Le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble fut fondé en 1773 à l’aide d’une souscription par les Dauphinois eux-mêmes qui venaient de créer l’année précédente une Bibliothèque publique. Un des principaux instigateurs de cette création fut le docteur Gagnon (1728-1813), grand-père de Stendhal. Le principal collaborateur de ce Cabinet fut le médecin botaniste à la renommée internationale Dominique Villars, chirurgien à l’Hôpital de Grenoble, directeur du Jardin de botanique et professeur d’histoire naturelle à l’Ecole centrale de Grenoble.
La présente contribution se propose d’offrir un éclairage nouveau sur le monde savant grenoblois des 18e et 19e siècles autour de l’institution muséale que fut le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, figure emblématique, pour les sciences naturelles, de l’activité scientifique dauphinoise au tournant des Lumières. Elle est issue de ma thèse d’histoire soutenue en juin 2006 à l’Université de Grenoble sous la direction du Professeur Gilles Bertrand et intitulée Du Cabinet de curiosités au muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855).
Des cabinets de curiosités dauphinois au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble : l’influence des Kunst-und Wunderkammern (1752-1777)
Deux historiens ont étudié les cabinets de curiosités, ou « Kunst-und Wunderkammern », pour reprendre la dénomination en allemand consacrée par les travaux de Julius von Schlosser en 19082 : Krzystof Pomian3 et Antoine Schnapper4. Les Kunst und Wunderkammern virent leur apogée au 16e et au 17e siècles. Avec le développement des explorations et la découverte de nouvelles terres au 16e siècle, bon nombre de princes, savants et amateurs de cette époque se mirent à collectionner les curiosités en provenance des nouveaux mondes. Les cabinets de curiosités étaient alors un résumé du monde où prenaient place des objets de la terre, des mers et des airs, du règne minéral, du règne végétal et du règne animal à côté des productions de l’homme. Les trois cabinets de curiosités dauphinois qui furent légués au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble à sa création en 1773 et dont le plus ancien était celui de l’Abbaye de Saint-Antoine, marquèrent de leur empreinte les collections du Cabinet d’histoire naturelle. Réunissant des collections hétéroclites, ils répondaient bien à la description d’un cabinet de curiosités qu’avait fournie Pomian et Schnapper : les curieux qui les avaient rassemblées avaient réuni autour d’eux des minéraux, des fossiles, des instruments de chimie et d’astronomie, des costumes étrangers, des animaux, des coquilles, des bronzes, des monnaies, des droguiers et des momies. Rassemblé entre 1752 et 1761, le cabinet de curiosités des Antonins renfermait des spécimens d’histoire naturelle à l’intérieur de ses collections égyptiennes, ainsi qu’une importante collection de coquilles. L’axe centre-est des maisons des Antonins, préceptories ou commanderies, mentionné par Adalbert Mischlewski5 semble dessiner la carte des recherches scientifiques des Antonins et à leur suite, celle des naturalistes du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Depuis le cabinet de curiosités des Antonins et jusqu’à l’avènement du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble dans la deuxième partie du 19e siècle, le Dauphiné se trouva ainsi à la croisée incessante de deux types d’influences : celle reçue du Sud depuis Marseille et l’Italie via l’Egypte, et celle reçue de l’est depuis les états allemands. C’est du deuxième type d’influence dont nous allons traiter.
L’influence des cabinets germaniques chez le docteur Gagnon, grand-père de Stendhal
Le docteur Gagnon (1728-1813), grand-père de Stendhal et instigateur à Grenoble du projet de création d’un cabinet d’histoire naturelle, fut lui-même beaucoup influencé par les cabinets de curiosités, ceux de Montpellier tout d’abord où il avait fait ses études de médecine, puis celui des Antonins dont il se chargea du transport vers Grenoble en 1777. La pratique des cabinets de curiosités détermina chez Gagnon l’organisation du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble : elle en infléchit les choix en matière d’acquisitions de nouveaux spécimens. Le tout premier spécimen que Gagnon acheta pour les collections du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble après sa création fut en effet un veau marin : il montrait en cela qu’il était essentiellement intéressé par les collections exotiques dans l’organisation du cabinet, rejoignant ainsi un autre grand collectionneur qui l’avait précédé en Autriche, l’archiduc Ferdinand II du Tyrol pour son cabinet de curiosités dans son château d’Ambras. C’est l’étude comparative de la composition du Cabinet de curiosités du Château d’Ambras à Innsbruck en Autriche avec le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble à ses débuts qui nous a permis de déceler, dans l’organisation des collections du cabinet grenoblois, les influences des cabinets de curiosités germaniques.
Les relations entre le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble à la fin du 18e siècle et les « savants allemands » sont nombreuses : si Dominique Villars ne nous a pas donné avec exhaustivité les noms de ces « voyageurs allemands » venus visiter le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, du moins y faisait-il allusion dans les introductions historiques présentant le programme de son cours à l’Ecole centrale de Grenoble, montrant ces « hommes des Alpes » oeuvrant dans le sillage du naturaliste allemand Abraham Gottlob Werner et de Johann Gottfried Schreiber, le directeur saxon des Mines du Dauphiné, son élève. Villars cite les noms de Saussure, Pictet, Gosse et Gaudy ainsi que d’autres « savans de Genève », généralement ses correspondants, relais en Suisse auprès de Villars des lointains naturalistes germaniques avec lesquels le botaniste souhaite nouer des contacts6. Certains de ces naturalistes pouvaient venir d’Innsbruck, c’est du moins ce que laissent supposer les écrits de Dominique Villars lorsque celui-ci orthographie phonétiquement le nom de la ville en Innspruk, tel que le prononcent eux-mêmes les Autrichiens, preuve que le nom de cette ville était familier aux naturalistes grenoblois.
Le château d’Ambras abrite aujourd’hui encore les collections du cabinet de curiosités rassemblé au 16e siècle par l’archiduc Ferdinand II du Tyrol. Mécène et grand collectionneur de la maison des Habsbourg, Ferdinand II était le neveu de Charles Quint, empereur d’Allemagne et roi d’Espagne, et l’oncle de l’empereur Rodolphe II à Prague, le prince des collectionneurs. C’est Ferdinand II qui avait transmis à Rodolphe II son goût de la collection. Considéré comme l’ancêtre des muséums d’histoire naturelle pour les naturalia et les exotica qu’il recèle, le cabinet de curiosités que Ferdinand avait constitué à Ambras, un des exemples de cabinet de curiosités germanique qui nous reste, s’est révélé d’une grande richesse pour l’étude du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble à ses débuts. Un rapprochement entre les deux établissements nous a paru digne d’intérêt, tous deux offrant des similitudes dépassant leur seule situation géographique au sein de la chaîne des Alpes.
La « Kunst- und Wunderkammer » d’Ambras est tout à la fois le reflet des richesses naturelles de l’arc alpin et le témoin de la volonté hégémonique de la maison des Habsbourg dans le Nouveau Monde7. Le cabinet de curiosités de l’archiduc présente les richesses de l’univers avec une volonté didactique de représentation du monde, tout en montrant l’intérêt des princes germaniques pour les collections minéralogiques et zoologiques locales des Alpes : sud de l’Allemagne, Autriche et provinces du nord de l’actuelle Italie8. A Ambras, la disposition des collections d’animaux exotiques, fidèle à l’Inventaire après-décès de l’archiduc Ferdinand II en 1596, précède les collections de curiosités des Alpes. Quatre animaux marins suspendus au plafond du cabinet devancent un ours abattu par l’archiduc Ferdinand et des bois de cerf9. Plus évocatrice encore que la reconstitution actuelle, certes fidèle, du cabinet de curiosités, la lecture de l’inventaire après décès de l’archiduc Ferdinand daté de 1596 montre tout d’abord que le plafond du cabinet était entièrement recouvert d’animaux10. L’inventaire permet également d’établir la préséance des collections exotiques sur les collections alpines, tant par la position qu’elles occupent au sein de l’inventaire que par leur écrasante majorité en nombre de spécimens. Parmi les spécimens appendus, on compte entre autres pas moins de sept crocodiles, une défense d’éléphant, quatre cornes de rhinocéros et autres cornes de gazelle, cinq nageoires de grands poissons et une tête d’éléphant entraînés par un premier grand crocodile11.
Nous avons retrouvé, dans notre étude sur la création du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, cette préséance des collections exotiques sur les collections locales, avec ce premier achat par Gagnon d’un objet d’histoire naturelle destiné aux collections étrangères – le veau marin – réflexe hérité des anciens cabinets de curiosités. L’intérêt double des « savants allemands » en relation avec Grenoble pour les collections locales et exotiques peut expliquer un intérêt similaire chez les Dauphinois pour les exotica des cabinets de curiosités qu’ils léguèrent au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Avec leurs matériaux exotiques associés aux objets autochtones et européens, Horst Bredekamp a vu dans les cabinets de curiosités germaniques, ancêtres des muséums d’histoire naturelle, les premiers témoins d’une ethnologie capable de porter respect à une culture étrangère12. De la même façon, nous avons observé dans la constitution des collections étrangères du cabinet d’histoire naturelle de Grenoble la volonté des Dauphinois de dépasser les frontières de leur province en s’intéressant à d’autres cultures. Tout comme dans les cabinets de curiosités germaniques, les collections exotiques du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble ont-elles ainsi eu la préséance sur les collections locales alpines. Cette tendance de la double nature des collections d’histoire naturelle à Grenoble avec la préséance des collections exotiques sur les collections alpines allait se poursuivre jusqu’à l’avènement du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble en 1849.
L’influence de la Renaissance dans les travaux de Dominique Villars : l’Université et le Jardin royal de Montpellier, centre formateur des médecins et botanistes français, suisses et autrichiens
Les botanistes de la Renaissance eurent une importance déterminante dans l’œuvre du botaniste dauphinois Dominique Villars. Depuis la lecture de son premier ouvrage de botanique, un herbier imprimé de Pier Andrea Matthiole13 richement illustré, Dominique Villars n’eut de cesse de retrouver, et ce jusqu’à la fin de sa vie, leurs livres, leurs planches, leurs gravures et leurs herbiers. Humanistes et voyageurs, de Vienne en Autriche à Leyde, en passant par Zurich, les médecins qui l’avaient précédé en botanique avaient tous fait leurs études en France, à l’université de Montpellier. Ces botanistes du 16e siècle – Conrad Gesner de Zurich (1516-1565) 14, Gaspard Bauhin (1550-1634) 15, Pierre Richer de Belleval (1564-1632) – tous naturalistes formés à l’Université de Montpellier ou en relation avec Montpellier, ont à leur tour inspiré Villars.
Gaspard Bauhin avait eu pour maître Charles de l’Ecluse (1526-1609), botaniste de Maximilien II d’Autriche, un des plus illustres descripteurs de son époque et qui avait lui-même fait ses études à Montpellier. Le Pinax theatri botania que publia Bauhin en 1623 eut une importance capitale sur Linné16., et par voie de conséquence sur Dominique Villars. Bauhin y désignait chaque plante par un substantif latin correspondant à ce qui deviendrait plus tard le genre, suivi de deux ou trois adjectifs désignant l’espèce : c’était l’ébauche de la nomenclature binaire qu’imposerait Linné. De plus, Bauhin rappelait pour chaque espèce les noms qui lui avaient été donnés antérieurement. C’est ce que tenta de faire à nouveau le botaniste Dominique Villars à la fin de sa vie en essayant de réaliser un Pinax de la flore alpine. Il semblait vouloir donner, à partir du Dauphiné et englobant tout l’arc alpin, la correspondance synonymique de chaque fleur dans les différentes langues et dialectes. Il s’inspirait en cela de l’œuvre de Charles de l’Ecluse, lequel avait le premier introduit un glossaire hongrois des noms de plantes dans sa Flore de Pannonie et d’Autriche17.
Quant à Richer de Belleval, le fondateur en 1593 du Jardin royal de Montpellier sous l’instigation du roi Henri IV, son œuvre reste bien vivante dans celle de Villars. Son nom figure en tête d’une importante liste, tenue par Villars, de savants et de botanistes de tous les pays venus parcourir le Dauphiné. Les excursions de Richer de Belleval dans les Alpes entre 1615 et 1618 et en firent un découvreur de la flore des Alpes françaises et méridionales. De retour de son voyage en Dauphiné, Richer de Belleval avait été le premier botaniste à publier une nomenclature sur les plantes de cette province. Il avait fait graver plus de 500 cuivres, les Icones, représentant des végétaux des Alpes. Parmi les plantes alpines, nombreuses étaient celles qui étaient nouvelles et elles le restaient encore au 18e siècle. Villars attacha une importance très grande aux manuscrits de Richer de Belleval qui avaient décrit les plantes alpines, et aux cuivres où ils les avaient figurées pour la première fois. Ces manuscrits et ces dessins avaient alors bénéficié des progrès réalisés par l’illustration à la Renaissance. Ils étaient d’une fidélité remarquable et, sans s’embarrasser des systèmes et classements qui ne seront adoptés que plus tard, ils constituaient pour Villars et les botanistes de la fin du 18e siècle une ressource scientifique inestimable car de première fraîcheur. Les planches de Richer de Belleval n’avaient pas été tirées, et seuls certains des cuivres avaient servi au botaniste lyonnais Gilibert, dans ses Démonstrations de botanique en 1789. On sait aujourd’hui que la vie de Dominique Villars fut une quête incessante des manuscrits des botanistes de la Renaissance et du début du 17e siècle. Il obtint de Gilibert de se faire prêter les manuscrits de Richer accompagnant les cuivres gravés, et corrigea même le travail de Gilibert : une quatrième édition de Gilibert augmentée des corrections de Villars parut alors en 1796, scellant ainsi la filiation entre les travaux issus du Jardin royal de Montpellier et du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble18.
La bibliothèque et l’herbier des plus proches collaborateurs de Dominique Villars au Jardin botanique de Grenoble, les jardiniers Liotard, témoignent également de l’intérêt que portèrent les botanistes grenoblois aux auteurs de la Renaissance et particulièrement ceux venus des pays de langue germanique. On y retrouve les ouvrages de Rembert Dodoens (1518-1554), auteur d’une Histoire des plantes dont le collaborateur Charles de L’Ecluse assura lui-même la traduction du bas-allemand en français, et bien sûr ceux de Charles de L’Ecluse. L’intérêt des naturalistes grenoblois pour les travaux issus des savants de langue germanique ne sera pas démenti par la suite avec l’entrée dans leur catalogue des ouvrages du botaniste et médecin suisse de Zurich Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) et enfin ceux de Heinrich von Crantz, botaniste autrichien dont la flore était connue de Dominique Villars.
La correspondance et les échanges de Dominique Villars avec la Suisse
L’étude de la correspondance et des herbiers de Dominique Villars ainsi que la carte que nous en avons établie montrent clairement que le botaniste dauphinois se servit de la Suisse comme d’une base pour lancer ses recherches afin d’atteindre l’Autriche (Vienne) mais aussi l’Allemagne (Leipzig, Göttingen et Berlin).
Dominique Villars et le réseau savant en France et en Europe19
La correspondance de Dominique Villars avec le médecin et botaniste suisse Pol Gaudy20, relais de Villars à l’intérieur des Alpes, fait prendre la mesure de l’œuvre unique de Villars sur la flore alpine et la comparaison que celui-ci avait entreprise dans ces régions aux marches du Saint-Empire avec d’autres flores à l’est des Alpes. Villars marchait sur les traces scientifiques d’Albrecht von Haller (1708-1777), cherchant à revenir aux sources de l’œuvre du botaniste et médecin suisse qu’il avait connu et qui restait pour lui un « modèle21». Il cherchait à retrouver son herbier, ses planches, s’informait sur la pertinence de ses travaux et de leur influence sur la nouvelle génération de botanistes. De nombreux points avaient rapproché Villars et Haller. Haller avait été l’un des maîtres de Villars. A la fois poète et botaniste, on l’avait nommé le « Pline de la Suisse », introduisant dans ses poèmes le sentiment de la nature et de la montagne. Son Histoire des plantes de la Suisse, éditée une première fois en latin en 1768 puis une deuxième fois en allemand en 1795 avec traduction française, était restée longtemps la plus riche des flores européennes. Villars entretint d’ailleurs en 1806 une correspondance avec le fils de Haller, lui-même botaniste, Directeur du Jardin botanique de Berne22. Sentant sur la fin de sa vie la nécessité d’établir un inventaire de toutes les espèces connues, Villars décida même d’œuvrer à la rédaction d’un .
Toujours par l’intermédiaire de Pol Gaudy en Suisse, Villars adressa des graines à Carl Ludwig von Willdenow à Leipzig. Selon Villars, Carl Ludwig von Willdenow faisait partie des nombreux « floristes » qui avaient pris des variétés pour des espèces et avaient ainsi fait « des doubles emplois, des répétitions »23. On a aujourd’hui retrouvé les spécimens envoyés par Villars dans l’Herbier Carl Ludwig von Willdenow conservé au Muséum et Jardin botanique de Berlin.
Pol Gaudy fut également un bon intermédiaire qui mit Villars, par le biais de la correspondance, en relation avec Hedwig, autre botaniste allemand à Leipzig24 :
Je viens de recevoir les derniers cahiers […] d’Hedwig avec une lettre très amicale de l’auteur et une incluse pour vous : je me féliciterai d’avoir été l’occasion d’établir une communication entre deux savants qui ont tant de rapports, du moins dois-je croire d’après sa lettre qu’il espère que vous pourrez lui être d’une grande utilité. Il m’annonce un supplément à son grand ouvrage et j’imagine qu’il serait charmé de l’enrichir de plusieurs mousses de vos montagnes25.
C’est Gaudy qui diffusait sur Villars les nouvelles de la communauté scientifique suisse, l’informait des travaux de Tingry, Pictet et Boissier26, et notamment des analyses que ceux-ci venaient d’effectuer sur les eaux thermales de Saint-Gervais27. Le ton familier de la correspondance savante entre Villars et Gaudy montre à quel point tous les naturalistes suisses évoqués par les deux correspondants étaient bien connus de Villars. Pictet et Tingry étaient tous deux membres de l’Académie delphinale à Grenoble. La formation des deux savants, l’éclectisme de leur parcours n’est pas sans rappeler celui de Villars. Face à la préoccupation de Villars d’étendre ses travaux de botanique à l’Autriche et le Saint-Empire germanique, Gaudy le tenait également informé sur les moyens de se procurer en Suisse ou à Vienne les ouvrages du botaniste autrichien Jacquin, directeur du Jardin impérial de Schönbrunn à Vienne, ou ceux de l’Allemand Gmelin28. Récupérer les bibliothèques des botanistes suisses décédés, savoir à quelle société botanique, généralement anglaise, étaient destinés leurs précieux herbiers, faisaient partie des préoccupations de la communauté scientifique dont Gaudy se faisait l’écho29. Il informait aussi Villars sur les bonnes récoltes des herboristes suisses et du succès de leurs herbiers au-delà de leurs frontières :
On lui mande de la Bohême et de la Hongrie, que dans ces pays, les dames raffolent de la botanique30.
Il s’exprimait enfin sur la volonté de Villars, vieilli et fatigué, de transmettre à de Candolle le soin de rédiger à sa place le Pinax tant attendu31 : A travers la correspondance, cet appel de Villars à de Candolle sonnait comme la reconnaissance, par le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, du long chemin parcouru avec les naturalistes genevois. De Candolle avait été, avec Thouin (1747-1824) 32 l’un des tout premiers correspondants du jardinier Liotard à la création du Jardin de botanique de Grenoble. Le Pinax de Villars réalisé par de Candolle ne devait hélas jamais voir le jour.
La correspondance de Dominique Villars avec Gaudy à Genève mais aussi avec Römer33 à Zurich révèle l’intérêt que le savant portait aux botanistes autrichiens, comme Host à Vienne et Jacquin, toujours à Vienne34. Villars s’appuyait sur sa correspondance en Suisse pour se redéployer et atteindre la capitale autrichienne, d’où il pourrait comparer sa flore alpine dauphinoise avec la première flore alpine autrichienne donnée au 17e siècle par Charles de l’Ecluse, botaniste de l’empereur d’Autriche et de Hongrie. Partant généralement de Suisse, les plantes et les graines envoyées par Villars et retrouvées dans les herbiers de Vienne, puis, depuis Vienne, dans ceux de Leipzig et de Gottingen, et enfin les spécimens retrouvés dans les herbiers de Berlin, montrent la richesse des échanges que le botaniste dauphinois entretenait toujours d’avantage avec les Etats de l’Europe centrale, de même qu’ils sont le signe de la bonne connaissance qu’il avait des cabinets et des naturalistes allemands. Autour du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble se croisèrent ainsi inlassablement les influences réciproques des cabinets de curiosités et des naturalistes germaniques, renforcées qu’elles étaient par les efforts déployés par le botaniste Dominique Villars. Point d’orgue aux relations entre le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble et les pays germaniques, c’est pour Strasbourg, ville avec laquelle le botaniste avait tissé des liens et dont il devint doyen de la Faculté de médecine, que Dominique Villars quitta en 1805 la ville de Grenoble.
Conclusion
Ayant déjà établi dans mon travail de thèse les influences et les apports réciproques dans le domaine des sciences naturelles entre Grenoble et l’Italie, cet article apporte un nouvel éclairage sur la place des cabinets germaniques et des savants allemands dans la genèse du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble. En effet, depuis les cabinets de curiosités dauphinois du 18e siècle jusqu’à la création du Muséum de Grenoble en 1849 en passant par le Cabinet d’histoire naturelle en 1773, les influences germaniques se croisent inlassablement en Dauphiné et se reconnaissent dans la constitution même des collections d’histoire naturelle rassemblées à Grenoble. Ces influences réciproques poussèrent les curieux des cabinets de curiosités à s’intéresser d’abord et avant tout aux collections exotiques, dépassant ainsi les limites du domaine alpin. Elles unirent ensuite savants allemands et naturalistes dauphinois en faisant remonter à la Renaissance leurs origines communes, à l’Université puis au Jardin botanique de Montpellier leur formation médicale originelle. Ce sont les recherches du médecin botaniste Dominique Villars qui synthétisèrent au mieux ces influences, celui-ci poussant toujours plus loin à l’est, aux confins des Alpes, ses travaux de comparaison de la flore dauphinoise. Influencé par les auteurs de la Renaissance, il rechercha leurs herbiers imprimés auxquels la richesse iconographique conservait encore à son époque toute leur valeur scientifique. Il s’inspira de leurs travaux, son intérêt pour la synonymie n’étant pas sans rappeler les travaux en Autriche de Charles de L’Ecluse dont les glossaires en hongrois donnaient le nom des plantes de Pannonie. Dépassant le cadre de la Renaissance, Dominique Villars entretint une correspondance avec les naturalistes suisses pour retrouver les travaux des botanistes du 18e siècle, notamment les herbiers et les planches du botaniste suisse Albrecht von Haller puis les ouvrages de l’Autrichien Nicolaus von Jacquin à Vienne. C’est de Suisse que partirent au début du 19e siècle les spécimens que Villars envoya pour les herbiers de Vienne, de Leipzig, de Gottingen et de Berlin. Les travaux, la correspondance et les échanges du botaniste Dominique Villars, lesquels synthétisent les échanges réciproques des influences germaniques du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, sont alors nettement orientés vers l’Est : partant de Grenoble, ils suivent l’arc alpin à travers la Suisse pour atteindre les états allemands.
1 D. VILLARS, Histoire des plantes de Dauphiné, en 3 vol., Grenoble ; Lyon ; Paris ; chez l’auteur ; Perisse, Piestre et de La Molière ; Prévost ; 1786-1787-1789 (Muséum d’histoire naturelle de Grenoble, V HPL 3).
2 J. von SCHLOSSER, Die Kunst-und Wunderkammern der Spätrenaissance, ein Beitrag zur Geschichte des Sammelwesens, Leipzig, Klinkhardt und Biermann, 1908.
3 K. POMIAN, Collectionneurs, amateurs et curieux : Paris, Venise, XVI-XVIIIe siècle, Paris, Gallimard, 1987, 364 p.
4 A. SCHNAPPER , Le Géant, la licorne et la tulipe (Collections et collectionneurs dans la France du XVIIe siècle) : histoire et histoire naturelle, Paris, Flammarion, 1988, 415 p.
5 « Entre royaume de France et Saint-Empire : les maisons des Antonins dans le Centre-Est », in A. MISCHLEWSKI , Un ordre hospitalier au Moyen-Age : les chanoines réguliers de Saint-Antoine-en-Viennois, Grenoble, PUG, 1995, p. [X], carte n° 2.
6 « Nom des botanistes, des savants et des hommes d’Etat ayant voyagé dans les Alpes », extraite de D. VILLARS, « Ecoles d’histoire naturelle », in Sur l’histoire naturelle : programme pour l’an 7 [à l’Ecole Centrale de Grenoble], Aix [en Provence], 1798, Introduction (Bibliothèque municipale de Grenoble, R 9736).
7 E. SCHEICHER, « The Collection of archduke Ferdinand II at Schloss Ambras : its purpose, composition and evolution », in The Origins of museums : the cabinet of curiosities in sixteenth-and seventeenth-century Europe, sous la dir. de Oliver Impey et Arthur MacGregor, Oxford, Clarendon, p. 29-38.
8 « Les poissons, les sauriens et les ossements, les restes des squelettes de monstres accrochés au plafond étaient si nombreux qu’ils donnaient l’impression que celui-ci en était entièrement recouvert. Ils voisinaient avec un cerf dont les bois avaient poussé à travers un chêne, [monstres marins et cerf des Alpes] offrant ainsi une vision synthétique de l’ensemble de la collection », in E. SCHEICHER, Kunstkammer, Sammlungen Schloss Ambras, Innsbruck, Kunsthistorisches Museum, 1977, p. 21 (trad. J. Rochas).
9 « Notice 399 intitulée Requin. La signalétique précise Renard de mer provenant de Fiume : l’inventaire de 1596 du cabinet de curiosités signale que de nombreux poissons empaillés sont suspendus au plafond, tout autour du cabinet » ; « Notice 402 intitulée Saurien : deux crocodiles plus petits, entièrement empaillés, avec leur quatre nageoires » ; « Notice 403 intitulée Ours abattu par l’archiduc Ferdinand, Allemagne du Sud, 2e moitié du XVIe siècle, mentionné dans l’inventaire de 1621 » ; « Notice 404 intitulée Bois de cerf, mentionné en 1596 dans l’Inventaire de l’archiduc Ferdinand II », in E. SCHEICHER, Kunstkammer…, op. cit., p. 153-154 (trad. J. Rochas).
10 Je tiens à remercier ici le Dr Auer, directeur du château d’Ambras (Innsbruck), ainsi que sa collègue Mme Margot Rauch pour l’entretien qu’ils m’ont accordé, les précisions qu’ils ont apportées à mes développements ainsi que les documents complémentaires qu’ils m’ont remis, et notamment la copie partielle de l’Inventaire après décès de l’archiduc Ferdinand II. Je remercie également le Dr Veronika Sandbichler, responsable des collections au château d’Ambras.
11 « Inventar 1596 », in K+ kHofbibliothek, p. CCCXII-CCCXIII, notice 480-483 (Innsbruck, Schloss Ambras).
12 H. BREDEKAMP, La Nostalgie de l’antique, statues, machines et cabinets de curiosités, Paris, Diderot Arts et Sciences, 1996, p. 46.
13 Dans ses Commentarii in sex libros padacii Dioscoridis, le médecin et botaniste italien Pietro Andrea Matthiole a décrit les espèces nouvelles qu’il avait récoltées dans le Tyrol.
14 GESNER (Conrad, 1516-1565) : botaniste de Zurich ayant voyagé à Montpellier, maître à penser des naturalistes de sa génération ; auteur d’une Historia Plantarum.
15 BAUHIN (Gaspard, 1550-1634) : médecin et botaniste, il fit ses études à Montpellier.
16 LINNE (Karl von, 1708-1778) : auteur d’une nomenclature dite binomale pour la classification des plantes.
17 La Pannonie est l’ancienne région de l’Europe centrale, à l’emplacement de l’actuelle Hongrie, et partiellement de la Croatie. « Festschrift anlässslich der 400jährigen Wiederkehr der wissenschftlichen Tätigkeit von Carolus Clusius (Charles de l’Escluse) im pannonischen Raum“, in Burgenländlische Forschungen, Sonderheft V, Eisensstadt, 1973, 309 p. (Bibliothèque de l’Université de Strasbourg).
18 268 planches de Richer de Belleval représentant des plantes gravées viennent d’être découvertes au Muséum de Grenoble. Nous avons pu les authentifier grâce aux lettres autographes de Villars contenues dans le Fonds Chaper de la Bibliothèque de Grenoble : « M. Gilibert m’a confié 259 planches, dont 5 pour le Règne animal, reste 254 : 14 doubles, ce qui porte à 268 le nombre de plantes gravées », in D. VILLARS, Lettre au docteur Lamoureux, bibliothécaire de l’Université de Montpellier, Grenoble, 26 août 1790 (BMG, N 2826 (6).
Les Planches Richer de Belleval figurent désormais dans le Fonds Villars du Muséum de Grenoble (MHNG, Fonds Villars, Planches Richer de Belleval).
19 Le fond de carte sur la France et l’Europe est disponible sur : www.hist-geo.com (consulté le 30.06.2005).
20 Pol Gaudy, nom de plume du botaniste Isaac-Louis Gaudy (1757-1839), dit Gaudy de Confignon, dans sa correspondance avec Dominique Villars.
21 P. GAUDY, Lettre à Villars, Genève, 16 brumaire an 7 [6 novembre 1798] (MHNG, Fonds Villars, E III).
22 A. HALLER, Lettres à Villars, professeur de botanique à Strasbourg, Berne, lettres des 23 janvier, 1er mars et 9 juillet 1806 (MHNG, Fonds Villars, E III).
23 On emploie souvent à tord le mot « variétés » pour « espèces » : par exemple la pomme Malus comporte de très nombreuses variétés qui ont été sélectionnées par l’Homme mais il n’y a qu’une seule espèce à la base, qui s’est différenciée par la sélection. Note tirée de A. ALLORGE, La Fabuleuse odyssée des plantes, les botanistes voyageurs, les Jardins des Plantes, les herbiers, Paris, Lattès, 2003, p. 101.
24 HEDWIG (Jean, 1730-1799) : médecin allemand, titulaire de la chaire de botanique de Leipzig.
25 P. GAUDY, Lettre à Villars du 6 novembre 1798, op. cit.
26 TINGRY (Pierre-François, 1743- 1821) : pharmacien genevois, professeur de chimie ; BOISSIER (Henri, 1762-1845).
27 P. GAUDY, Lettre au docteur Villars, professeur de botanique à Strasbourg, Confignon, 23 février 1807 (MHNG, Fonds Villars, E III).
28 JACQUIN (Nicolaus Joseph, baron de, 1727-1717) : botaniste autrichien, professeur de botanique à l’université de Vienne et directeur du Jardin botanique de Schönbrunn, élève de Bernard de Jussieu au Jardin du roi à Paris ; GMELIN (Jean Frédéric, 1748- ?) : médecin et botaniste allemand, professeur à l’université de Göttingen.
29 P. GAUDY, Lettre à Villars du 6 novembre 1798, op. cit.
30 Depuis la fin du 16e siècle, on publiait dans les villes de Cluj en Roumanie, celle de Güssing dans l’actuelle Autriche, celle de Levoca en Tchécoslovaquie et enfin celle de Debrecen en Hongrie les ouvrages donnant une vue d’ensemble sur la riche flore de la Hongrie, pays de culture des plantes à des fins médicinales. Il faut citer l’Herbarium de Peter Milius Horrhi paru en 1578 et celui d’Andreas Beythe en 1595. In E. PETHES, Plantes médicinales en Hongrie, Budapest, Athenaeum, 1967, [p. 6-7] (Ouvrage en français traduit du hongrois).
31 Après la direction du Jardin botanique de Montpellier, le botaniste suisse de Candolle allait devenir professeur à l’Académie de Genève en 1816 puis directeur du Jardin botanique de Genève jusqu’en 1835.
32 THOUIN (André, 1747-1824) : jardinier en chef du Jardin du roi en 1764, il devint en 1793 titulaire de la chaire d’agriculture et de culture des jardins au Muséum national.
33 Römer, directeur du Jardin Botanique de Zurich.
34Voir la carte intitulée « Dominique Villars et le réseau savant en France et en Europe ».
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Annexes
Summary
The influences of German naturalists and cabinets of wonders on the genesis of the Cabinet of Natural History of Grenoble (1773-1839)
However the researches led in History and Botany so far highlighted the importance of Italy in the genesis of the Natural History Cabinet of Grenoble (France) during 18th and 19th centuries, the influence of German countries on the predecessor of the current Natural History Museum of Grenoble is much less known.
As a matter of fact, naturalists from the Dauphiné and German scientists got in contact very early. As a consequence, a lot of mutual influences can be observed in their works. Dominique Villars (1745-1814), the doctor and botanist who created from Grenoble a huge scientist net throughout Europe, mixed all these influences. In 1786, he wrote the “History of plants of Dauphiné” (“Histoire des plantes de Dauphiné”), the first description of the flora of Dauphiné
Zusammenfassung : la vérification de la traduction du résumé en allemand a été assurée par Franz Zöhrer, professeur à Graz (Autriche).
Der Einfluss deutscher Naturalisten und von deren Kuriositätensammlungen auf die Entwicklung des naturhistorischen Kabinetts in Grenoble (1773-1839)
Die bisherigen historischen und botanischen Untersuchungen zur Entwicklung des naturhistorischen Kabinetts von Grenoble im 18. und 19. Jahrhundert verweisen auf die wichtigen Rolle Italiens. Die Einflüsse der Gebiete des heutigen Deutschlands auf den Vorhänger des Museums von Grenoble hingegen sind wenig bekannt. Naturalisten der Dauphiné haben aber mit deutschen Gelehrten schon früh Kontakte geknüpft, und zwar so intensiv, dass auf beiden Seiten zahlreiche Hinweise darauf in den Publikationen zu finden sind. Dominique Villars (1745-1814), Arzt und Botaniker, spann ein europaweites, wissenschaftliches Netz ; ihm oblag es, die Kontakte und wissenschaftlichen Einflüsse in eine Synthese zu leiten. 1786 veröffentlichte er seine « Histoire des plantes de Dauphiné », eine regelrechte Auslegeordnung der Flora der Dauphiné.