Université de Neuchâtel, 4-7 novembre 2015
I. Contexte de l’événement
Du 6 au 7 novembre 2014 aura lieu à Neuchâtel un colloque intitulé « ‘La bêtise des yeux’. Illusions des sens et épistémologie visuelle au XVIIIe siècle » (« ‘Der Augen Blödigkeit’ ». Trugwahrnehmungen und visuelle Epistemologie im 18. Jahrhundert »). Il s’agit de se pencher sur les dimensions physiologique, individuelle et sociale du processus de perception visuelle, tel que le mettent en scène la littérature, les beaux-arts et la philosophie du XVIIIe siècle. Nous avons placé au centre de cette rencontre les expériences visuelles problématiques, qu’elles relèvent de l’illusion ou soulignent la faiblesse des sens, voire le caractère trompeur des informations prodiguées par ceux-ci, relativisant ainsi la valeur d’une connaissance essentiellement fondée sur une ‘idéologie de la lumière et de l’œil’. En novembre 2015, un second volet de cette réflexion sera organisé autour de questions plus spécifiquement liées aux sciences naturelles et expérimentales des années 1740 à 1840.
II. Problématique générale
La période choisie est cruciale à plusieurs titres dans l’inscription progressive d’un nouveau rapport à la vision, et à son statut dans l’espace de la connaissance. Si de nombreux savants sont convaincus, comme Buffon, que « voir beaucoup et revoir souvent » doit permettre au naturaliste de devenir spécialiste de son objet, le rapport du sujet voyant à l’objet vu peut de moins en moins être envisagé dans une immédiateté idéale où la nature, bien regardée, livrerait ses secrets à l’observateur attentif. Connaître par le regard suppose la mise en place de nombreux dispositifs : spécifiques à l’acte d’observation, d’abord (préparations, dissections, expériences), puis relatifs à la communication, de manière à s’assurer que ce qui sera lu sera, autant que possible, conforme à ce qui aura été vu. Il faut rendre accessible l’objet discuté, s’accorder sur son identité et permettre, très concrètement, la reproduction de l’expérience et de l’observation. Le linnéisme, qui s’impose précisément durant cette période, peut être envisagé comme l’exemple par excellence de cette manière de focaliser la vision sur certains éléments qui constitueront désormais les clés d’un savoir spécifique, de régler la communication et de résoudre ainsi les problèmes de partage et de diffusion du savoir.
Le perfectionnement de la microscopie et l’intérêt croissant pour les micro-organismes conduit par ailleurs les savants à se pencher sur des objets invisibles à l’œil nu, dont l’identification peut s’avérer extrêmement complexe : Comment décrire ce qui a été vu ? Comment diriger la vision d’autres observateurs vers les mêmes objets ? Les échanges sur le type de matériel à utiliser, les préparations à effectuer, témoignent d’une prise de conscience progressive de la complexité de l’acte d’observation qui, comme le démontrera plus tard Ludwik Fleck[1], résulte toujours d’une forme d’apprentissage, déterminé non seulement par les circonstances concrètes de l’observation, mais également par la mise en place d’un langage, qui participe activement du processus de reconnaissance.
Il ne s’agit donc plus uniquement de voir : tout le savoir sur la nature semble se construire autour d’une exigence de « mise en scène » (expérimentale, textuelle, iconographique), qui dicte ce que l’on doit voir, comment le voir et comment le dire et qui, par réciprocité, guide le regard et le pousse à chercher – et appréhender – certains objets plutôt que d’autres. Par conséquent, voir n’est plus un acte spontané : l’acte perceptif intègre une procédure normée, comme l’est également, de plus en plus, le discours qui en rend compte[2]. Comme l’ont bien montré Lorraine Daston et Peter Galison, c’est dans le cadre de cette modification progressive du rapport entre vision et connaissance que se mettent en outre en place les notions d’objectivité et de subjectivité, qu’émergent des débats sur le rôle de cette dernière dans l’observation scientifique, sur la nécessité de l’éliminer ou sur les moyens, au contraire, d’en tenir compte[3]. Par là s’ébauche sur les plans aussi bien visuel que discursif le grand mouvement de spécialisation qui conduira, depuis le milieu du XIXe siècle, à une séparation radicale entre vision commune et vision scientifique de la nature.
III. Appel à communications
Le colloque est prévu sur trois ou quatre journées. L’un de ses principaux objectifs est de mettre en relation des équipes de recherches neuchâteloises dont l’intérêt se porte spécifiquement sur des problèmes d’épistémologie visuelle au XVIIIe siècle[4] avec des chercheurs internationaux s’intéressant à des questions similaires. De manière à rendre cette rencontre aussi cohérente que possible, nous focaliserons notre attention sur les tensions qui surgissent progressivement entre l’idéal d’une vision et d’un rendu mimétique de la nature, et les décalages qu’implique l’activité concrète de la vision.
Il s’agira plus particulièrement de problématiser la mise en visibilité, ou mise en scène d’une observation à laquelle il semble impossible d’accéder « naturellement », en nous concentrant sur les dispositifs et expédients visuels qui postulent un rapport d’immédiateté entre l’œil et l’objet ou, au contraire, le mettent en question. Dans cette perspective, les notions de préparations et collections retiendront toute notre attention. Les cabinets de curiosités naturelles tiennent ici une place fondamentale, en raison notamment de l’essor considérable que la pratique de la collection d’histoire naturelle connaît dès les années 1740. Le cabinet se présente comme un espace de reproduction mimétique du monde naturel, dont il donne à voir et à lire un abrégé, tout en mettant en évidence des rapports impossibles à saisir à l’œil nu ou en milieu naturel. En ce sens, le cabinet tel qu’il est pratiqué dans l’optique savante du XVIIIe siècle se situe à mi-chemin entre la chambre des merveilles dont il est l’héritier direct, et l’espace de préparation scientifique à proprement parler – le futur laboratoire. Nous nous intéresserons particulièrement aux débats qui animent les années 1750-1815 relativement aux pratiques de la collection et de la préparation et à leur valeur heuristique. Les pistes suivantes pourront être exploitées :
- Théories, programmes et paradigmes du regard spécialisé sur la nature : on pourra s’intéresser ici aux arts d’observer, instructions pour les collections, guides de la vision microscopique, dictionnaires, etc., pour réfléchir à la manière dont est pensée la portée épistémique de la vision savante. Comment se manifeste progressivement le changement dans la définition de la vision ? Les débats témoignant, dans l’espace du cabinet, de l’érosion progressive de la culture des merveilles, les tensions sociales, scientifiques et économiques qui en découlent, tout comme les nouveaux discours et pratiques du regard outillé et les ruptures auxquelles ils donnent lieu retiendront particulièrement notre attention.
- La double ambition cognitive et esthétique de l’espace du regard spécialisé (ordre de la collection, iconographie relative à l’observation microscopique, etc.) : quelle est la part d’artificialité que les dispositifs de mise en scène et le traitement des spécimens doivent ou peuvent tenir dans l’élaboration d’un savoir scientifique fiable ? La dichotomie méthode/goût structure la discussion, l’élite savante réclamant la création de collections méthodiques accompagnant la production d’un discours d’expert, souvent guidé par les principes linnéens et supposant l’outillage du regard. Mais en réalité l’opposition goût/méthode reflète des problèmes d’ordre épistémique et épistémologique plus complexes. Peut-on croire à une reproduction parfaitement mimétique de la nature au sein d’un espace clos, ou sous une lentille accessible à quelques amateurs seulement ? Faut-il au contraire reconnaître au cabinet et à l’œil le droit d’une vision esthétisée, basée sur une véritable mise en scène, pour faciliter le processus d’apprentissage visuel et mémoriel ?
- Les stratégies de mise en scène et de communication : quel est le statut du spécimen ? Comment le prépare-t-on, à quel outillage le soumet-on et, par conséquent, à quel regard est-il accessible ? Quel type de représentation visuelle le spectateur instaure-t-il face au spécimen comme pièce unique ou, au contraire, lorsqu’il appartient à un ensemble ? Dans l’espace de la microscopie, comment gère-t-on le spécimen issu d’une observation individuelle, parfois difficilement reproductible, ou encore l’objet incertain, problématique ? Par quelles stratégies fait-on circuler les spécimens, quels rituels met-on en place pour apprendre à les observer de manière adéquate ? Enfin, comme négocie-t-on leur passage dans l’espace de l’imprimé ou du discours ?
- Le statut de l’erreur et de l’illusion : cette nouvelle manière de voir, si elle permet de dépasser les limites physiques et cognitives imposée par les sens, n’est-elle pas également sujette à caution ? Comment évalue-t-on les problèmes et illusions d’optique spécifiquement liés à l’outillage (microscope), à la préparation, ou à la mise en scène ? Quels sont les doutes et les difficultés mis en reliefs par les savants relativement aux exigences du nouveau savoir visuel ?
Les propositions pour des communications de 20-25 minutes sont à adresser à nathalie.vuillemin@unine.ch d’ici au 5 janvier 2015. Elles comprendront un descriptif d’une page environ, une courte bibliographie relative au sujet et une présentation bio-bibliographique de l’auteur d’une dizaine de lignes. Les études de cas comme les approches plus globales sur des corpus en langues anglaise, allemande, française et italienne (langues officielles du colloque) sont les bienvenues.
Organisation : Nathalie Vuillemin, Rossella Baldi, Evelyn Dueck
Contact :
Nathalie Vuillemin
Professeur assistante
Laboratoire d’étude des littératures et savoirs
Faubourg de l’Hôpital 77
2000 Neuchâtel
[1] L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Flammarion, 2005 [1934].
[2] Deux travaux classiques sur cette question très prisée de l’histoire des sciences : Steven Shapin et Simon Schaffer, Leviathan et la pompe à air. Hobbes et Boyle entre science et politique, Paris, La Découverte, 1993 [1985] ; Christian Licoppe, La formation de la pratique scientifique, Paris, La Découverte, 1996.
[3] Lorraine Daston et Peter Galison, Objectivity, Brooklyn (NY), Zone Books, 2010. Voir également les travaux de Jutta Schickore, notamment «Ever-Present Impediments: Exploring Instruments and Methods of Microscopy», Perspectives on Science, 9(2), 2001, p.126-146 et l’ouvrage de Christoph Hoffmann, Unter Beobachtung. Naturforschung in der Zeit der Sinnesapparate, Göttingen, Wallstein, 2006.
[4] Notamment : Nathalie Vuillemin, Professeur assistante, sur les problèmes de communication des observations microscopiques (projet FNS avec Marc Ratcliff, Genève) ; Evelyn Dueck, post-doctorante, dont le projet de recherche actuel (soutenu par le FNS) est intitulé Unschärfen. Visuelle Wahrnehmung in Literatur, Optik und Epistemologie des 18. Jahrhunderts; enfin Rossella Baldi, doctorante, spécialiste des collections et des cabinets d’histoire naturelle.