Résumé : le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, ancêtre du Muséum actuel, a été créé en 1773. Un premier historique mentionne tous les cabinets d’où il était issu : un cabinet dauphinois -celui des Antonins-, et deux cabinets grenoblois -celui du négociant grenoblois Raby l’Américain et celui du père Ducros, premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble2. Une caractéristique commune permet de rattacher ces trois cabinets aux cabinets de curiosités du début du XVIIIe siècle : l’hétérogénéité de leurs collections. Les curieux qui les avaient rassemblées avaient en effet réuni autour d’eux des minéraux, des fossiles, des instruments de chimie et d’astronomie, des costumes étrangers, des animaux, des coquilles, des bronzes, des monnaies, des droguiers et des momies. Des trois cabinets, le cabinet des Antonins était le plus ancien. Légué au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble en 1777 afin d’en constituer les premières collections, il avait été rassemblé en Dauphiné à l’abbaye de Saint-Antoine entre 1752 et 1761. C’est Jean-François Champollion, garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, qui dressera en 1811 et 1812 les premiers inventaires des spécimens d’histoire naturelle compris dans les collections égyptiennes du cabinet de curiosités des Antonins.
Joëlle ROCHAS1Liste des abréviations

  • BMG : Bibliothèque Municipale (d’études et d’information) de Grenoble

L’Ordre des Antonins était présent en Dauphiné depuis le Moyen Age3. Un édit royal de Louis XV en 1768 portant « suppression sur les ordres religieux ne comptant pas plus de 20 membres par maison religieuse » le condamna4. L’Ordre fut supprimé en 1777, faisant obligation aux Antonins de « céder tous biens, immeubles, seigneuries et domaines » à l’ordre de Saint-Jean de Jérusalem. Le 25 septembre 1777, le dernier abbé, le bailli Jean Marie de Navarre, légua le cabinet de curiosités à la Bibliothèque publique de Grenoble avant la réunion des Antonins à l’ordre de Malte, prévue pour le 9 novembre 17775.

C’est sous l’abbatiat d’Etienne Galland qu’avait été réuni, de 1752 à 1761, le cabinet de curiosités des Antonins6. Le catalogue des livres de la bibliothèque fut rédigé par le chanoine Jacques Deschamps qui le dédia en 1761 à l’abbé Galland :

Embrasé d’amour pour les belles lettres vous avez, à grands frais et avec une application et un soin plus grands encore, rassemblé dans cette abbaye tout ce qui est susceptible d’éclairer les esprits et surtout de favoriser l’intérêt pour l’Antiquité7.

La transmission de leur cabinet de curiosités, ce qu’il adviendrait de leurs livres et de leur médaillier avait toujours préoccupé les Antonins, comme en témoigne l’expressivité touchante de la préface figurant au catalogue de leur médaillier :

On n’a pas pu se dispenser de mettre en latin les inscriptions des médailles, mais on a pensé qu’il convenait de donner en français les petits précis des histoires pour la commodité de ceux qui auront soin du Cabinet et médaillier de l’Abbaye de St Antoine.
Précis très court de l’histoire romaine pour l’intelligence des médailles et des statues antiques : Mon intention, en entreprenant cet ouvrage, n’a point été de me donner pour auteur d’une histoire romaine : tant d’habiles gens ont si bien traité et tellement épuisé cette matière, qu’il ne me conviendrait pas d’y revenir après eux. Mon dessein est simplement de jeter sur ce papier quelques traits principaux de la vie des rois, empereurs, impératrices et tyrans de cet empire du monde, afin de pouvoir satisfaire plus aisément la curiosité de ceux qui voudront apprendre quelque chose de plus, que le nom des médailles ou statues que je leur montrerai dans le Cabinet de l’Abbaye de St Antoine : mes vœux seront comblés et mon travail bien récompensé s’il peut être utile, ou procurer quelque satisfaction à ceux qui me succèderont dans cet emploi8.

Le cabinet occupait vraisemblablement le premier étage d’un bâtiment situé dans la basse-cour de l’abbaye, à proximité de la maison abbatiale, entre le chevet de l’église et le noviciat9. Il renfermait alors 5.400 monnaies et médailles, 360 antiques dont une momie de femme, deux vases canopes en albâtre, des amphores, des bronzes antiques et des naturalia – ou choses de la nature – c’est-à-dire des collections d’histoire naturelle. Le tout était présenté dans de petits appartements en enfilade, ornés de boiseries, d’alcôves et d’un décor de gypseries ; ces pièces ouvraient au nord, sur le jardin « à fleurs » et, au sud, sur la cour intérieure ou basse-cour de l’abbbaye10. Le catalogue dressé tardivement en 1841 par le conservateur du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, Scipion Gras, montre qu’à côté des monnaies, des médailles et des antiques, le cabinet de curiosités des Antonins contenait de riches collections scientifiques11. Celles-ci se composaient d’une importante collection de coquilles, témoignant ainsi de la conchyliomanie qui saisit les Antonins comme de nombreux curieux du XVIIIe siècle12.

Les témoignages sur la beauté de l’abbaye et sur celle de son médaillier nous laissent deviner la richesse des collections scientifiques que ces savants léguèrent au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. La magnificence de l’abbaye était attestée au début du XVIIIe siècle par un manuscrit consacré à l’histoire de Saint-Antoine13. Dans ce manuscrit figurait en préambule un extrait du voyage en France de deux Bénédictins et de leur visite à l’abbaye en 171714. Les deux voyageurs témoignaient de la richesse des tableaux ornant le maître autel ainsi que tous les autels de l’abbaye et la sacristie 15:

Cette abbaye est assurément magnifique. L’église après la cathédrale de Vienne est la plus belle du Dauphiné : l’autel est d’un marbre noir accompagné de quatre belle figures de bronze d’un trait admirable. On conserve dans l’autel le corps de Saint Antoine, dans une belle chasse d’ébène couverte de lames d’argent. On dit que l’autel avec tous ses ornements a coûté six mille écus et assurément il les vaut bien. Le chœur est derrière l’autel dans le fond de l’église, orné de plusieurs tableaux de prix, aussi bien que tous les autels de cet auguste temple. La sacristie est fournie d’ornements et d’argenterie : on y garde aussi les saintes reliques […]

Les deux bénédictins purent apprécier également la bibliothèque qu’ils jugèrent peu grande mais fournie de bons livres. Ils apportèrent leur témoignage sur l’art chirurgical pratiqué à l’abbaye de Saint-Antoine par les religieux. Ces savants s’étaient rendus célèbres en guérissant le mal des ardents, un fléau du Moyen Age dû à l’ergot du seigle qui empoisonnait le sang et provoquait abcès et gangrène. Les chirurgiens antonins amputaient à la scie. Pour prodiguer leurs soins aux pèlerins affluant tout au long des siècles à l’abbaye, ils utilisaient un onguent à base de plantes et de graisse de porc dont ils détenaient le secret et qui était appelé « baume saint Antoine16 ». Ils servaient à leurs malades une nourriture saine, substituant au seigle la viande de porc. Les frères utilisaient les plantes dans leur pharmacopée. Quatorze plantes entraient dans la composition du saint Vinage, breuvage particulier fabriqué par les frères de l’abbaye. A côté de l’apothicairerie, les Antonins cultivaient un jardin de simples où ils cueillaient les plantes sédatives, narcotiques ou aux propriétés vasodilatatrices destinées à soulager les souffrances des malades atteints du « feu saint Antoine »17. C’est là qu’ils concoctaient les emplâtres et les décoctions utilisés dans leurs infirmeries:

Nous avons dit que les malades infects du feu Saint Antoine, avaient donné occasion à l’établissement de l’ordre, qui porte le nom de ce saint. Cette maladie ayant discontinué durant cent ans, avait commencé à se faire sentir depuis un an et les religieux avaient charitablement rouvert leurs hôpitaux formés depuis si longtemps aux pauvres misérables qui en sont attaqués. Nous y vîmes avec beaucoup de compassion une vingtaine, les uns sans pieds, les autres sans mains et quelques uns sans pieds et sans mains. Car on ne peut guérir ce mal qu’en coupant les membres auxquels il s’attache d’abord. Il y avait là un frère fort habile, qui n’en manquait aucun. Il nous fit voir les pieds et les mains coupés depuis cent ans, qui sont semblables à ceux qu’il coupait tous les jours. C’est à voir. Tout noirs et tout secs…18.

La richesse de l’abbaye fut confirmée quelques années plus tard par un mémoire du Révérend de l’abbaye sur son ordre. Dans ce mémoire de 1732, le Révérend Père Fornier, grand prieur de l’Abbaye de Saint-Antoine, transmettait la description détaillée de son abbaye, riche notamment du nombre considérable de tableaux de maîtres dans le goût italien, de magnifiques ornements et de beaux jardins à la française19. Il présentait Saint-Antoine comme étant « une des plus belles abbayes de France ». Il dépeignait les Antonins comme un ordre soucieux de suivre la mode du XVIIIe siècle, remaniant, agrandissant et embellissant son abbaye, sacrifiant à un nouveau programme décoratif, reconstituant ainsi progressivement le trésor pillé pendant les guerres de religion. Depuis des siècles, on venait honorer les reliques du saint de l’Europe entière :

Plusieurs autres seigneurs ecclésiastiques et séculiers sont venus depuis et viennent tous les jours honorer les reliques de Saint Antoine avec un infinité de peuples de toutes les nations de l’Europe. On en a compté jusqu’à dix mille en l’année 1514. Seulement de l’Italie, sans les Allemands, les Hongrois, les Espagnols et les Français des provinces voisines qui étaient venus en plus grand nombre20.

Les Antonins n’ont pas transmis d’inventaire précis des spécimens contenus dans leur cabinet de curiosités. C’est pourquoi seule la richesse de l’abbaye que nous venons de dépeindre laisse deviner celle de leurs collections. Les Antonins ont toutefois transmis le Catalogue des livres du cabinet de curiosités. Celui-ci est compris dans le catalogue du médaillier qu’ils donnèrent, avec le cabinet, à la Bibliothèque publique de Grenoble21. Le catalogue est à l’image des collections contenues dans le cabinet. Il est composé essentiellement de livres d’histoire antique grecque et romaine, d’ouvrages de numismatique et d’égyptologie22. Certaines des pièces contenues dans les collections des Antonins, et notamment les spécimens d’égyptologie, ont pu être collectionnées avant la formation du cabinet : lors de leur visite à l’abbaye en 1717, dom Martenne et dom Durand s’étaient vu offrir des statuettes antiques et un papyrus égyptien. Le catalogue contient les titres de 26 ouvrages in folio du XVIe et du début du XVIIe siècles, avec pour sujet l’histoire romaine antique, l’histoire des rois et la numismatique antique. Il contient les titres de 22 ouvrages in quarto traitant de numismatique. Sur le plan scientifique, le catalogue livre également les titres de trois ouvrages traitant de sciences naturelles : la Lithologie et la conchyliologie du comte d’Angivillier éditée à Paris en 1742, l’Orictologie du même auteur à Paris en 1755 ainsi que sa Zoomorphose ou représentation des animaux à coquilles à Paris en 175723. Le catalogue révèle l’intérêt que les Antonins manifestèrent pour l’égyptologie avec La Description de l’Egypte sur les mémoires de M. Maillet par l’abbé Le Masenier à Paris, 173424. La bibliothèque des Antonins indique déjà la direction que prirent les recherches des savants grenoblois en minéralogie et celle des hommes de lettres comme Fourier et le jeune Champollion en égyptologie. Elle constitue la première clé vers les collections minéralogiques et les travaux en égyptologie du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Le catalogue des Antonins répond également bien au goût de l’époque où, dans l’Europe entière, de riches cabinets de médailles et de curiosités s’étaient créés, aussi bien en Hollande qu’en Angleterre, dans l’Empire et en France après les guerres de religion25. A l’époque, un médaillier joint à une belle bibliothèque était un signe extérieur de richesse apprécié des nobles et des princes26. Il est fort possible qu’Etienne Galland, qui avait visité en 1749 le cabinet de curiosités de l’abbaye Sainte-Geneviève à Paris27, ce soit inspiré de ce cabinet, car c’est au retour de son séjour qu’il décida de créer en 1752 le cabinet de curiosités de Saint-Antoine « à l’image » de Sainte-Geneviève en joignant, à la bibliothèque, un cabinet propre à l’étude des sciences.

Constitué de 1752 à 1761, le cabinet de curiosités des Antonins porte la marque de la première évolution qui affecta les cabinets de curiosités à partir de 1730, date à laquelle les collectionneurs qui s’étaient jusqu’à présent passionnés pour l’histoire sacrée et profane, se détournèrent des médailles pour se consacrer aux coquilles et aux collection d’histoire naturelle28. Concernant les cabinets parisiens dont l’un d’entre eux inspira le cabinet de curiosités des Antonins, K. Pomian précise que pendant les années 1700-1720, 39% des collectionneurs d’intéressaient aux médailles, alors qu’il n’étaient plus que 21% dans les années 1720-1750. Inversement, les objets d’histoire naturelle tels que les coquillages, les minéraux, les spécimens anatomiques et botaniques, qui ne représentaient que 15% des collections parisiennes dans les années 1700-1720, constituaient 21% dans les années 1720-1750 puis 39% dans les années 1750-1790. A Paris comme à l’abbaye de Saint-Antoine, ce fut désormais la nature qui à partir des années 1750 intéressa les collectionneurs. Le coquillage, symbole marin célébré dans la collection antonine, joua le rôle de médiateur vers les collections exotiques futures, comme l’attestent les travaux des savants puis des conservateurs grenoblois du 19e siècle.

Coquille(Collections du Musée d'histoire naturelle de Grenoble)

Coquille
(Collections du Musée d’histoire naturelle de Grenoble)

Les premiers inventaires des collections antonines seront dressés au XIXe siècle par les frères Champollion, alors gardes du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, et par leurs collaborateurs. L’abbé Jullien, naturaliste, donnera ainsi en 1809 le Catalogue des oiseaux exotiques du cabinet des Antonins devenu Catalogue du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, déterminant ainsi une collection d’oiseaux provenant d’Afrique et d’Amérique du Sud. Le jeune Jean-François Champollion, futur égyptologue, donnera en 1811 et 1812 deux états des collections égyptiennes du cabinet des Antonins. Enfin en 1813, l’abbé Jullien donnera l’état des coquilles contenues dans la collection antonine.

Jean-François Champollion dit le Jeune, gravure sur cuivre(Bibliothèque municipale de Grenoble, Pd 1, 2)

Jean-François Champollion dit le Jeune, gravure sur cuivre
(Bibliothèque municipale de Grenoble, Pd 1, 2)

La Préface de l’Expédition d’Egypte rédigée à Grenoble par Fourier avec l’aide de Jacques Joseph Champollion-Figeac, fut publiée en 1809 et Jean-François Champollion dit le Jeune dressa dès 1811 et 1812 les deux premiers catalogues du cabinet des Antiques de Grenoble, repérant par là même, les premiers spécimens d’histoire naturelle des collections égyptiennes du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Il n’était pas encore bibliothécaire adjoint lorsqu’il rédigea le premier catalogue (il le fut en 1812) mais accompagnait déjà son frère dans ses travaux à la bibliothèque29. En faisant don en 1857 des catalogues manuscrits de son frère à la Bibliothèque publique, Champollion-Figeac prit bien la peine de spécifier que ceux-ci intéresseraient les différentes bibliothèques auxquelles ils étaient destinés30. La conception qu’avait Champollion-Figeac de la bibliothèque de Grenoble était celle d’un « dépôt » dans lequel il avait la charge d’enrichir les bibliothèques alimentant différents établissements, cabinet d’histoire naturelle et musée de peinture. Un premier inventaire, déjà connu, livre parmi les collections égyptiennes des Antonins, les spécimens qui relèvent des sciences naturelles. Ce manuscrit est daté de 1811. Nous l’analyserons en premier. Le second document, inédit, est un inventaire autographe de Jullien que nous avons daté, par recoupement avec la correspondance incluse dans les papiers de la famille Champollion-Figeac, de 1809. Bien que plus ancien, nous le traiterons en second parce que Figeac l’a transmis au dos des manuscrits de son frère. Si nous avons pu vérifier que les travaux de Jullien avaient bien eu lieu en 1809, il est possible qu’il n’ait recopié son travail pour les frères Champollion qu’après 1811, après que Jean-François ait produit le premier catalogue des collections égyptiennes antonines. Dans ce cas, la position du manuscrit de Jullien à la suite de ceux de Jean-François Champollion prouve que les trois savants avaient eu la certitude d’avoir travaillé aux collections héritées du même cabinet : celui des Antonins.

Jean-François Champollion dressa donc en 1811 le tout premier état des collections d’antiques reçues principalement de l’abbaye de Saint-Antoine, collections à l’origine du cabinet des Antiques de Grenoble. Certains, parmi ces onze objets décrits, concernaient des spécimens d’histoire naturelle et revenaient sur le plan intellectuel au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Il faisait état ainsi, parmi les antiquités égyptiennes, de deux momies d’ibis dont la seconde aurait fait partie des collections scientifiques du cabinet des Antonins31. Figurait également dans cette nomenclature « un fragment de granit noir égyptien à petits grains vulgairement appelé Basalte d’Egypte 32». Concernant les objets d’histoire naturelle, le deuxième catalogue manuscrit de Jean-François Champollion dressé en 1812 se faisait plus précis et l’on peut observer au passage combien, avec l’égyptologie, la frontière entre les objets relevant de l’histoire naturelle et du musée d’art était étroite. Ce deuxième catalogue portait les indications suivantes :

  • N° 4 Momie d’Ibis renfermée dans un vase de terre cuite dont le couvercle hémisphérique était daté : ce vase vient des hypogées de Sakkarah qui en renferment plusieurs millions du même genre.
  • N° 5 Ossements et plumes d’Ibis
  • N° 6 Momie d’Ibis
  • N° 7 Fragment d’une figure pastophore de basalte égyptien […] Cette statue qui était agenouillée tenait entre ses mains une tête symbolique d’Isis […] à oreilles de chatte. La plus grande partie de cette tête existe encore. Au-dessous de la tête d’Isis était une liste ornée d’hiéroglyphes en creux dont quatre seulement ont resté33. Les deux premiers font partie d’un groupe qui forme le nom de l’Egypte dans l’inscription de Rosette. Sur la tête même d’Isis est une table quarrée portant une inscription hiéroglyphique dont voici la copie et la traduction d’après le sens qui est attribué à ces mêmes figures dans le monument de Rosette 34:
    Osiris dieu sauveur dieu bienfaisant35. Le fragment a six pouces et demi de hauteur totale36.

Avec ces deux catalogues, le jeune Jean-François Champollion était le premier à dresser un inventaire des collections égyptiennes héritées du cabinet de curiosités des Antonins, nous donnant ainsi le seul état approximatif des collections scientifiques de l’Ordre.

Montrant bien le lien que les deux égyptologues faisaient entre les collections égyptiennes héritées du cabinet des Antiques et les collections exotiques du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, Jacques Joseph, véritable conservateur de la mémoire, faisait suivre ces deux premiers catalogues de son frère du Catalogue d’une caisse d’oiseaux rares de la Bibliothèque de Grenoble, rédigé par M. Jullien, professeur d’histoire naturelle37.

Nous avons pu établir avec l’aide d’Armand Fayard, actuel Directeur du Muséum de Grenoble, que ce document constituait le premier catalogue des oiseaux du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. L’originalité de ce catalogue réside dans la provenance des espèces décrites : cette nomenclature ne comprend en effet que des oiseaux exotiques, nous laissant supposer que la collection ornithologique originelle du cabinet fut une collection exotique avant tout. Les oiseaux sont numérotés de 1 à 55 : il n’y a aucune interruption dans la numérotation, aucune introduction d’espèce locale. Jullien avait pris la peine de préciser qu’il s’agissait de la même numérotation que celle utilisée dans le musée pour repérer les oiseaux, nous indiquant ainsi que le catalogue des oiseaux du cabinet de Grenoble était bien un Catalogue ornithologique de collections exotiques. Les 55 oiseaux sont décrits selon leur emplacement dans les locaux mêmes du cabinet (« face du nord », « face droite », « face gauche », « face occidentale », « face méridionale », « face moyenne sud-est », « face orientale » et « centre »). Les ouvrages de Linné et de Buffon avaient servi à leur détermination.

Euplecte ignicole, Soudan

Euplecte ignicole, Soudan

Les oiseaux mentionnés désignaient essentiellement deux provenances : l’Afrique et l’Amérique du Sud. Quelques espèces provenaient du Brésil. Daté approximativement de 1819 par son donateur (Champollion-Figeac le transmit tardivement en 1857 et avait pu oublier la date exacte des travaux), ce catalogue est en fait datable de 1809, grâce à une lettre de Jullien à Champollion-Figeac déposée dans le Fonds Champollion des Archives Départementales de l’Isère38. Dans cette lettre, Jullien expliquait qu’il avait dû reprendre le précédent catalogue truffé d’erreurs de détermination remis au ministère de l’Intérieur par Mollard, adjoint de Champollion-Figeac au cabinet39. Le catalogue de Jullien est à joindre au Catalogue des Oiseaux parmi les cinq mentions de catalogues originaux décrites par Champollion Figeac dans le volume 2 du Fonds Champollion déposé aux Archives départementales de l’Isère : le Catalogue de la Minéralogie, celui des Quadrupèdes, celui des Oiseaux, celui des Insectes et celui des Plantes alpines qui composait l’Herbier de la Bibliothèque40. Il constitue le premier catalogue des Oiseaux du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, catalogue d’une collection uniquement exotique41. Y sont décrits par exemple un barbu de Ceylan, un jacanard et un tyran du Brésil, un cardinal huppé du Cap de Bonne Espérance, une perruche et un pic du Sénégal, un bengali, des oiseaux-mouches ainsi que des colibris.

Nous analysons ce catalogue comme la résultante de l’intérêt à la détermination des collections étrangères suscité par les travaux de Fourier à Grenoble avec sa Description de l’Egypte. Joint aux deux catalogues du premier inventaire des collections égyptiennes héritées du cabinet des Antonins établi par Jean-François Champollion, le catalogue ornithologique de Jullien peut être considéré comme le catalogue ornithologique des collections exotiques des Antonins. Aux côtés des Champollion, Jullien s’est d’ailleurs livré à d’autres travaux sur le cabinet de curiosités de l’Ordre : c’est notamment lui qui, bien avant Scipion Gras en 1841, a donné dès 1810 la première évaluation de la collection égyptienne des coquilles léguée par les Antonins42. La liste que nous avons établie des publications de Jullien nous a permis de constater que le naturaliste s’était autant intéressé à la faune et à la flore du département de l’Isère qu’aux lointaines collections exotiques, s’enracinant bien ainsi dans la tradition transmise au cabinet43. La tradition était d’autant plus respectée que ses travaux d’herborisation avec Villars datés de 1794 traduisaient l’influence de l’université de Montpellier : pour déterminer une collection mycologique des montagnes de Belledonne en Dauphiné44, il s’était servi de la nomenclature de Louis Gérard, médecin et botaniste formé au sein de cette université et auteur d’une Flore de la Provence, devenu le vade-mecum des botanistes des Alpes45.

Concernant l’héritage des Antonins, nous avons donc reconnu dans les premiers catalogues élaborés par Jean-François Champollion et dans ceux de Jullien la manifestation de l’influence des travaux de Fourier à Grenoble et celle de la parution de la Description de l’Egypte. Si Michel Dewachter, insistant sur l’importance de l’environnement documentaire du jeune Champollion, estime que c’est à l’Abbaye-aux-Bois en 1807-1809 que Jean-François Champollion, en compagnie du savant abbé Campion de Tersan « engrangea le plus46», nous avons pu établir que le futur égyptologue fit du Cabinet d’histoire naturelle aux environs de 1811 et 1812 à la Bibliothèque publique de Grenoble, son premier champ d’expérimentation en égyptologie. A ses côtés, le naturaliste Jullien ouvrait alors lui aussi en 1809 les premières voies vers l’étude des collections exotiques. Les deux savants utilisèrent à plein le lieu de stockage propice à de riches possibilités d’amalgame que fut le cabinet de curiosités des Antonins en matière d’égyptologie et de sciences naturelles.

1 Joëlle Rochas est docteur en histoire et bibliothécaire à l’Université de Savoie. Ses travaux sur les cabinets de curiosités s’inspirent de sa thèse soutenue en 2006 à l’Université de Grenoble sous la dir. du Professeur Gilles Bertrand et intitulée : « Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855).
2 E. DUCROS, « Historique du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble », in Bibliothèque, correspondance administrative 1791-1822 (BMG, R 8711, chemise 2).
3 A. MISCHLEWSKI, Un ordre hospitalier au Moyen Age : les chanoines réguliers de Saint-Antoine-en-Viennois, Grenoble, PUG (La pierre et l’écrit), 1995, 216 p.
4 H. DIJON, L’Eglise abbatiale de Saint-Antoine en Dauphiné : histoire et archéologie, Grenoble, Falque et Perrin, 1902.
5 « Délibération du 25 septembre 1777 », in Origine et formation de la Bibliothèque et Académie delphinale, document n° 9, p. 60 (BMG, R 8709).
6 L’abbé Etienne Galland gouverna l’Ordre des Antonins de 1737 à 1763. In G. KUENY, J. YOYOTTE, Grenoble, musée des Beaux-Arts, collection égyptienne, Paris, Ed. de la Réunion des musées nationaux, 1979, p. 10.
7 Citation extraite de G. MOCELLIN-SPICUZZA, « Le Cabinet de curiosités de Saint-Antoine l’Abbaye et sa bibliothèque », in Erasme ou l’éloge de la curiosité à la Renaissance, cabinets de curiosités et jardins de simples, sous la dir. d’Alexandre Vanautgaerden, Grenoble, Musée départemental de Saint-Antoine l’Abbaye, 1997, p. 27.
8BIBLIOTHEQUE DE GRENOBLE, Catalogue du médaillier des Antonins, Musei Antonioni, t. 3, 1752 (BMG, R 4743).
9 G. MOCELLIN, I. EXPERTON, Saint-Antoine et l’ordre des Antonins aux XVIIe et XVIIIe siècles, catalogue d’exposition, Saint-Antoine l’Abbaye, 1er mars-11 mai 1992, Grenoble, A.G.C. Consultants, [1992], p. 19.
10 G. MOCELLIN-SPICUZZA, Erasme…, op. cit., p. 28.
11 Ce catalogue reprend les travaux faits en 1811 par Jean-François Champollion sur le contenu des collections égyptiennes et des spécimens d’histoire naturelle du cabinet des Antonins. Voir infra chapitre IV.
12 [S. GRAS], Catalogue du Musée des Antiques et de Conchyliologie de Grenoble, comprend le Catalogue des momies, figurines en bronze, marbre, terre cuite ainsi que des autres curiosités anciennes et modernes du Musée de Grenoble, [1841] (AMG, R.57 d 3).
13 Dom A. FALCOZ, Abrégé de l’isthoire de Sainct Anthoine escript par des autheurs eclésiastiques […], ms., s. d. [18e s] (BMG, U 4390-4391).
14 Extrait [en 4 p.] du Voyage littéraire en France par deux Religieux Bénédictins, Dom Martenne et D. Durand, Paris, 1717, t. 1, p. [1-2] (BMG, U 4390-4391).
15 Le Saint Jérôme de Georges de La Tour, huile sur toile datant de 1639 environ et ayant appartenu à l’abbaye de Saint Antoine, se trouve aujourd’hui du musée de Grenoble (Saisie révolutionnaire, don de l’Administration départementale de l’Isère, 1799).
16 G. MOCELLIN-SPICUZZA, Erasme…, op. cit., p. 21. 17 Le jardin du cloître dans lequel étaient cultivées les plantes médicinales fut remanié au XVIIe siècle et devint au cours de la deuxième moitié du XVIIIe siècle un jardin d’agrément dénommé « jardin intérieur ». Voir sur ce point G. MOCELLIN-SPICUZZA, « Les Jardins de l’Abbaye de Saint-Antoine aux XVIIe et XVIIIe siècles : le Jardin des plantes médicinales ou Jardin du cloître », in 1000 [Mille] ans de jardins, catalogue d’exposition, Saint-Antoine (Isère), Musée départemental de Saint-Antoine l’Abbaye, 2002, p. 13.
18 Extrait [en 4 p.] du Voyage littéraire en France par deux Religieux Bénédictins, Dom Martenne et D. Durand, op. cit., p. [1-2].
19 C. FORNIER, Mémoire abrégé sur l’origine, le progrès et l’estat actuel de l’ordre de Saint-Antoine de Viennois, [1732] (BMG, R.6026). 20 Ibidem, p. [35].
21 BIBLIOTHEQUE DE GRENOBLE, Catalogue du médaillier des Antonins Musei Antonioni, 1752-1761 (BMG, R 4743).
22 Géraldine Mocellin et Isabelle Experton pensent que deux bibliothèques ont peut-être co-existé à Saint-Antoine : la « grande » bibliothèque, la plus ancienne, décrite en 1717 par dom Martenne et dom Durand (Voyage littéraire en France par deux Religieux Bénédictins, Dom Martenne et D. Durand, op. cit., BMG, U 4390-4391), et une bibliothèque plus petite, celle relative au Catalogue des livres du cabinet de curiosités. In G. MOCELLIN, I. EXPERTON, Saint-Antoine et l’ordre des Antonins…, op. cit., p. 18.
23 Le comte d’Angivillier, surintendant des Bâtiments du roi, manufactures et académies du royaume à Versailles, s’était vu confier par le roi Louis XVI la responsabilité de la création d’un musée dans ses collections du Louvre. Correspondant du jardinier-herboriste Liotard à Grenoble, il était lui-même propriétaire d’un cabinet de minéralogie recensé par Dezallier d’Argenville en 1782 et renfermant une superbe collection de mines d’or. 24 MAILLET (Benoit de, 1656-1738) : consul de France en Egypte sous Louis XIV, auteur de la Description de l’Egypte contenant plusieurs remarques sur la géographie ancienne et moderne de ce païs, Paris, Genneau et Rollin, 1735 (BMG, D.131).
25 T. SARMANT, Le Cabinet des médailles de la Bibliothèque nationale, 1661-1848, Paris, Ecole des Chartes, 1994, 403 p.
26 Médaillier : armoire renfermant des médailles dans les cabinets de curiosités puis dans les cabinets d’histoire naturelle du XVIIIe siècle.
27 G. MOCELLIN, I. EXPERTON, Saint-Antoine et l’ordre des Antonins…, op. cit., p. 16.
28 K. POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVIe-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, p. 143-162.
29 « M. Champollion le jeune, Professeur, adjoint d’histoire à la faculté des lettres de l’Académie de Grenoble, nommé Bibliothécaire adjoint par arrêté de M. le maire de Grenoble, en date du 29 février 1812, approuvé par M. le Préfet du Département le 4 mars suivant », in « Liste chronologique des bibliothécaires de 1773 à 1938 » du Registre pour servir aux archives de la Bibliothèque de la ville de Grenoble, op. cit., mention n° 6, p. 2.
30 Une mention autographe de Figeac introduisait ce premier catalogue qu’il datait, ainsi que le second : « Ces catalogues datent des années 1810 à 1812, dix années avant la découverte de l’alphabet des hiéroglyphes. Ils ont le mérite d’être autographes et d’intéresser les bibliothèques pour lesquelles ils ont été faits. Donnés à la Bibliothèque au mois de février 1857 », in J.-F. CHAMPOLLION, Cabinet des Antiques de la ville de Grenoble 1811, [5 f.] ; [5 f. de pl.] (BMG, R 7635).
31 Cette momie porte le n° 4 dans le catalogue Champollion, le n° 348 dans le catalogue Tresson et le n° 209 dans l’inventaire de Kueny et Yoyotte p. 150 sous l’intitulé « Vase conique ayant contenu une momie d’Ibis ».
32 « [Objet] n° 7 », in J.-F. CHAMPOLLION, Cabinet des Antiques de la ville de Grenoble, op. cit.
33 Suivent les hiéroglyphes.
34 Suivent d’autres hiéroglyphes.
35 Souligné dans le texte.
36 J.-F. CHAMPOLLION, Bibliothèque de Grenoble, Cabinet des antiques, Egypte, [1812] (BMG, R 7635).
37 J. J. CHAMPOLLION-FIGEAC, Catalogue d’une caisse d’oiseaux rares de la Bibliothèque de Grenoble, rédigé par M. Jullien professeur d’histoire naturelle, 1809, [6 p.] (BMG, R 7635).
38 Abbé JULLIEN, Lettre à Champollion-Figeac, Grenoble, 9 septembre 1809 (ADI, Fonds Champollion, 185 J, vol. 2).
39 « J’ai travaillé à toutes les questions concernant l’ornithologie. Mollard a fait beaucoup d’erreurs dans la dénomination des individus qui sont presqu’autant des espèces et qu’il ne s’est pas donné la peine de déterminer ou qu’il n’a pas connu », in abbé JULLIEN, Lettre du 9 septembre 1809 à Champollion-Figeac, op. cit., texte original.
40 J. J. CHAMPOLLION-FIGEAC, Lettre à Fourier, préfet de l’Isère, Grenoble, 31 mai 1809 (ADI, Fonds Champollion, 185 J, vol. 2). 41 Les « zones auteur et titre » introduisant ce catalogue sont de Champollion-Figeac, la rédaction de la nomenclature est de l’abbé Jullien.
42 Abbé JULLIEN, « Notice sur le Recueil des Coquilles du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble », in Société des Sciences et des Arts de la ville de Grenoble, 23 janvier 1810 (BMG, R 7589-90, document n° 125).
43 Voir document en fin de chapitre.
44 Abbé JULLIEN, Decuria fungorum quos legi in pago thesiano, anno 1784, Liste des champignons cueillis par moi à Theys [Isère], abbé Jullien en herborisation avec Villars, liste selon [Louis] Gérard [12 p.] (MHNG, Fonds Villars I-13, Voyages et herborisations). GERARD (Louis, 1733-1819) ; médecin et botaniste formé à l’université de Montpellier, auteur en 1761 du Flora Gallo-provincialis ; ami et correspondant de Villars.
46 M. DEWACHTER, « De la curiosité aux sociétés savantes : les premières collections d’antiquités égyptiennes », in L’Expédition d’Egypte, une entreprise des Lumières 1798-1801, Paris, Technique et documentation, 1999, p. 355-356.