Tour de Londres

Témoignage de Thomas Platter, voyageur bâlois de passage à Londres en 1600.

Lors de son voyage en Angleterre, Thomas Platter visite la Tour de Londres. Cette visite, bien qu’elle soit placée avant dans le texte, a lieu en réalité dix jours après celle du château royal de White Hall ; elle permet notamment de témoigner des usages concernant les multiples pourboires à distribuer ! Le voyageur y admire un arsenal qui a une prestigieuse histoire, ainsi qu’une ménagerie de bêtes sauvages et dangereuses.

Le 6 octobre au matin, moi et mes compagnons, nous avons poussé une pointe jusque dans les faubourgs ; il y en a plusieurs à Londres et qui sont fort beaux. Nous sommes allés au château qu’on appelle aussi la Tour ou « Touruit ». Il est proche de la Tamise, superbement bâti et solidement fortifié. A l’entrée du château nous fut montré un gros canon monté sur roues : on dit qu’il avait séjourné précédemment à Calais, dans la Cour, chargé de clous et de chaînes. Un moine avait voulu lui faire tirer son coup. Mais un Anglais le poignarda. Sinon, beaucoup de dégâts auraient pu s’ensuivre.

Devant le château s’étend une grande et large place : de nombreuses pièces d’artillerie gisaient là, d’aspect fort rude. Deux d’entre elles étaient spécialement énormes : un Néerlandais les avait fondues et confectionnées. Et pourtant elles n’étaient pas opérationnelles. On ne pouvait les utiliser qu’à bord d’un navire, en mer.
Ensuite, on nous a flanqués d’une espèce de garde du corps, qui devait nous accompagner partout.

Et d’abord, on nous a menés dans l’armurerie : il s’y trouvait quantité d’armures effectivement, d’armes et de piques. En ce lieu, on nous a présenté le bouclier, terriblement lourd, du roi Henri ; et aussi son casque, les plaques pectorales de sa cuirasse et ses gantelets jaunes. Item un sceptre très lourd, comme une masse d’armes, dont le travail était de toute beauté, et des armes de poing [des pistolets, n.d.t.] avec lesquelles on peut faire feu sur un ennemi. Dans cette armurerie se tenait une sentinelle, qui faisait son service ; nous avons déboursé à son intention le premier pourboire de la série : 3 schillings anglais.

Ensuite, on nous a conduits dans une autre pièce où il n’y avait que des crocs, des armes de poing et autres ustensiles du même genre. Là, on nous a montré le canon d’arme à feu, long de dix empans, qui avait appartenu au roi Henri l’ultime, père de la reine actuelle, et aussi le pistolet d’arçon qu’il attachait à sa selle, avec un étui grâce auquel on pouvait décharger ce pistolet par-derrière, ce qui permettait d’éviter toute explosion imprévue ou intempestive. Ce pistolet de dimension respectable ressemblait assez à un mousquet. C’est dans cette chambre que nous avons fait cadeau du deuxième pourboire.

Nous avons vu également un bouclier ayant appartenu à Henri VIII, tout comme les autres objets exhibés de la sorte. Et puis encore un pistolet avec lequel on pouvait tirer rien qu’en s’aidant du pouce.

Dans la pièce suivante, nous avons aperçu un nombre incroyable de flèches. Cela indique bien que les Anglais, jadis, en temps de guerre, se servaient de ce genre d’armement. Il y avait aussi quantité d’arcs en bois d’if qui se trouvaient là. Et encore, idem, d’innombrables flèches destinées, elles, à être tirées par des armes à feu, des mousquets. Ces flèches, on les avait attachées et roulées ensemble dans des étuis de cuir cylindriques. J’ai rapporté l’un d’entre eux à Bâle. Sortant de cette chambre, on nous a conduits dans une autre pièce : là se trouvaient des armures, et des selles nombreuses, garnies de ferrures ; des cuirasses pour les chevaux ainsi qu’une chaîne à laquelle pendaient deux boules en bois. Et puis la lance alias pique du duc de Suffolk ; elle était si grande qu’un homme n’était pas de trop pour la soulever ; le duc l’avait utilisée en France pour les tournois. Et de même une boule de fer avec deux pointes ; l’une, simple pointe en effet ; l’autre, garnie de soufre, pour que ça perce et que ça brûle en même temps. En outre, quantité de piques, pour le combat équestre, ou pédestre ; et quantité de seaux qui pendaient au plafond. En ce lieu, nous donnâmes le troisième pourboire.

Après cette chambre, il y en eut une autre, encore. Nous y entrâmes en descendant quelque peu. Et là nous vîmes de nombreuses petites pièces d’artillerie de campagne, montées sur roues. L’un de ces « canons » se composait en fait, de sept tubes et chacun d’entre eux pouvait faire feu en son particulier. Il y avait là, également, une caronade quadrangulaire munie de trois tubes. Nous offrîmes, en ce lieu, un quatrième pourboire.

Par la suite, on nous fit voir deux gros canons en bois. Le roi Henri VIII, ayant débarqué en France, les avait postés, par-devant Boulogne, dans un emplacement de gadouille ; il les avait braqués contre la ville ; ce de quoi beaucoup de gens, à Boulogne, furent saisis d’épouvante : ils s’imaginaient en effet que ces pièces d’artillerie énormes pouvaient agir comme de véritables béliers briseurs de remparts ; ils n’arrivaient point à comprendre comment on avait pu transformer d’aussi gros tubes jusqu’à l’endroit en question, sur un sol aussi instable. Et voilà pourquoi, ayant été témoins et dupes de ce qui n’était en fait qu’un stratagème, ils procédèrent aussitôt à la reddition de leur ville. De là, nous sommes montés jusqu’à un autre étage en passant par un escalier en colimaçon, puis nous sommes redescendus dans une grande salle où Jules César, le premier empereur, avait pris son repas, d’après ce qu’on raconte.

A l’étape suivante, nous nous sommes rendus en la chambre dite du jardin. Au-dessous, dans la cave, nous avons vu les câbles qui servent à l’étirage et à l’écartèlement des malfaiteurs. Partis de là, ayant traversé une vieille armurerie, nous sommes parvenus dans une salle où étaient entreposées des tapisseries en grand nombre. J’en ai vu une fabriquée au fil d’or et façonnée en forme de baldaquin. Se dressait aussi en ce lieu un lourd siège ou fauteuil en fer, jadis détenu par Henri VIII ; et puis, dans le genre trône, chaise ou fauteuil, deux sièges faisant partie du mobilier de la reine Elisabeth. Item, un beau siège avec un coussin pour les pieds. Item, une table qui portait l’inscription suivante : En senatum boni principis, et au bord de cette table on avait écrit : audire illos et quod justum est judicare, autrement dit [traduction d’après l’allemand de Platter, n.d.t.] : les conseillers alias sénat d’un bon prince doivent être à l’écoute des autres, et juger selon la justice. Il y avait encore dans cette salle trois auges ou caisses pleines d’objets, tels que des pommeaux pour lits, des guirlandes pour mettre autour des lits également, et puis des coussins somptueux, brodés de perles et de pierres précieuses. Dans une autre caisse, nous vîmes deux coussins d’or battu qui ressemblaient à des ducats tordus, et sur lesquels on pouvait apercevoir les armoiries royales ; et puis d’autres tissus luxueux et brodés avec art. On estimait ces trésors à très haut prix, tant ils étaient lourds du fait de l’or qui sur eux ruisselait.
Et encore, à nos regards : un tapis richissime susceptible d’être étalé sur une table.

De là, nous sommes montés sur une tour en bois, dotée d’une couverture en plomb.

Dans une autre chambre nous fut présentée une très vieille tapisserie, conservée près de cinq cents ans dans ce château. On y avait brodé l’histoire de la fille d’un roi : elle s’était déguisée en homme dans des habits de paysan et fendait du bois pour faire des bûches. C’est en ce lieu que nous avons donné le cinquième pourboire.

Nous sommes alors montés sur la tour que Jules César a bâtie. Elle était haute et surmontée de seize gros canons placés dur roues, avec lesquels on pouvait tirer à très longue distance. Là, nous avons donné le sixième pourboire.

Nous sommes redescendus, et nous avons visité la Monnaie. (…)
Nous avons vu semblablement dans ce château fort six lionnes et lions, enfermés dans des cages de bois séparées les unes des autres. Parmi ces félins, deux étaient plus que centenaires. Je crois me souvenir que l’un s’appelait Edouard, et qu’il y avait une lionne qu’on appelait Elisabeth. Non loin de là se trouve un loup laid et maigre, seul de son espèce en Angleterre. C’est la raison pour laquelle son entretien est assuré par la reine, car il n’y a aucun autre loup dans tout le royaume. En revanche, cette espèce animale est fort répandue en Ecosse, un royaume qui n’est séparé et divisé de l’Angleterre que par un cours d’eau.

Tout près de là, on pouvait encore admirer, vivants, un tigre et un porc-épic. Il s’en est fallu de peu qu’un lion n’attrape ou n’arrache la chair d’un serviteur de mon groupe de compagnons ; il faut dire que le lion se dressait sur ses pattes arrière dans la cage où on lui donnait à manger, et il parvenait à sortir ses griffes à travers la grille.

Dès lors, nous avons fait don du huitième pourboire aux soldats, et puis nous avons regagné notre auberge.

Source : Le siècle des Platter. III, L’Europe de Thomas Platter : France, Angleterre, Pays-Bas, 1599-1600 , par Le Roy Ladurie, Emmanuel (éd. , trad. ) et Liechtenhan, Francine-Dominique (trad.) Paris, Fayard, 2006, p. 356-360.