Vient de paraitre : une édition critique de l'Histoire naturelle d'Elie Richard, par Pierre Martin.

Pour l’amour des choses

Écrit d’une belle écriture régulière à l’encre sépia, orné d’images où le pinceau attentif a posé des couleurs délicates pour exposer oiseaux, quadrupèdes, poissons ou autres fruits et comètes singulières en passant par la porcelaine de Chine et les lunettes astronomiques, le manuscrit de l’Histoire naturelled’Élie Richard est curieux à bien des égards. Composé à La Rochelle en 1700, l’ouvrage y est de retour aujourd’hui, bien à l’abri dans le fonds patrimonial de la Médiathèque Michel-Crépeau (cote ms 2715) au dernier étage qui regarde les tours du port, après avoir été acquis par un marchand parisien et avoir fait un séjour à Londres. Il est heureusement tombé entre les mains d’un lecteur aussi minutieux que connaisseur, qui en donne aujourd’hui une édition accessible à tous quoique fort savante : Pierre Martin, Professeur de littérature du XVIesiècle à l’université de Poitiers et membre fondateur du présent site curiositas, est l’auteur de l’édition commentée qui reproduit l’intégralité de l’ouvrage dans un ‘beau livre’ de grand format couché sur papier glacé, sous le titre Un monde de curiosités. L’Histoire naturelle d’Élie Richard (1700) (Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2019, 463 p. illustrées en couleur, relié, 85€).

 

Comme dans d’autres histoires naturelles publiées avant la sienne par des amateurs de curiosités, Élie Richard procède non pas en inventoriant toute la nature, comme le titre pourrait le laisser croire, mais en ne retenant de la nature que ses formes les plus diverses et les plus curieuses. Ainsi que l’avait fait un siècle plus tôt Ferrante Imperato, l’apothicaire de Naples possesseur d’un très beau cabinet de curiosités, Élie Richard conserve le goût très Renaissance des curiosités, à l’aube d’un siècle des Lumières qui se détournera des collections généralistes consacrées à l’appréhension universelle des choses.

 

La vie et l’œuvre

En matière d’introduction, on trouvera d’abord une présentation de l’auteur et de sa famille (« La famille Richard ») par Jean Flouret, Président honoraire de l’Académie des belles-lettres, sciences et arts, Rochelais qui a été à l’initiative du retour du livre dans la ville. On apprend qu’Élie Richard (1672-1720), avocat au Parlement, a eu la chance de grandir chez un père médecin qui possédait une bibliothèque de plus de 900 volumes, abondance rare pour l’époque. Il fréquente les cercles des amis réformés ou catholiques de son père : médecins, apothicaires, naturalistes, érudits et voyageurs, jusqu’au surintendant Michel Bégon dont le cabinet magnifique lui est ouvert, et dont les relations nombreuses outre Atlantique offrent des connaissances nouvelles incessantes, comme l’échinomelocactus, ou melon épineux. Élie Richard va parfaire son éducation avec différents voyages en Europe, entrepris après avoir terminé ses études de droit. Entre 1705 et 1708, il tient un Journal[1]en visitant l’Italie, la Hollande, l’Allemagne, en sorte qu’il déclare avoir vu « les plus beaux cabinets de France et d’Italie ».

 

L’auteur au travail

Après sa vie, place à l’œuvre. Pierre Martin, dans une introduction foisonnante qu’il intitule « La belle curiosité », présente quant à lui les coulisses du livre, en nous faisant entrer dans les secrets de sa fabrication, dont il présente les moindres mécanismes. Avant de pénétrer dans le texte, il s’agit de montrer comment Élie Richard a travaillé.

Pierre Martin procède méthodiquement, en cherchant à identifier les sources, autant qu’à faire comprendre les méthodes de travail d’un curieux de cette époque. On comprend que pour pouvoir rédiger les « petits traités » qu’il consacre à chaque objet, Richard a consulté certains grands traités de naturalistes, que l’on peut identifier car il en reprend des passages entiers. Pierre Martin nous plonge dans les archives d’Élie Richard : habile à traquer la moindre allusion, il reconnaît les auteurs de prédilection que sont Gaspar Schott, Charles de Rochefort, Georg Marcgrave, Jacob Bontius et Willem Pison, Pierre Pomet ou certaines publications académiques du Journal des Sçavans, mais repère aussi le grand Clusius, le jésuite Biron et d’autres, glanés par l’avocat ; une bibliographie des sources les rassemble toutes p. 460-463. Pierre Martin reconnaît également l’origine des images, qui sont pour la plupart des reprises de gravures : l’exemple de la mangouste ou du pécari sont éloquents.

Richard se nourrit effectivement aux sources livresques, mais accompagne ces connaissances de l’observation des choses. Car il dessine certaines de ses images sur le motif, empruntant un spécimen qu’il a vu à La Rochelle, à Rome, à Florence dans tel ou tel cabinet : dans un texte très documenté, le Rochelais cite ainsi ses concitoyens Léonard Bernon ou Michel Bégon, mais aussi les cardinaux romains, le grand Duc de Florence, des ingénieurs hollandais, des marquis français, faisant ressortir un réseau de collectionneurs locaux et européens, à qui il rend hommage, tout en témoignant plus largement des engouements « des cabinets de curieux » de son siècle. Pierre Martin montre l’éclectisme de Richard, qui s’intéresse autant aux sirènes qu’aux simples poules, autant à la culture du manioc qu’aux secrets de fabrication industrielle de l’imprimerie, des miroirs ou des couleurs ; il est féru de « physique nouvelle » et friand d’expériences sur l’amiante, les sels, la pompe à air, et son livre expose autant les machines nouvelles qu’un morceau de plomb, un minerai d’or ou un litchi. C’est « l’amour » des choses qui a guidé ses choix, et si l’œil a été frappé – avec un dessin souvent réalisé avant le texte, et logiquement placé avant lui – l’objet mérite que s’y penche l’esprit et la plume : « l’amour que j’ay toujours eu pour la phisique et les arts, me porterent seulement à crayonner quelques dessins d’animaux et de plantes singulieres, dont j’escrivis l’histoire en peu de mots », dit Richard lui-même dans sa préface.

En nous invitant à lire l’histoire du texte, en observant attentivement la manière dont Richard recompose ses dessins, organisant des paires avec des animaux qui se regardent, formant des juxtapositions signifiantes de plantes ou de poissons, regroupant sur la même vignette des images tirées de sources distinctes pour illustrer différents états de l’objet, Pierre Martin finit par considérer l’ouvrage entier comme un « cabinet virtuel » qui rassemble pour les exposer les connaissances livresques de l’auteur et les objets dont il a été le témoin oculaire ; il ne faut pas y voir la restitution d’un cabinet réel que possèderait Richard, mais l’effort d’un amateur éclairé pour classer autant que possible, et pour distinguer le vrai du faux dans les histoires désormais confrontées à la réalité des choses. Telle est la « belle curiosité » selon Élie Richard, une curiosité savante qui prouve son utilité en dévoilant les impostures et les mystifications, mais qui pour cela doit tout de même exposer, paradoxalement, les anciens mythes. Ainsi Richard ne se prive pas de dessiner une harpie chevelue, une mandragore, un griffon, un dragon, autant de créatures auxquelles on ne croit plus guère à son époque, comme le montrent les contextualisations efficaces de Pierre Martin.

 

La cannelle et le phénix

Il faut donc ouvrir le livre, le feuilleter à loisir et selon ses désirs, en circulant au hasard des quelque deux cent cinq vignettes, si belles. Pierre Martin a choisi de présenter une à une les pages de ce manuscrit. Pour chaque page, repérée par son numéro original de folio, le cliché en couleur de l’image, cliché de grande qualité et dont certains détails sont agrandis, est suivi d’une transcription en italique du texte d’Élie Richard, le tout assorti des commentaires de Pierre Martin (que la maquette de l’ouvrage a traités de manière un peu massive peut-être, avec un fond de couleur beige et une police romaine de taille un peu grande, car elle semble à l’œil presque plus importante que celle de l’italique du texte principal).

Ces commentaires sont des plus précieux : non seulement Pierre Martin commence systématiquement par procurer le nom moderne du spécimen, ce qui nous permet d’identifier clairement l’objet représenté : le « spadon » n’est pas un espadon, et qu’est-ce qu’une « rana piscatrix » ou un « arbre de mer » ? Il fournit en outre la source suivie par Richard pour chaque image. Quant aux textes de Richard, brefs et sémillants, ils sont déjà pleins de délices par d’innombrables détails pittoresques sur les léopards échappés de la ménagerie de François Ier, et qui ne dévorent que les mamelles des Orléanais qu’ils rencontrent, le crachat corrosif du lama, la crête de l’oiseau Pupu, le « Su », qui est un animal « louche » (et qui louche sur l’image), la loutre dont on fait des chapeaux ou le mouton qui pousse dans un melon, l’extraordinaire « ceinture de Neptune » ou les accessoires du plongeur de la cloche sous l’eau, équipé de bouteilles de verre remplies d’air frais qu’il faudrait briser si l’air contenu dans la cloche venait à s’échauffer… ce texte aux mille curiosités se voit analysé en détail et référé par l’universitaire à toute la littérature savante qu’il importe de connaître pour le lire de manière avertie. C’est encore en cet exercice que les connaissances fourmillantes de Pierre Martin délecteront le plus les curieux, qui y découvriront de fort belles trouvailles, avec des explications qui en remontant la chaîne des sources livresques multiplient les anecdotes savoureuses comme celles de l’os du morse, des techniques du tatou pour piéger les fourmis, de l’art de cuisiner la macreuse en carême, des vertus du piquant de porc-épic réduit en poudre, ou des dangers de boire de l’eau où une salamandre s’est noyée, comme d’ingérer des tripes d’hippocampe dissoutes dans le vin, un poison violent qui rend fou…  Et bien d’autres dessous et perles de l’histoire naturelle qui donneront à chacun l’impression de devenir savant tout en s’amusant énormément.

 

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Pierre MARTIN (éd.), Un monde de curiosités. L’Histoire naturelle d’Élie Richard (1700), Tours, Presses Universitaires François-Rabelais, 2019, 463 p. illustrées en couleur, relié, 85€.

 

 

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[1]Une édition critique annotée de ce texte a été réalisée par Kees Meerhoff : Élie Richard, Relation des voyages faits en France, en Flandre, en Hollande et en Allemagne, 1708, Paris, Honoré Champion, 2017, 336 p.