmi la quarantaine de gravures, seule celle qui porte le n° 33 semble être le lieu d’une interprétation de la réalité de la part de l’artiste. Mais peut-être est-elle, cette réalité, difficilement représentable : il s’agit, dit l’index qui correspond au Cabinet, d’un « enfant monstrueux » – c’est-à-dire en l’espèce d’enfants siamois12. Il est absolument certain que le dessin commence à édulcorer la réalité en refusant de représenter des corps de siamois sans doute à peine arrivés à terme : on peut lire dans le récit de voyage d’Abraham Gölnitz, qui a visité le Cabinet de Contant, cette précision que la mère a survécu mais que les siamoises (qu’il considère lui aussi comme un seul enfant, une petite fille), sorties vivantes du ventre de leur mère, sont décédées aussitôt après13. Or puisque Contant abritait bien dans son cabinet un tel spécimen de praeternaturalia, comment le présentait-il et le conservait-il, si ce n’est embaumé, ou plus probablement encore dans un bocal, plongé dans une solution ?
On connaît bien les fœtus, les membres humains, mais aussi les corps d’enfants qui à l’autre extrémité du siècle constituaient la collection de Frédéric Ruysch, puisque la Kunstkamera de Saint-Petersbourg, qui les avait acquis au début du xviiie siècle, les possède toujours dans de grands bocaux, étonnamment bien conservés, l’air presque vivants, comme endormis – tels qu’ils ont frappé et séduit Pierre le Grand lors de sa visite de 1697. On peut encore consulter la série de catalogues partiels où Ruysch décrit, parmi d’extraordinaires installations morbides sur socles de bois exotique, ses corps embaumés et ses précieux bocaux : ainsi la planche II de son troisième Thesaurus anatomicus représente-t-il une fillette hydrocéphale, assise jambes relevées sur un riche coussin. Invariablement le texte décrit et commente : « Phiala in liquore limpido continens… »14, « …phiala, caput infantis continens, liquori balsamico innatans, quod vivido colore tam nitide praeparatum et conservatum est ullo absque pigmento, ut dormientis potius, quam denati caput, videatur »15. Car Ruysch insiste bien dès le premier catalogue sur le fait qu’il a su mettre au point une solution qui lui permettait de conserver les corps, non seulement les parties charnues, mais encore les parties molles comme le cerveau, et même les cadavres en leur entier, et ce pour des siècles16. Il revendique aussi une technique d’embaumement qui lui permet avec d’excellents résultats de garder des corps en milieu sec17. En tout cas, au moment où il écrit, cela fait déjà vingt ans, assure-t-il, qu’il conserve ainsi des cadavres de petite taille et dont l’aspect est tel qu’on croirait qu’ils sont tout simplement assoupis. Ruysch revendique là une invention qui le distingue radicalement par rapport aux essais de ses prédécesseurs18 : et je crains bien qu’il ne faille imaginer que les siamois de Contant comme les fœtus d’Homais, leur lointain avatar littéraire, promis qu’ils étaient à se pourrir, comme dit Flaubert, « dans leur alcool bourbeux », dussent avoir déjà plus ou moins au moment du dessin l’aspect de « paquets d’amadou blanc »19… ou, s’ils avaient été embaumés, que leur chair racornie et noircie ne fût guère plus ragoûtante. Posons que, pour extraordinaire que fût l’objet, son identification exigeait des accommodements avec la réalité : en conséquence, chevelure claire et abondante, visage paisible et souriant, chair apparemment souple et lisse, et prudente lacune du trait au niveau du thorax20. Si stéréotypie il y a dans cette pratique du trait, elle est de l’ordre de l’euphémisme, et ressortit à une rhétorique de la pudeur.
Mis à part ce cas particulier des enfants siamois, rien à voir avec des dessins stéréotypés : observez par exemple la précision avec laquelle l’artiste a restitué la forme très exacte de l’œil de l’iguane21. L’iguane que Charles de L’Écluse représente dans ses Exoticorum libri decem22 est parfaitement semblable, à la différence près qu’il a l’œil rond… et le savant de déplorer, dans le chapitre qui accompagne la gravure, le fait que le dessin qu’il a fait exécuter ne soit pas absolument fidèle à la réalité23. Voyez encore ce curieux végétal, appelé par Contant « Melon espineux », et qui apparaîtra plus tard dans son catalogue sous l’appellation d’« Echinomelocactos, sive melo carduus echinatus », à la fois oursin, melon et chardon. Les médecins Pena et De L’Obel l’ont décrit une trentaine d’années auparavant, et Charles de L’Écluse en propose lui-même une gravure à son lecteur, ce qui semble bien être une première : si celle de Contant ne lui ressemble pas vraiment, c’est qu’il possède en vérité un exemplaire sensiblement différent et qu’en rival scientifique, pour ainsi dire, du grand Clusius24 (qui d’ailleurs note cette grande variété de formes) il le fait reproduire au plus près de la réalité. Car l’apothicaire poitevin connaît et pratique l’ouvrage de Clusius, à qui il emprunte le nom d’« Echinomelocactos ». Rivalité encore, et par conséquent prétention scientifique et exigence de précision, avec le double dessin, sous le même numéro, de la Limule25, qu’il appelle « Chancre molucan » : une vue dorsale, une vue ventrale. On ne comprend vraiment la stratégie de cette représentation à vocation de toute évidence documentaire que lorsque l’on ouvre le livre de Charles de L’Écluse pour constater que ce dernier n’a à offrir au Livre vi qu’une Limule incomplète et avariée…
Le souci de l’exactitude du trait a peut-être d’ailleurs joué un bien vilain tour à notre apothicaire : je veux parler du couple d’oiseaux qui portent respectivement le n° 41 et le n° 42, les prétendus « Ganga » et « Caraca ». Ganga est un nom attribué à un gallinacé, et l’on conviendra que l’oiseau de la gravure est un gruidé : première erreur. Il ne serait pas difficile de reconnaître la grue cendrée, Baleara pavonina, telle par exemple que la peint un peu plus tard Pieter Boel dans une étude actuellement conservée au Louvre, n’était la forme de son plumage caudal : seconde erreur. Troisième distorsion : on ne saurait lui accorder pour femelle, comme le fait très explicitement le poème, cet autre gruidé qui, quelque fantaisiste que soit le nom que Contant lui laisse, correspond sans doute à la Demoiselle de Numidie, Anthropoides virgo ! Autrement dit, ce que ces deux images nous révèlent, c’est un Contant dans le rôle d’une dupe, et peut-être les scrupuleuses gravures de tels objets ont-elles fait se gausser plus d’un éminent savant… Nous n’omettrons pas de faire remarquer ici que « Ganga » et « Caraca » disparaîtront comme par enchantement – en tout cas si l’on en croit le catalogue de 1628 qui ne les mentionne pas.
Quant à la savante composition végétale qui accompagne le Jardin, on a tout lieu de croire qu’il s’agit d’une élaboration artistique faite à partir non pas de l’observation directe du jardin (la rose de Noël ne fleurit pas à la même époque que le coucou), mais à partir de dessins disjoints qui eux ont su saisir chaque plante au moment où son apparence est la plus flatteuse et la rend en même temps le mieux identifiable. Ces études primitives dont nous faisons l’hypothèse entre la réalité de la collection et le bouquet de la planche gravée peuvent être de la main de Contant lui-même – et peut-être d’ailleurs la composition florale : le récipient qui contient le bouquet est bien marqué à ses nom et devise. Il est vrai qu’en 1628 le frontispice du Second Éden revendique non le dessin, mais son projet : « Pinson pinxit », « Contant inventor ».
Le travail d’élaboration confié au peintre consiste essentiellement à imposer visuellement la notion euphorique d’abondance par un foisonnement végétal, non sans organiser ce foisonnement végétal selon deux principes structurants : à la périphérie, arbres et arbustes forment une sorte d’encadrement (le problème de la taille relative est réglé par le procédé de la synecdoque, la partie pour le tout) ; et à partir du centre de la composition, occupé par la Couronne Impériale (fleur à laquelle le poème accorde un développement de première importance, par sa longueur et par son thème, en en faisant le symbole de la puissance politique du nouveau monarque), ou plus exactement passant par ce centre, un arc de cercle imaginaire permet de décliner en belle place un florilège de végétaux spectaculaires. Sans doute s’agit-il des végétaux parmi les plus prisés : à l’exception du pavot, à l’extrémité droite de l’arc, ils figurent tous dans un manuscrit conservé au Museum d’Histoire naturelle de Paris, un album de peintures26 dues à la main de Jean Le Roy de la Boissiere, contemporain et compatriote que Contant mentionne d’ailleurs dans son poème – il en a reçu pour orner son Cabinet un chien monocule à huit pattes27. Le frontispice manuscrit de ce grand in-folio de 86 pages de parchemin très épais nous apprend que La Boissiere, à la date de 1610, destine son album d’aquarelles à un autre pharmacien de Poitiers, Thomas Garnier. Les deux pharmaciens se connaissent : le nom de Garnier apparaît trois fois dans les liminaires du Bouquet printanier de 160028.
Bien que Jean Le Roy de la Boissiere se plaigne d’avoir la main tremblante29, c’est un artiste lui aussi très minutieux et très scrupuleux. La première qualité est particulièrement évidente lorsque l’on considère dans le détail les insectes qu’il aime poser parfois sur les végétaux qu’il peint. La seconde lui fait apparemment représenter les fleurs telles qu’elles sont, « post naturam » comme il l’affirme dans son frontispice en forme de déclaration d’intention, sans corriger les accidents ni les imperfections, parfois même au moment où elles commencent à se faner. C’est aussi un coloriste qui recherche la nuance exacte, témoins deux pages inachevées : sur un dessin préparatoire de feuillage il a étendu un véronèse très pâle à force d’eau, puis sur ce fond a commencé à travailler la teinte sur une partie de la surface en superposant à plusieurs couches un peu moins aqueuses du brun et du jaune. Ces deux pages présentent un autre avantage : elles permettent par contraste de nous rendre compte à quel point les couleurs vives et lumineuses de l’album ont conservé leur éclat30. Les qualités de ce travail miraculeusement parvenu jusqu’à nous pouvaient bien nous encourager à risquer de reproduire les coloris d’une quinzaine de fleurs communes à l’album et à la gravure de Contant. Une planche comme le Bouquet n’est-elle pas faite pour être colorée, comme l’on colore assez régulièrement à la Renaissance les gravures des livres de botanique, parfois des livres d’emblèmes, voire des récits de voyages ? Voyez le soin avec lequel les ombres au trait sont utilisées : si pour les glands, il s’agit de rendre compte de la courbure et du volume, pour le pavot, elles reproduisent la tache noire au fond des pétales ; pour la tulipe, elles suggèrent le tépale bicolore de cette espèce que les contemporains de Contant nomment « Paltots ». De façon générale, les jeux d’ombres et de traits sont largement destinés me semble-t-il à faciliter la restitution des couleurs, restitution purement mentale certes dans la plupart des cas, mais aussi restitution éventuelle par le maniement du pinceau – ce qui est assurément le seul moyen d’y voir vraiment clair dans ce dédale végétal31.
Que l’on me permette ici d’exprimer un regret : nous aurions souhaité pouvoir offrir aux acquéreurs de notre réédition, à côté de la reproduction de la planche en noir et blanc, une version colorisée. Mais les contraintes matérielles ne nous permettaient pas de conserver le format réel du document32, de sorte que la démonstration eût été moins évidente – sans compter que pour certains végétaux nous n’aurions pu nous dispenser de nous livrer à quelques paris ou approximations pour le moins peu scientifiques. On en jugera sur l’essai de colorisation partielle réalisé à l’occasion du présent travail : en dépit de cette chance extraordinaire d’avoir eu sous les yeux grâce à l’album de La Boissiere les couleurs probablement exactes des mêmes fleurs, poussées dans le même terroir et à la même époque, la chose n’est pas allée sans hésitations. Un exemple : parmi la trentaine de tulipes qu’il peint, La Boissiere offre trois « Paltots », une rouge et vert, une fusque à nervures carmin, une jaune d’or à nervures vermillon – j’ai ici parié pour la dernière, il fallait bien trancher.
L’intervention dans le système de repérage
Le pari le plus risqué eût sans doute concerné cette lacune blanche qui dépare l’arc de végétaux bigarrés sur la gravure en partie colorée d’après le manuscrit de La Boissiere. Je renvoie à l’article de Myriam Marrache-Gouraud pour l’exposé du problème d’identification que pose la fleur en question, et me contente de souligner le fait qu’elle ne se voit pas attribuer de numéro, ce qui constitue évidemment un obstacle fâcheux au principe de repérage par croisement d’informations que j’ai exposé plus haut. C’est ainsi qu’il nous a fallu composer avec quelques dysfonctionnements dans le jeu imaginé par l’auteur : des oublis, des ajouts sans doute de dernière minute et, plus préoccupants, des décalages. Je me contenterai ici de donner un exemple de chacun de ces trois cas de figures.
Pour ce qui est des lacunes dans la numérotation, la fleur que nous venons d’évoquer est bien représentative des problèmes auxquels nous avons été confrontés. L’absence de numéro sur la gravure gêne le repérage, mais ne le rend pas complètement impossible : il suffisait à Contant de faire prendre en charge la localisation du végétal par la lettre même du poème, ce qu’il a fait. Par déduction, on finit donc par identifier la fleur en question avec ce « Lis de Perse » dont l’apparition dans le poème ne se signale pas par l’emploi de numéro, mais que le texte même dit se trouver à côté de la Couronne Impériale : « Et près de la Coronne / Des à present je veux que place l’on te donne »33. L’index, qui tout naturellement l’intercale entre les numéros 28 et 29, remédie à la lacune dans la numérotation en utilisant des astérisques. Si nous ne pouvions guère porter de précision sur la gravure, du moins pouvions-nous reporter, à l’endroit du poème où le Lis de Perse apparaît, les astérisques de l’index, astérisques que conformément à l’usage nous avons placés entre crochets pour signaler que nous intervenions34.
Exemplaire des distorsions que peut générer un ajout, un agneau à huit pattes vient dans le poème compléter une courte série de monstres. Contant l’insère immédiatement après le chat monstrueux qui porte le n° 37 ; mais comme la salamandre, avec le n° 38, était initialement prévue pour prendre la suite, notre apothicaire ne peut pas lui attribuer de numéro. Qu’à cela ne tienne, deux astérisques feront l’affaire – et c’est par ce procédé que Contant signale l’apparition d’un nouvel objet dans le corps de son poème. On est alors en droit de penser que le jeu de repérage va pouvoir fonctionner à peu près normalement. Il n’en est rien : Contant omet purement et simplement de répercuter cet ajout dans la liste des « Noms des plantes ». Quant à la section des gravures, il a pris le risque de faire ajouter l’animal monstrueux sur une planche qui ne contenait que des praeternaturalia : de toute évidence le graveur s’est vu demander de placer l’agneau à huit pattes dans un espace restreint qui était prévu pour un objet beaucoup plus petit, au-dessus de l’agneau monocule, au risque de déséquiliber la composition, et l’on voit comment les limites du dessin viennent heurter de façon assez peu esthétique les limites du cadre et de l’autre gravure. Maladresse supplémentaire et stratégiquement malheureuse, comme le chiffre 38 n’était pas disponible puisqu’il avait été attribué à la salamandre, et que d’autre part il n’était guère envisageable de graver des astérisques, l’agneau a été identifié comme son compagnon au-dessous par le 34, ce qui crée une ambiguïté gênante et ne correspond évidemment en rien au poème.
Un décalage pose un problème de repérage beaucoup plus sérieux quand il affecte toute une série d’objets, et de telle sorte que le lecteur ne se trouve pas confronté à une simple lacune, défaut qu’il peut immédiatement identifier et circonscrire, mais à un brouillage insidieux de l’information sur un espace textuel continu. Le dysfonctionnement, qui affecte la partie concernant le Jardin, procède pourtant d’une décision stratégique sans doute mûrement réfléchie. Contant a bien conscience que son poème a ceci de disparate, qu’il a pour objet deux thèmes sensiblement différents, Jardin d’une part et Cabinet d’autre part : et c’est d’autant plus vrai dans ce poème de 1609 qu’il développe considérablement les quelques vers que le poème primitif donnait au Cabinet. Comment harmoniser sa matière ? Tel est le problème qu’il lui fallait résoudre, ce qu’il a commencé à faire en réservant une petite partie du Jardin pour la fin du poème. De façon assez heureuse il faut l’avouer, le parcours poétique vient alors mimer le parcours d’une visite chez le pharmacien : on se promène dans le jardin (qu’on a repéré de loin grâce aux grands arbres), puis on pénètre chez le pharmacien (le cabinet de curiosités est dans sa maison, à l’étage), et l’on ressort en donnant un dernier coup d’œil aux végétaux avant de prendre congé. Mais notre poète a le sentiment que cela ne suffit pas. Le passage des végétaux du Jardin aux animaux et autres objets du Cabinet, notamment, pose à l’articulation même un vrai problème de hiatus. Reparcourant son poème à la lumière de cette difficulté, Contant s’arrête sur l’Aloès, qui lui fournit une bonne idée : l’un des noms en effet que l’on donne en France à cette plante exotique est le nom de Perroquet. Voilà la matière d’une excellente transition ! Il suffit donc de déplacer l’Aloès à la fin du Jardin, et, au lieu de décrire la plante, le poème racontera des histoires de perroquet, ce qui facilitera le passage au Crocodile qui doit inaugurer le Cabinet. C’est pourquoi l’Aloès qui, aussi bien dans la gravure du Bouquet que dans l’index des végétaux, porte le numéro 46 (suivi tout naturellement du Licnis au 47, de l’Aquiglia au 48, de l’Iris au 49, etc.), se retrouve dans le poème en fin de liste avec le n° 51. Comble de désinvolture, toutes les fleurs qui lui faisaient cortège rétrogradent d’une place : voilà que, en parfaite contradiction avec la numérotation de la gravure et celle de l’index, le Licnis passe au n° 46, l’Aquiglia au 47, l’Iris au 48 et ainsi de suite… Nous sommes évidemment intervenus pour maintenir la cohérence entre le poème et les deux autres sections, toujours dans le souci de préserver le caractère fonctionnel et ludique du dispositif initialement prévu. Ces interventions, pour lesquelles nous usons des crochets conventionnels, sont encore systématiquement signalées dans les commentaires que nous avons portés en regard du texte de Contant, et dont il nous faut dire à présent quelques mots.
Configuration et nature de l’appareil critique
La mise en page sans doute peu économique, mais absolument fonctionnelle, que nous avons choisie devait répondre à cette double préoccupation : donner à la lettre même du texte les éclaircissements susceptibles de permettre la lecture à un public éventuellement peu familiarisé avec la langue et la culture de la Renaissance d’une part, d’autre part replacer chaque nouvel objet du poème dans le champ scientifique de l’époque. Le poème de Contant est reproduit en italiques, comme dans l’original, en page droite. En regard, la page gauche est réservée à l’appareil critique, qui occupe deux zones. La première, une étroite colonne au plus près du poème, élucide les problèmes linguistiques et culturels qui peuvent surgir à la lecture du texte de Contant : identification du sens de tel mot disparu de notre stock lexical, reformulation de telle phrase sur un patron syntaxique plus habituel, décodage de telle allusion mythologique ou historique… Ces notes sont indexées par le recours à l’alphabet : nous ne pouvions guère redoubler en effet l’utilisation des chiffres romains avec lesquels Contant introduit les objets dans son texte et invite le lecteur à manipuler le cahier d’images et l’index à la recherche des mêmes numéros. En revanche nous avons évidemment conservé ces chiffres pour lancer dans la seconde zone de la page gauche chaque commentaire correspondant à chaque nouvel objet, commentaire plus ou moins développé calculé en fonction de la place35. Ces commentaires se limitent à une identification livresque : nous avons simplement cherché à montrer comment le discours de Contant croise d’autres discours de son époque (et comment son cabinet renvoie à d’autres cabinets, son jardin à d’autres jardins) en rendant compte en partie de ces « descriptions » que le lecteur contemporain de Contant, aux dires du pamphlétaire des Manes, ne connaît pas, non plus a fortiori que les lecteurs modernes.
C’est retrouver une petite partie de ce que notre pharmacien collectionneur pouvait en dire, de ces objets. Car encore une fois, il est évident que ce qu’il propose dans cet ouvrage, selon l’expression que nous avons employée pour le présenter, c’est une promenade apéritive – caractéristique qu’a très bien cernée le pamphlétaire, qui l’accuse sous couvert de poésie de faire une publicité tapageuse et éhontée dans le seul but d’enrichir sa collection de végétaux et de remplir son Cabinet. Le rapport ludique sur lequel j’ai insisté plus haut participe de cette démarche incitative : la structure même de l’ouvrage, sa dispositio, nécessite une fréquente manipulation. À mesure que l’on progresse dans la lecture du poème, on tourne les pages des gravures du Cabinet, on scrute dans le détail le bouquet de végétaux, on le fouille du regard pour repérer les numéros, on va éplucher l’index… Il y a entre les trois parties constitutives un jeu de va-et-vient constant qui crée une réelle dynamique, une participation intellectuelle et manuelle à la fois du lecteur, source d’une appropriation progressive et très efficace et de l’objet-livre, et de sa matière intellectuelle. Or cette appropriation du livre n’est qu’une appropriation très partielle des collections du pharmacien. Tout lecteur a envie de vérifier de visu, mais aussi de compléter, d’en savoir davantage, tout lecteur est transformé en visiteur potentiel et en curieux. Et ce que le lecteur devait découvrir en devenant visiteur, c’est bien entendu la totalité du jardin et du capharnaüm auxquels renvoyait l’échantillon presque publicitaire qu’il avait entre les mains, mais c’est aussi en même temps, peut-être surtout, un discours.
Tous les végétaux du Jardin et les objets du Cabinet sont des supports à discours, comme le promet dans le poème le foisonnement de discours tantôt développés, tantôt amorcés, tantôt en germe : discours érudit de l’Antiquaire à propos du ciste, anecdote à caractère personnel pour l’oreille d’ours ou l’hippocampe, discours des potins locaux pour la fillette unijambiste et sans bras qui file, coud et parle cinq langues modernes, discours mythologisant ici, discours biblique là, discours emprunté au récit de voyage (en l’occurrence celui du protestant Jean de Léry) pour la chauve-souris géante, discours politique (loyaliste) autour de la Couronne Impériale… Sans oublier les discours des « physiciens » et naturalistes, éventuellement suscités ou entretenus par une scénographie : j’en appelle en particulier à la Baudroie, rana piscatrix, qui fait l’objet d’une véritable installation prise en charge par le poème :
25. Mais quel est cetuy-cy quelle horrible Chymere ?
Quel estranger poisson nous jette la mer fiere ?
Quel enorme regard, mais quel poisson gourmand ?
Il ressemble à le voir que l’ondeux element
N’a point dequoy remplir sa grand’ gueule beante
De vivres suffisants, et la rendre contente.
Tais-toy, tais-toy j’ay bien de ton vivre ordonné
Ayant ton feint repas en ce lieu façonné ;
Cette baudroie, saisie dans son attitude si particulière de prédation36, correspond tout à fait à ce que le jésuite Juan Eusebio Nieremberg37 appellera quelques années plus tard un hiéroglyphe vivant. Le Père Nieremberg établit une distinction entre deux sortes de hiéroglyphes naturels ou plutôt deux sortes de communication hiéroglyphique : l’une « muertamente », l’autre « vivamente ». Le premier type de hiéroglyphes naturels correspond à des objets de la nature ayant à nous délivrer un message qui les dépasse et qui tient à leurs qualités intrinsèques (le fossile d’oursin, qui est naturellement en forme de cœur, veut ou peut nous dire quelque chose qui est en rapport avec le cœur : on reconnaît la théorie dite des signatures dans la philosophie naturelle, la médecine en particulier). Les hiéroglyphes dits vivants sont ceux qui procèdent d’un objet naturel en principe animé et saisi dans un comportement, une situation (le tatou – qui se met sur le ventre pour recueillir l’eau de pluie, attend que le cerf vienne boire, et referme sa carapace sur le museau jusqu’à ce que l’imprudent meure d’étouffement – délivre un message qui concerne la philosophie morale). Contant est de ceux qui partagent cette mentalité hiéroglyphique qui court pendant toute la Renaissance et est encore recueillie à l’aube du classicisme par Nieremberg, cette idée que la Nature peut être lue comme un grand répertoire de signes, vaste système sémiotique qui se prête au déchiffrement. Avec cette idée complémentaire, explicitement formulée dans la prose de Nieremberg : à objets naturels extraordinaires, messages hors du commun – et en particulier vérités spirituelles et mystères divins.
Nul besoin alors de passer par une image stéréotypée, codée, surcodée : la représentation très scrupuleuse et très exacte des singularités suffit à assurer cette « fonction d’accroche » que nos publicistes modernes cherchent à maîtriser en rivalisant d’audace et d’ingéniosité. Car chaque gravure muette est un hiéroglyphe, forme achevée du repli, chacune est invite au dépliement, appel nécessaire au déploiement.
Aussi la composition tripartite du Jardin, et Cabinet poétique de 1609 fait-elle de ce livre sur des plantes rares et des singularités naturalisées un objet lui-même extraordinaire dans le champ de l’édition française. C’est d’abord un livre qui mime par son organisation matérielle – support d’énigme, de devinette – le fait que la collection est elle-même le support d’un jeu social où la visite est sollicitation implicite du déploiement d’une parole, où le propriétaire et maître du jeu fait le guide, montre et intrigue, nomme, explique et raconte ses objets. Mais c’est aussi un livre qui par le principe même de son fonctionnement est un puissant miroir de la mentalité de son époque : car quand bien même l’explicatio se ferait-elle sur le mode dégradé d’une sorte de divertissement mondain, quand bien même l’entreprise serait-elle par ailleurs fortement entachée d’ambition personnelle, piquer la curiosité c’est alors inviter aussi à participer au grand jeu humaniste par excellence, au déchiffrement du grand Livre du Monde.