Joëlle ROCHAS 1

L’étude des cabinets de curiosités dauphinois de la fin du XVIIIe siècle permet d’établir les observations suivantes : sur les trois cabinets qui furent légués à sa création au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble (cabinet des Antonins, cabinet de Raby l’Américain et cabinet du père Ducros), seul celui des Antonins ressemblait au cabinet d’un prince. Créé en 1752, il était le fruit de toutes les évolutions de la curiosité depuis le XVIIe siècle, rassemblant tour à tour des antiquités, des monnaies, puis des coquilles et des spécimens d’histoire naturelle. Les curieux qui l’avaient réuni étaient suffisamment puissants pour collecter des antiquités. Leur cabinet connut également l’ultime phase de redéploiement, où les coquilles et les collections d’histoire naturelle furent préférées aux monnaies. Celui de Raby – ou du moins les premières collections qu’il rassembla – fut constitué entre 1745, date à laquelle il partit en Amérique, et 1764, date à laquelle il commença à rédiger son premier journal de voyage. Ce cabinet est typique des voyages qui avaient fait suite aux explorations et à la découverte des nouvelles terres. Il est marqué également par le regain de faveur de la fin du XVIIIe siècle pour les médailles. Celui du père Ducros était le plus modeste des trois mais il tentait encore, dans le XVIIIe siècle finissant, d’unir le goût des œuvres d’art à celui de l’histoire naturelle. Les trois cabinets témoignent du goût des curieux de la seconde partie du XVIIIe siècle pour les sciences naturelles : ceux-ci avaient réuni à l’intérieur de leurs cabinets de curiosités d’importantes collections d’ouvrages scientifiques, d’instruments de physique et de spécimens d’histoire naturelle, minéraux et animaux.

L’organisation même des cabinets de curiosités qui permettait à l’intérieur de toute collection l’introduction de spécimens révélant le goût pour le bizarre des curieux qui les avaient rassemblés – songeons notamment aux momies des Antonins – ou celle de spécimens exotiques – comme les crocodiles naturalisés ou les plumes d’Indien de Raby –, fut la limite qui fit obstacle à la totale intégration de ces collections par le cabinet d’histoire naturelle. Les cabinets de curiosités étaient en effet divisés selon les trois règnes minéral, végétal et animal mais ils offraient également l’originalité de contenir deux catégories supplémentaires : celle des artificialia, consacrée aux arts appliqués, et celle des scientifica qui présentaient les instruments scientifiques de mesure de l’espace et du temps2. Sauf si le collectionneur manquait de place, les collections telles que celles formées par les armes de parade, les tapisseries et le mobilier, les sculptures antiques et les tableaux n’étaient pas séparées du reste du cabinet. Un dernier genre, celui des exotica, échappait à ce classement et traversait les trois ordres ainsi que la catégorie des artificialia : ainsi, explique l’historien allemand Horst Bredekamp, si un cabinet de curiosités présentait le thème des animaux naturalisés, son collectionneur n’hésitait pas à glisser dans la collection quelques animaux exotiques3. Paradoxalement, deux mots peuvent caractériser les cabinets de curiosités tels que les a étudiés Adalgisa Lugli4, historienne de l’art italienne : unité et universalité. En dépit d’un apparent désordre, le collectionneur du cabinet de curiosités poursuivait l’idée de rassembler dans son musée un échantillonnage du monde qu’il avait placé tout autour de lui « de façon à pouvoir combiner [ses collections] et les embrasser du regard5». Il avait organisé son musée comme un théâtre et montrait à ses visiteurs le spectacle de l’univers. Seul l’œil du visiteur pouvait recréer l’unité des collections. Compris à l’intérieur du cabinet de curiosités, le spécimen exotique avait un sens. Il appartenait à un ensemble dans lequel régnait une unité. Dégagé de son contexte, il perdait toute cohérence.

Nous pensons que les exotica des principaux cabinets de curiosités dauphinois transmis au cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, en dépit de la relégation dont ils furent immédiatement l’objet, ont constitué les premières collections exotiques et ethnographiques du futur Muséum d’histoire naturelle de Grenoble. Ce fut le cas de la collection égyptienne d’objets d’histoire naturelle transmise avec le cabinet de curiosités de l’abbaye de Saint-Antoine. Ce fut le cas de la collection ethnologique du Pérou et du Mexique de Raby l’Américain, recensée en 1841 seulement. Ce fut le cas également de certaines pièces exotiques – dont le crocodile empaillé – contenues dans le cabinet de curiosités du père Ducros. Les pièces d’histoire naturelle stricto sensu – celles des naturalia qui n’étaient pas affectées du genre exotica – provenant de ces différents cabinets de curiosités se fondirent en revanche immédiatement dans les collections du cabinet d’histoire naturelle selon le classement de Dezallier d’Argenville, auteur d’une Histoire naturelle éclaircie dans deux de ses parties principales, la lithologie et la conchyliologie6. Il en alla ainsi de la collection de coquilles de Raby et de sa collection minéralogique. D’autres pièces, plus étranges, probablement héritées des Antonins, restèrent accrochées encore pour longtemps à la voûte du cabinet.

L’éclectisme des collections rassemblées mais surtout le goût pour le bizarre qui s’était développé à l’intérieur de ces trois cabinets de curiosités constituèrent leur limite. Ces caractéristiques représentèrent une difficulté majeure lors de la transformation des cabinets de curiosités en cabinet d’histoire naturelle à Grenoble, lors du « dressage de la curiosité », pour reprendre l’expression de Pomian.

Sous la Restauration et la Monarchie de Juillet, les deux conservateurs Albin Crépu et Scipion Gras continuaient à classer fidèlement les collections du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, et notamment les collections ornithologiques et entomologiques dauphinoises, selon les critères de Linné et de Buffon. Excellents naturalistes tous les deux, ils restaient figés dans les schémas des pionniers qui les avaient élaborés. Il leur restait encore à inventorier toute une série d’animaux et de coquilles gigantesques suspendus au plafond du cabinet et qui ne leur servaient qu’à décorer le cabinet. Ces spécimens n’appartenaient à aucune nomenclature. Ils en dressèrent une liste hétéroclite, et pour atteindre à l’exhaustivité de leur inventaire, ils eurent recours à une classification supérieure englobant les collections du musée de Grenoble, celles du muséum et celles de la bibliothèque. Nous avons analysé cette liste comme l’expression de la difficulté des deux conservateurs à intégrer une partie de l’héritage des anciens cabinets de curiosités dauphinois. Trois listes successives réalisées par les deux conservateurs puis par le bibliothécaire Amédée Ducoin constituèrent ainsi l’inventaire des suspensions de Grenoble. Ces catalogues manuscrits, presque rigoureusement identiques, furent établis en 18367. On assiste à partir de là à la mise au pilon généralisée des collections des cabinets de curiosités grenoblois.

La liste la plus précise, celle d’Albin Crépu, faisait état de 67 notices d’objets d’histoire naturelle appartenant majoritairement aux collections exotiques (62 notices d’objets exotiques et seulement 5 d’objets destinés aux collections dauphinoises). Sur les 62 objets étrangers, 25 furent jugées « bons », 14 « médiocres » et 23 en mauvais état destinés à être jetés. Tous ces objets d’histoire naturelle provenaient d’expéditions terrestres ou maritimes et avaient dû figurer parmi les collections de cabinets de curiosités : os fossiles de mammouths, cornes de rhinocéros, coquilles gigantesques, monstres marins, serpents à sonnette, boas, guépards ou noix de coco sculptées de feuilles et d’arbustes, ces dernières très prisées des cabinets de curiosités. Crépu ne conserva que les naturalia, auxquels il fit encore subir deux tris : le premier selon leur état de conservation, le second selon leur aspect. Les naturalia qui, par leur sculpture ou leur montage, s’apparentaient à des exotica, étaient immédiatement mises au pilon sous prétexte de leur mauvais état. Après ce tri, restèrent accrochés à la voûte et au plafond du cabinet selon l’ancienne pratique des cabinets de curiosités, des coraux et des madrépores, de grandes feuilles marines, des « masses de coquillages », des os fossiles « d’animaux gigantesques », des mâchoires de requins, des noix de coco, des « armes de poissons squales », une verge de baleine, des cornes de buffle, des œufs d’autruche et trois crocodiles, le crocodile appendu étant l’élément le plus symbolique des cabinets de curiosités.

En 1836, la volonté des conservateurs du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble était de donner à l’institution qu’ils avaient en charge la forme et l’aspect d’un cabinet d’histoire naturelle. Le modèle de référence était encore celui du Cabinet du roi dont il fallait le plus s’approcher. Dans sa Description du cabinet du roi en 1749, Daubenton ne recommandait déjà plus l’ancienne habitude des cabinets de curiosités de suspendre des animaux au plafond. Il reprochait à cette pratique de trop attirer l’attention sur certaines pièces, de trop « piquer la curiosité » sans que le visiteur puisse les examiner véritablement :
Enfin par rapport à la distribution et aux proportions de l’intérieur, comme les planchers ne doivent pas être fort élevés, on ne peut pas faire de très grandes salles ; car si l’on veut décorer un Cabinet avec le plus d’avantage, il faut meubler les murs dans toute leur hauteur, et garnir le plafond comme les murs, c’est le seul moyen de faire un ensemble qui ne soit point interrompu, et même s’il y a des choses qui sont mieux en place étant suspendues, que partout ailleurs ; mais si elles se trouvent trop élevées, on se fatiguerait inutilement à les regarder sans pouvoir les bien distinguer ; en pareil cas l’objet que l’on n’aperçoit qu’à demi, est toujours celui qui pique le plus la curiosité : on ne peut guère voir un Cabinet d’Histoire Naturelle sans une certaine application qui est déjà assez fatigante ; quoique la plupart de ceux qui y entrent, ne prétendent pas en faire une occupation sérieuse, cependant la multiplicité et la singularité des objets fixent leur attention8.
Près de cent ans après, tout comme Daubenton, Crépu regrettait ce mode d’exposition. Dans la disposition symétrique des animaux, il sut reconnaître immédiatement l’appartenance aux anciens cabinets de curiosités :
Cette disposition des objets d’histoire naturelle symétriquement accrochés au plafond est absurde et ne devrait pas exister. Il est nécessaire de faire un choix dans ces différents produits et de placer sur des socles tout ce qui mérite d’être conservé9.
Inclassables dans la nomenclature des cabinets d’histoire naturelle, les pièces exotiques furent au moins l’objet de ce « non-inventaire ». En mauvais état, elles furent destinées à être éliminées des collections. En bon état, elles restèrent comme ornement à la voûte du cabinet dans l’attente d’une classification ultérieure. C’est l’avènement du muséum après 1845 et l’intégration désormais possible des collections étrangères issues des grands voyages maritimes qui leur donneraient l’occasion d’une résurrection et d’une totale réhabilitation.

Grenoble ne fut pas la seule ville en France ni en Europe dans les années 1830 où le cabinet d’histoire naturelle tenta de se démarquer des cabinets de curiosités. Dans La Peau de chagrin publiée en 1831, Balzac a bien rendu la perception qu’avaient des cabinets de curiosités les hommes de son époque, adeptes des cabinets d’histoire naturelle : celle d’un invraisemblable chaos, d’un fouillis d’objets hétéroclites, d’un monde fait d’ombres mais aussi de couleurs. Son héros, Raphaël de Valentin, se rend chez un antiquaire et découvre avec stupeur l’univers d’un cabinet de curiosités :
Au premier coup d’œil, les magasins lui offrirent un tableau confus, dans lequel toutes les œuvres humaines et divines se heurtaient. Des crocodiles, des singes, des boas empaillés souriaient à des vitraux d’église, semblaient vouloir mordre des bustes, courir après des laques, ou grimper sur des lustres. [… ] Les instruments de mort, poignards, pistolets curieux, armes à secret, étaient jetés pêle-mêle avec des instruments de vie : soupières en porcelaine, assiettes de Saxe, tasses diaphanes venues de Chine, salières antiques, drageoirs féodaux. Un vaisseau d’ivoire voguait à pleines voiles sur le dos d’une immobile tortue. Une machine pneumatique éborgnait l’empereur Auguste, majestueusement impassible. Plusieurs portraits d’échevins français, de bourgmestres hollandais, insensibles alors comme pendant leur vie, s’élevaient au-dessus de ce chaos d’antiquités, en y lançant un regard pâle et froid. Tous les pays de la terre semblaient avoir apporté là quelque débris de leurs sciences, un échantillon de leurs arts. C’était une espèce de fumier philosophique auquel rien ne manquait, ni le calumet du sauvage, ni la pantoufle vert et or du sérail, ni le yatagan du Maure, ni l’idole des Tartares. Il y avait jusqu’à la blague à tabac du soldat, jusqu’au ciboire du prêtre, jusqu’aux plumes d’un trône. Ces monstrueux tableaux étaient encore assujettis à mille accidents de lumière par la bizarrerie d’une multitude de reflets dus à la confusion des nuances, à la brusque opposition des jours et des noirs10.
Cette césure entre l’univers des cabinets de curiosités et celui des cabinets d’histoire naturelle opéra dans toute l’Europe du début du XIXe siècle, période qui vit le triomphe des cabinets d’histoire naturelle. Patrick Mauries a fixé au XVIIIe siècle la fin des cabinets de curiosités11. Il a observé, comme nous l’avons fait pour le cas de Grenoble, la fusion des collections des cabinets de curiosités dans les différents cabinets de l’Europe des Lumières, puis leur fragmentation en une série de cabinets voués à une spécialité : cabinets d’histoire naturelle, cabinets d’antiques puis musées d’art. La dissociation, la marginalisation puis le véritable déclassement des cabinets de curiosités se fit avec l’apparition de nouvelles règles de méthode, mais aussi dans un refus définitif des procédures magiques et ésotériques devenues désormais indésirables. On isola alors les objets d’art de ceux de science et à l’intérieur des objets d’art, on distingua les œuvres majeures des œuvres mineures. Cette dispersion des collections trouva une illustration parfaite dans le transfert des collections des Habsbourg, où les peintures et les coupes d’albâtre furent attribuées au Kunsthistorisches Museum de Vienne, haut lieu du grand art, et les cornes dorées de rhinocéros au désormais provincial château d’Ambras.

L’héritage bien visible des cabinets de curiosités transmis au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, l’influence de la Renaissance tardive ainsi que la place du XVIIe siècle dans l’œuvre du botaniste dauphinois Dominique Villars, n’altèrent en rien la caution scientifique du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, pas plus qu’ils ne lui confèrent un quelconque retard dans le mouvement de l’histoire des sciences. Ils ont au contraire offert à l’institution muséale grenobloise l’opportunité de se mettre en attente, d’envisager l’ensemble des connaissances de façon plus large et globale, positionnement qui correspond bien au vaste stock en attente de métamorphose que fut le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble jusqu’à l’avènement du Muséum.

1 Joëlle Rochas est docteur en histoire et bibliothécaire à l’Université de Savoie. Ses travaux sur les cabinets de curiosités sont issus de sa thèse soutenue en 2006 à l’Université de Grenoble sous la dir. du Professeur Gilles Bertrand et intitulée : « Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855) ». Le présent article offrant une synthèse sur les cabinets de curiosités dauphinois à la fin du XVIIIe siècle est inédit.
2 H. BREDEKAMP, La Nostalgie de l’antique, statues, machines et cabinets de curiosités, Paris, Diderot Arts et Sciences, 1996, p. 45.
3 Horst Bredekamp est Professeur d’histoire de l’art à Berlin à l’Université von Humboldt. In H. BREDEKAMP, La Nostalgie de l’antique, op. cit., p. de couv.
4 LUGLI (Adalgisa, 1946-1995) : critique d’art, enseignante à l’université de Turin.
5 A. LUGLI, Naturalia et Mirabilia, les cabinets de curiosités en Europe, Paris, Biro, 1998, p. 171.
6 Plusieurs fois rééditée entre 1742 et 1780, celle-ci servit de modèle aux naturalistes souhaitant arranger leur cabinet d’histoire naturelle.
7 [A. CREPU], « Objets d’histoire naturelle, non classés dans la collection et placés comme ornement près de la voûte et au plafond du cabinet », in Inventaire du Musée de Grenoble, du Muséum et de la Bibliothèque, Grenoble, 1836, [3 f.] (AMG, R 2.57 d 2 liste n° 1) ; [A. DUCOIN], Idem (AMG, R 2.57 d 2 liste n° 2) ; [S. GRAS], Ibid., septembre 1836 (AMG, R 2.57 d 3 liste n° 3).
8 L. DAUBENTON, Histoire naturelle générale et particulière avec la description du cabinet du roi, Paris, Imprimerie royale, 1749, t. III, p. 11. (BMG, C 1749).
9 [A. CREPU], Objets d’histoire naturelle non classés, liste n° 1 (AMG, R 2.57 d 2).
10 H. de BALZAC, La Peau de chagrin, Paris, Garnier, 1964, p. 16-27.
11 P. MAURIES, Cabinets de curiosités, Paris, Gallimard, 2002, p. 184-196.