Joëlle ROCHAS1
Liste des abréviations
- ADI : Archives Départementales de l’Isère, Grenoble
- AMG : Archives Municipales de Grenoble
- BMG : Bibliothèque Municipale (d’études et d’information) de Grenoble
Le Muséum d’histoire naturelle de Grenoble est l’héritier d’un cabinet d’histoire naturelle créé en 1773 par les administrateurs de l’Académie delphinale et de la Bibliothèque publique de Grenoble. D’abord privée, cette institution devint ensuite départementale puis municipale et c’est en 1851 que le cabinet fut transformé en Muséum d’histoire naturelle. La vie du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble fut une succession d’adaptations aux évolutions de la vie des idées et des sciences au cours des XVIIIe et XIXe siècles. A sa naissance en 1773, le cabinet d’histoire naturelle reçut en héritage le legs des collections scientifiques de plusieurs cabinets de curiosités dauphinois et grenoblois, parmi lesquels celui de Raby l’Américain, un négociant dauphinois ayant fait fortune aux Antilles. Evoluant du cabinet de curiosités au cabinet d’histoire naturelle, le cabinet de Grenoble absorba par la suite plusieurs collections minéralogiques ainsi que les nombreux dons des voyageurs tout au long de la première moitié du XIXe siècle, jusqu’à se transformer vers 1850 en muséum d’histoire naturelle.
Le cabinet que légua Raby l’Américain au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble à la fin du XVIIIe siècle donna à celui-ci, à ses débuts, l’aspect des cabinets de curiosités du début du XVIIIe siècle. Joseph-Claude Raby, dit Raby l’Américain ou Raby d’Amérique, était un négociant né à Grenoble en 1719. C’est dans cette ville qu’il mourut en 17792. Il avait fait des études vraisemblablement au Collège des Jésuites de Grenoble, avant de partir aux Antilles vers 1740 pour rejoindre d’autres membres de sa famille. Il s’était enrichi à Saint-Domingue dans l’exploitation des propriétés caféières et sucrières et dans la vente de biens fonciers. Retiré des affaires et rentré à Grenoble en 1754, il jouissait en grand bourgeois de son immense fortune et était devenu l’un des douze premiers membres fondateurs de la Bibliothèque publique de Grenoble. Il en fut le premier secrétaire. Il fit don de l’intégralité des collections que contenaient son cabinet au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble afin d’en constituer les premières collections.
Les délibérations de la Bibliothèque publique révèlent, au décès de Raby l’Américain survenu en 1779, le refus de sa veuve de céder dans son intégralité en 1781 le cabinet que son époux léguait à la Bibliothèque publique. Ce refus nous donne l’occasion d’avoir la toute première description de ce qu’était à la fin du XVIIIe siècle le pêle-mêle du cabinet de curiosités d’un riche négociant grenoblois. Ce cabinet comprenait des livres et des « effets d’histoire naturelle », mais aussi une collection de monnaies que la veuve refusa de remettre, prétendant qu’elle lui avait été offerte par son époux, ainsi qu’ « un modèle de frégate3 qui était suspendu au plancher du cabinet4, une lunette de longue vue […], des coquilles et une petite armoire sculptée sur les quatre faces servant à renfermer les monnaies […] ». Le refus de la veuve de Raby de laisser partir le coquillier, le monétaire et son contenu5, certains spécimens et instruments du cabinet, est révélateur de la valeur marchande de ces collections et du bon prix que la veuve avait espéré en retirer. Madame Raby contesta à la Bibliothèque publique le droit de recevoir un legs. Elle manifesta en revanche beaucoup d’impatience à être débarrassée du bric-à-brac de son époux.
L’inventaire après décès de Raby l’Américain montre que son cabinet de curiosités se situait à son domicile, rue Neuve à Grenoble, au deuxième étage de sa maison6. Depuis sa maison, Raby pouvait voir l’ancien collège de Jésuites qui abritait le Cabinet d’histoire naturelle récemment créé par les Grenoblois. La maison était spacieuse et confortable. Elle avait deux caves. Elle se composait de trois étages et d’une vaste soupente. Il y avait un jardin attenant à la maison, une remise et une écurie. Les deux caves étaient bien pourvues de son vin de pays, de tonneaux et de bouteilles de Côtes du Rhône, de vin de Bourgogne et de Bordeaux blanc, mais aussi de vin d’Espagne et de Xérès. La maison se composait d’une cuisine à l’entresol, d’une salle à manger, d’une grande salle meublée avec goût – meubles en noyer, certains recouverts de marbre de la Porte de France, tables en bois dorés et en marqueterie, un trumeau au-dessus de la cheminée et deux grandes glaces ornant les murs, fauteuils recouverts de tapisserie, des lampes, un lustre, une pendule, des tableaux – donnant sur le jardin, et d’une antichambre où l’on rangeait le linge de maison « à la Venise ». La quantité de linge de maison – 70 paires de draps, 85 douzaines de serviettes, 107 nappes de Venise –, les quantités impressionnantes de vaisselles contenues dans les placards – seize douzaines d’assiettes de faïence de Strasbourg et de porcelaine –, la somptuosité de l’argenterie, les écuelles en or et en argent, les nombreuses cafetières, les services de verres et carafes sont autant de marques de la richesse du maître de maison et du train de vie mené par celui-ci.
Le jardin était cultivé en « parc », indice révélateur de la présence à Grenoble de jardins dans lesquels on cultivait les plantes exotiques. Les Dolle, parents de Raby, étaient connus à Grenoble pour la magnificence de leurs jardins dans lesquels ils cultivaient les plantes et les arbres antillais envoyés pour eux de Saint-Domingue. Raby disposait en ville d’un jardin privé, vraisemblablement carré et divisé en quatre parties, cultivé comme savaient le faire les jardiniers grenoblois, c’est-à-dire comme les jardins botaniques du XVIIe siècle7. Il y avait un pigeonnier dans le jardin et c’est là que Raby stockait ses liqueurs de pays et son « caffé des Isles ». Le premier étage était occupé par la chambre de Mme Raby et son cabinet de toilette. Au second étage se tenait la chambre de Raby donnant sur la rue, son cabinet de toilette sur l’arrière, la bibliothèque et le cabinet de curiosités.
La chambre de Raby était meublée à la spartiate – un simple lit en noyer à roulettes, un bureau en noyer, une petite table, un bureau à cylindre – mais c’est là qu’il travaillait à ses manuscrits et préparait ses voyages d’affaires. Dans son bureau à cylindre « en marquetterie avec secret et tiroir », on retrouva le plan de Paris, celui de Londres, le contenu de son monétaire – des pièces en or, argent et cuivre venant de Naples, des pièces d’argent de Constantinople, des louis de France, des vieilles monnaies et des monnaies en cours rapportées de ses voyages en Espagne – et les bijoux dont certains avaient été achetés lors de son voyage en Hollande. Dans sa commode se trouvaient ses bas de soie, les cols en mousseline et les boutons de manchette en or massif, presque tous rapportés de ses voyages. Sa chambre était conçue pour recevoir les visiteurs de la bibliothèque et du cabinet – des fauteuils, des chaises.
La bibliothèque attenante occupait une chambre et les collections d’histoire naturelle une galerie vitrée « donnant sur le levant », conduisant à la bibliothèque. L’intégralité de ses collections se composait de livres et de manuscrits, d’un médaillier, d’un coquillier que l’inventaire décrivit tour à tour, et divers autres collections d’histoire naturelle ne figurant pas à l’inventaire mais que nous avons pu reconstituer. L’inventaire de la maison se fit en présence des directeurs de la Bibliothèque publique de Grenoble – Ducros et Gagnon8 – héritiers pour la Bibliothèque d’une partie des biens de Raby, de sa veuve, de son neveu Dolle et de Bovier, fils de l’avocat grenoblois Gaspard Bovier, l’ami et exécuteur testamentaire du défunt. Le legs fait à la Bibliothèque publique ne concernait qu’une partie de la bibliothèque, le médaillier et le coquillier dans leur intégralité, un de ses portraits9. Les directeurs connaissaient déjà certainement très bien le contenu des collections de Raby et avaient retenu les livres et le médaillier pour la bibliothèque de Grenoble et le coquillier pour le cabinet d’histoire naturelle. Mais d’autres collections appartenant à ce cabinet de curiosités avaient déjà dû rejoindre le cabinet d’histoire naturelle de Grenoble du vivant de Raby et y être stockées. Durant les trois jours que dura l’inventaire et devant l’obstination de la veuve à conserver certaines collections de valeur de son époux, Ducros et Gagnon restèrent muets, et l’inventaire n’en fit donc pas état. Il nous a fallu en trouver la trace ailleurs.
La bibliothèque de Raby occupait une chambre. Elle était équipée de « trois corps de tablettes en noyer garnies en grand carreaux de verre » au-dessus desquelles se trouvaient vingt-deux statues en plâtre. Il y avait également dans la salle de cette bibliothèque deux tables, un buffet, un petit bureau renfermant un buste de Montesquieu et un autre bureau en noyer. A côté de la bibliothèque, se trouvait un placard avec les effets de chasse de Raby, ses carnassières, ses gibecières et ses fusils. Concernant le contenu de la bibliothèque, nous avons évalué à 233 titres, soit 742 volumes le nombre de livres qui furent légués à la Bibliothèque de Grenoble. Edmond Maignien, bibliothécaire à la Bibliothèque de Grenoble au début du XXe siècle, rajoute à ce décompte les 406 volumes qui furent vendus au titre de doubles par Ducros, ce qui porterait à plus de 1.148 le nombre total de volumes contenus dans la bibliothèque de Raby (il ne légua pas les 29 volumes de son Encyclopédie à la Bibliothèque de Grenoble mais à un de ses parents). Les titres que nous connaissons sont donc les seuls titres conservés par le bibliothécaire Ducros, retenus prioritairement quand il s’agissait d’ouvrages scientifiques.
A la lecture du catalogue dressé lors de l’inventaire, quelques tendances se dessinent néanmoins. Il s’agissait bien là de la bibliothèque d’un négociant, intéressé essentiellement par la vie économique et ses affaires, d’un ancien planteur versé en agronomie. S’il possédait les œuvres de Voltaire, la Jérusalem délivrée du Tasse, les Lettres persanes de Montesquieu, l’œuvre de Corneille et celle de Rousseau, les besoins de son négoce le poussèrent plutôt vers les dictionnaires de langue (l’anglais, l’italien) et les ouvrages de géographie (l’Angleterre, Londres, la Suisse, Lyon, l’Italie, l’Amérique). Ce n’est qu’après en avoir appris la langue et étudié les cartes géographiques que Raby s’intéressait à l’histoire des pays où l’avaient conduit ses voyages : histoire de l’Angleterre, de Genève, de l’Amérique et de Saint-Domingue, des Indes occidentales. En ce qui concerne la France, il eut une certaine affection pour l’histoire du Dauphiné (il possédait entre autres la Petite histoire de Dauphiné par Chorier) et celle de Lyon. La bibliothèque de Raby n’était pas luxueuse. Elle était pratique. On y trouvait le Conseil pour former une bibliothèque, un des grands desseins de l’élite grenobloise de ce dernier quart de siècle. C’était la bibliothèque d’un amateur de voyages, comme le montrent les titres Voyage de Bougainville et son supplément, Voyage au Cap de Bonne Espérance, Voyage autour du monde, Second voyage de Cook, auxquels s’ajoutaient « huit rouleaux de quartes géographiques ».
C’était aussi la bibliothèque d’un naturaliste et d’un amateur de physique : il possédait les 31 volumes de l’Histoire naturelle de Buffon ainsi que d’autres titres en histoire naturelle, l’œuvre du minéralogiste Romé de l’Isle, auteur de la loi de la « constance des angles » des cristaux, en deux éditions différentes, des ouvrages de médecine, des livres sur les animaux, mais aussi des ouvrages de mathématiques et d’autres sur l’utilisation des instruments des cabinets de physique. A côté du voyageur négociant, on découvre le voyageur rêveur – les Contes des mille et une nuits, Robinson Crusoe – ainsi qu’un Raby amateur de musique et de théâtre (il avait suspendu des lunettes d’opéra dans ses collections minéralogiques) et qui, si l’on en juge par ce catalogue, aurait aimé vivre la vie aventureuse d’un comédien. Parmi les ouvrages de religion figuraient deux bibles protestantes qui l’accompagnèrent probablement dans son voyage à Londres et en Hollande au cours duquel il visita des temples et assista à des offices religieux. D’autres ouvrages, fort nombreux, de théologie et de philosophie sont en rapport direct avec les manuscrits dont il fut l’auteur, ceux qu’il a copiés ou rassemblés pour les faire circuler.
En plus des imprimés, la bibliothèque de Raby comprenait également 4 manuscrits ainsi que 181 cahiers divers et petites brochures10. Travaux maçonniques, écrits d’économie politique ou scientifiques, ces manuscrits étaient le reflet de l’athéisme militant et de l’intérêt que portait aux voyages cet ami des encyclopédistes. Nous donnons la liste des principaux titres de ces manuscrits, telle que nous avons pu la reconstituer : Journal pour mon voyage de Provence et d’Italie (1764) ; Essai historique et critique sur les trois plus fameux imposteurs : Moyse, Jésus, Mahomet (1768) ; Lettres politiques et critiques sur des principes économique pour la France d’un voïageur à un de ses amis à Bordeaux (1770) ; Recherches sur l’origine et sur la nature de l’âme et sur l’existence de Dieu (1770) ; Journal de mon voyage en Oisans (1774) ; Journal d’un voïage à Bordeaux, à Londres, en Hollande (1775) ; Lettres critiques et philosophique d’un bonze chinois à un Docteur en Sorbonne (1776-1777)11. Un médaillier était joint à la bibliothèque. Les goûts de numismate de Raby se retrouvent dans le contenu de son catalogue – Traité des monnaies ou encore Numismata imperatorum – comme d’ailleurs tous les thèmes développés dans son cabinet de curiosités : médailles, voyages et découvertes, coquilles et minéralogie, règne animal, instruments d’optique. Le catalogue de la bibliothèque de Raby résumait à lui seul le contenu de ses collections. Les ouvrages sur l’Amérique étaient en relation avec la collection de coquilles qu’il avait rassemblée lors de ses transactions aux Antilles ; les ouvrages sur la Suisse et l’Italie étaient liés directement aux collections de fossiles de Suisse, du Piémont et d’Italie ; ceux sur l’utilisation du microscope et ses traités de mathématiques avec ses instruments de physique. La double orientation de ses collections, essentiellement exotiques mais aussi alpines, est confirmée par la lecture de ses manuscrits dans lesquels il a dépeint tout à la fois l’Amérique du Nord, les Antilles, l’Afrique du Nord mais aussi les Alpes, avec le Dauphiné, la Savoie et Genève12. Dans la bibliothèque de Raby l’Américain étaient également exposés des instruments de physique ajoutés aux instruments de navigation de ce curieux : « un microscope solaire, un étui de mathématique garni d’une boussole, un piédestal, un globe céleste aux pieds posés sur quatre colonnes dorées et noires en bois, une sphère, un miroir optique ». Le microscope devait faire partie des instruments d’optique composés d’ « un sextan, un octan et trois microscopes solaires » – que le voyageur avait repérés à Londres chez l’opticien « George Adam, à l’enseigne de Tycho Brahé13 », et qu’il s’était promis de commander dès son retour à Grenoble. La frégate et le tour qui avait servi à sculpter les socles sur lesquels reposaient les oiseaux naturalisés ornaient sa bibliothèque, dans la plus pure tradition des cabinets de curiosités héritée de la Renaissance.
Si la description de la bibliothèque ne sembla pas poser de problème aux clercs de notaire chargés de l’inventaire, on peut s’amuser au passage en la lisant, de l’effroi qui sembla les saisir à la découverte du cabinet qu’ils commencèrent à appeler « coquillier », puis qu’ils désignèrent d’un terme plus vague et englobant de « Cabinet Galerie », préférant ainsi le localiser plutôt que le définir. La galerie vitrée du second étage était équipée de quatre corps de rayonnages, le dernier avec tiroirs, auxquels s’ajoutaient deux autres corps faits uniquement de tiroirs. Les trois premiers corps étaient entièrement recouverts de coquilles et de coraux blancs et rouges constituant ainsi le « coquillier14 », auquel Raby n’avait pas hésité à joindre un perroquet de Java et deux passereaux d’Afrique au plumage noir et blanc. Le quatrième corps contenait une partie de la collection minéralogique, des bouteilles renfermant des poissons, une queue de raie, des oiseaux mouches et une tête de méduse, des bocaux avec des fruits d’Amérique, mais aussi des noix de coco, « un flacon à poudre des Nègres15 », une lunette de longue vue garnie d’ivoire et une lunette d’opéra. Les cristaux de différentes couleurs – noirs, verts – composaient le quatrième corps de rayonnages avec dessous, rangés dans des tiroirs, les fossiles marins, les bois pétrifiés, différents bois et fruits d’Amérique, des morceaux de canne à sucre, ses pinceaux et ses couleurs pour travailler sur ses collections. Les deux derniers corps entièrement faits de tiroirs terminaient sa collection minéralogique. La première partie était réservée aux pierres fines – 20 camées16 –, aux coquillages – 24 buccins17, 11 porcelaines18, 20 « turbins19 » – et aux fossiles marins rangés dans une petite boîte. La dernière partie était consacrée aux minéraux du Dauphiné – charbon de La Motte d’Aveillans, minéraux d’argent des mines d’Allemont et géodes20 de Meylan, près de Grenoble. Une esquisse de systématique semble avoir vaguement présidé à l’organisation de ces collections – d’abord les coquilles, ensuite les minéraux – mais ce sont surtout les couleurs, la recherche d’esthétique et la théâtralisation des objets qui ont guidé le « classement » de Raby : contre toute attente, dans le dernier tiroir affecté à la minéralogie du Dauphiné se cachait un crocodile naturalisé.
Il est très difficile aujourd’hui de trouver la synonymie des spécimens décrits dans l’inventaire après décès de Raby21. L’orthographe des employés, qui écrivaient vraisemblablement sous la dictée du père Ducros présent à l’inventaire, est parfois hésitante et les noms des spécimens décrits se sont perdus : « arches de Noé, huîtres hirondelles, cœurs de bœuf, jambonneaux, gâteaux feuilletés, parures de Neptune, cerveaux de Neptune, manchettes de Neptune » ou « conques de Vénus ». Toutefois, les manuscrits des voyages de Raby étant liés au contenu de ses collections minéralogiques, ils peuvent apporter, aujourd’hui encore, une aide précieuse à la détermination des collections minéralogiques de Raby. On retrouve par exemple dans ses collections les minéraux – des cristaux, des mines d’argent – qu’il fit transporter à Grenoble au retour de son Voïage en Oisans aux mines d’Allemont. On retrouve également les coquillages rapportés de ses voyages à l’étranger : ainsi, « un petit cadre de fleurs faites avec des coquilles » révèle la présence dans son cabinet de curiosités des fossiles d’Afrique qu’il acheta à Amsterdam, lors de son Voyage à Londres et en Hollande dans les boutiques d’histoire naturelle :
J’ai acheté deux fleurs de 7 ans d’Affrique pour un florin, un scorpion pour un florin, et un canot coquille pour un florin22.
L’inventaire montre la part importante de coquilles d’huîtres contenues dans ses collections, ce que confirme le manuscrit de son journal de voyage à Londres en 1775. Ces collections étaient si importantes que Raby en offrit au British Museum, espérant quelque spécimen en échange :
Ils sont mal en huitres. J’y ai déposé deux petites huitres epineuses, trois gateaux feuilletés, deux concas mediocres, une geode jolie, et on ne m’a rien donné ni offert23.
Depuis la « Galerie » de Raby, on pouvait également accéder par une trappe à un grenier dans lequel il remisait des barils remplis de café, toutes sortes de denrées rapportées « des Isles » ainsi que le blé et les productions de sa ferme24.
A ces collections décrites par l’inventaire, il faut ajouter celles données par Raby de son vivant pour le cabinet d’histoire naturelle, vraisemblablement pour débarrasser son épouse d’une partie de son bric-à-brac : des vêtements et armes d’Indiens. Les vêtements d’Indiens ne furent répertoriés qu’à l’avènement du Muséum en 1841. S’ils sont difficilement repérables aujourd’hui dans les réserves du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble, ils font intellectuellement partie de la Collection ethnologique Raby. Le cabinet de curiosités de Raby comprenait donc également des collections péruviennes et mexicaines : du Pérou, Raby avait rapporté un arc, un carquois et des flèches empoisonnées au curare – « carquois renfermant des flèches trempées dans le suc du mancenillier, arbre très vénéneux »25 ; du Mexique, il avait rapporté « un ornement en plumes d’oiseaux, deux tabliers de filament d’écorce d’arbre, un panier en paille, ouvrage des sauvages de l’Amérique26 ». Encore accrochés aux murs du cabinet avant la maladie de Raby, l’arc, le carquois, les flèches et l’ornement en plumes d’oiseaux devaient en parfaire le décor. On peut penser à ces gravures du XVIIIe siècle qui montrent les propriétaires de musées privés, revêtus d’un costume exotique de leurs collections, faisant les honneurs de leur cabinet de curiosités à leurs visiteurs27. La maison et l’organisation du cabinet de Raby se prêtaient à ce type de visite et il n’est pas impossible d’imaginer Raby, revêtu de ses plumes d’Indien, montrant ses collections à ses amis Ducros et Gagnon.
Enfin, le nombre d’animaux naturalisés contenus dans le cabinet devait être considérable, en raison des efforts, de la durée et de la fatigue occasionnés par leur transport : nous avons pu lire dans la comptabilité du père Ducros, au titre des dépenses pour le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble en 1781, qu’il avait fallu engager deux personnes une journée entière pour vider le cabinet de Raby de ses animaux naturalisés et les transporter. L’inventaire confirme la présence de l’animal emblématique des cabinets de curiosités : le crocodile.
La double orientation des intérêts de Raby, d’abord exotique puis dauphinoise, ne se trouve pas seulement représentée par les collections contenues dans son cabinet de curiosités. C’est toute la maison de Raby qui parle de son amour des voyages et du regard qu’il porte, en retour, sur les richesses de sa province natale : il a marié dans ses caves les meilleurs crus à son petit vin de pays, les denrées exotiques à ses récoltes de blé, les tissus d’Italie ou d’Angleterre à ses meubles en noyer et jusque dans son pigeonnier, il a caché le meilleur « caffé des Isles » à côté de ses liqueurs des Alpes.
En naturaliste connaisseur, Raby appréciait les collections complètes des cabinets bien organisés, mais préférait par-dessus toutes celles qui offraient un « fort joli coup d’œil ». Pour l’arrangement d’un cabinet, sa démarche de naturaliste se doublait d’une certaine recherche esthétique. Lors de ses visites aux cabinets étrangers, Raby affectionnait particulièrement ceux qui étaient encore organisés comme les anciens cabinets de curiosités : il appréciait notamment les spécimens suspendus au plafond. Il formula par exemple des regrets quant à la nudité des plafonds du cabinet d’histoire naturelle du British Museum :
Les plafonds sont nuds, on se contente de mettre sur les corniches les grosses pieces : encor sont-elles assé éloignées du plafond28.
Il apprécia en revanche l’escalier « g arni d’un très gros caïman qui, suspendu dans le milieu, en occup[ait] diagonalement toute la longueur ». Nous avons pu déduire de ses commentaires que le plafond de son cabinet de Grenoble devait être entièrement garni de spécimens, ce qui nous est confirmé par les délibérations de la Bibliothèque de Grenoble.
Il faut alors imaginer le cabinet de curiosités de Raby l’Américain disposé de la façon suivante avec, au deuxième étage de sa maison, dans la galerie conduisant à la bibliothèque, la collection de coquilles dans son coquillier, les fossiles, le perroquet et les animaux naturalisés sur les rayonnages, posés sur leurs socles sculptés ; les fruits dans des bocaux, les poissons et les oiseaux-mouches dans des bouteilles, les minéraux rangés dans des boîtes au fond des tiroirs,le modèle de frégate et la lunette de longue vue suspendus au plafond, le plafond couvert de spécimens, les parures et les armes d’Indiens accrochés aux murs, les objets ethniques sur des étagères et les instruments d’optique sur les tables. Au bout de cette galerie se trouvait une salle aux murs recouverts par des centaines d’ouvrages disposés dans les rayonnages en noyer formant sa bibliothèque ; au-dessus de la bibliothèque, vingt-deux statues en plâtre ; dans la salle trônait le beau médaillier sculpté renfermant, avant la maladie de Raby, sa collection de monnaies. Tous ces objets étaient exposés avant 1779 dans la maison de la rue Neuve (actuelle rue Voltaire) à Grenoble, dans le cabinet de curiosités de Raby d’Amérique. Ils étaient le fruit des voyages du négociant et prouvaient la fascination qu’avait exercée sur ce Dauphinois la mer.