Le destin étonnant des jeux de la collection Cospi (Bologne, XVIIe siècle)

 

Comme on le sait, Cospi avait pris la décision d’offrir son « musée » à la ville de Bologne dès 1657. En 1672, l’ensemble fut transféré au Palazzo Pubblico, et exposé dans une salle spéciale proche de celles, au nombre de six, qui abritaient le cabinet Aldrovandi (entré en 1617). Une grande gravure en double page, gravée sur cuivre par G.M. Mitelli, faisant office de frontispice au livre de 1677, en montre la disposition. Sans doute le sénateur Ferdinando Cospi (1606-1686) trouvait-il que le cabinet assemblé par Ulisse Aldrovandi, illustre collectionneur de Bologne, était trop riche en naturalia, et pas assez fourni en artificialia. C’est un fait que les objets façonnés par la main de l’homme sont nombreux dans le « Musée Cospi », tel que décrit dans le catalogue de Lorenzo Legati, Museo Cospiano annesso a quello del famoso Ulisse Adrovandi e donato alla sua Patria dall’ Illustrissimo Signore Ferdinando Cospi patrizio di Bologna e senatore Cavaliere Commendatore di S. Stefano…, paru à Bologne en 1677[1] : antiquités romaines et étrusques, artefacts ethnographiques, objets divers, etc. Si l’on ne distingue sur la gravure du frontispice aucun des jeux, ceux-ci vont cependant connaître une destinée singulière qui va nous conduire jusqu’à la réapparition de deux d’entre eux à Londres en 1971. L’un d’eux est aujourd’hui au British Museum, l’autre dans une collection privée suisse restée inconnue. Plusieurs indices très précis – outre l’extrême rareté des deux jeux que nous allons suivre à la trace – nous permettent d’affirmer que le jeu des « Passions » et le jeu des Poètes latins de Chrétien Wechel (1544) sont restés ensemble du XVIIe au XXe siècle, avant d’être séparés en 1971. Des autres jeux de cartes, trois paraissent avoir été dispersés en 1861 ; les autres ont tôt disparu. L’enquête va nous conduire à rencontrer de nombreuses personnalités, dont quelques figures de la librairie ancienne, plusieurs collectionneurs passionnés, un escroc de haut vol, un honorable savant naturaliste et d’autres personnages dont il faudra éclairer la biographie pour comprendre leur rôle.

Mais il est une section du catalogue qui a été peu commentée : les instruments de jeu. Il semble que Cospi, tout autant que Legati, aient tenu à faire figurer des jeux dans le musée. Après tout, les princes allemands, qui avaient commandé à Augsbourg de somptueux cabinets de curiosités par l’entremise de Philipp Hainhofer, savaient trouver dans ces meubles extravagants aux multiples tiroirs un bel assortiment de jeux plus ou moins luxueux – mais spécialement faits pour eux[2]. Cospi le savait-il ? A-t-il trouvé dans ces cabinets construits et livrés entre 1600 et 1640 un modèle ? Ou est-ce animés par le même état d’esprit, la même curiosité intellectuelle que le sénateur et son conseiller ont veillé à rassembler une petite mais remarquable collection de jeux, tous soigneusement décrits et finement commentés par Lorenzo Legati dans son catalogue de 1677 ? La liste est vite faite :

– rithmomachie (version latine de Claude de Boissière, 1556) ;

– échiquier « de Dante » ;

– jeu de cartes des « Passions » ;

– jeu « des Muses » (jeu de cartes des Poètes latins, Chrétien Wechel, 1544) ;

– quatre jeux de cartes éducatifs français dessinés et gravés pour le petit Louis XIV en 1644 par Stefano Della Bella (nous les appellerons par la suite « jeux de Della Bella ») ;

– tarot bolonais (tarochini) très ancien ;

tarocchini de Giuseppe Maria Mitelli ;

– deux dés d’ambre « de la Moscovie ».

Notons que l’échiquier « de Dante », les tarocchini de Mitelli et les dés moscovites n’étaient pas présents dix ans auparavant, car la Breve descrizione del museo dell’ illustriss. sig. cav. commend. dell’ ordine di S. Stefano Ferdinando Cospi, du même Lorenzo Legati, publiée à Bologne en 1667, ne les mentionnent pas. L’état sommaire fait alors indiquait, p. 36-37, dans la rubrique « Miscellaneao » :

323 Cassetta cõ entro il Giuoco di Pitagora detto Ritmomachia, e suo libro.

324 Quattro Mazzi di Carte Franzesi, e figurate di Stefano della Bella, che lo fece per seruizio del Rè di Francia; vn’ Mazzo è delle Regine famose, vno de’ Rè di Francia, vno di Cosmografia, e l’altro di Fauole.

325 Mazzo di Carte antiche, detto il giuoco delle Muse con versi latini delle quattro sorti di Poesia.

326 Altro Mazzo di Carte antiche, detto il giuoco delle Passioni, con versi volgari istoriate, & emblematizate.

[…]

328 Tarochini, che s’usauano quando la famiglia Bentivogli era di prima autorità in Bologna.

 

 

Les jeux du Museo Cospiano

Voyons d’abord en détail ce qu’étaient ces jeux. Nous nous fierons à la description la plus complète, celle donnée par Lorenzo Legati dans son Museo Cospiano de 1677.

L’ouvrage répartit les objets en cinq groupes : ce qui vit sur la terre, ce qui vit dans la mer plus les fossiles, les « artificialia », les monnaies et médailles, et enfin les sculptures et ce qui a trait à l’Antiquité. C’est dans le « Libro Terzo » que nous trouvons les productions humaines : écritures, instruments (scientifiques, musicaux, armes), vases, jeux, objets funéraires. Ce qui nous conduit à ce chapitre XXVIII, « De gli Strumenti da Giuoco » (p. 301-307). À coups de citations d’Ovide (Pontiques, IV, 3) et de Jacob Cats, auteur d’un long poème sur les jeux d’enfants, Kinder-spel gheduyt tot sinne-beelden, ende leere der zeden, orné d’une gravure (publiés dans son livre Silenus Alcibiadis sive Proteus : humanae vitae ideam emblemate trifariam variato, oculis subjiciens. Middelburg, 1618)[3], Legati annonce qu’il va clore cette partie en présentant les instruments de jeux signes de vie – « quelle Cose del Museo che s’usano solamente in vita » – qu’il oppose aux objets utilisés après la mort, qui suivent (« a differenza di quelle che non servono se non dopo morte come le Sepolcrali che a queste succederanno »). Il a bien compris que les jeux avaient une valeur éducative, « joignant au plaisir du jeu le sérieux de l’érudition », aussi intéressante que ce qu’on trouve dans les livres.

Le premier jeu présenté est donc la rithmomachie, sur laquelle il nous faut éclairer le lecteur[4]. Apparue au XIe, conçue comme un dérivé des échecs, où les mouvements des pièces obéissent à des calculs mathématiques, cette « bataille de nombres » (« Combattimento di numeri », dit Legati, traduisant ainsi le grec rythmo-machia) reste un jeu fascinant, aux règles si complexes qu’on a pu douter qu’elles aient été vraiment pratiquées. La version la plus accessible, et l’une des rares à avoir été commercialisée véritablement, est celle publiée à Paris en 1554 par le mathématicien et poète dauphinois Claude de Boissière[5]. C’est la version latine de ce traité, imprimée en 1556, qui figurait dans la collection Cospi, avec le jeu lui-même.

Page de titre de l’édition latine de Boissière, 1556.

2 RITMOMACHIA, che val quanto Combattimento di numeri, Giuoco nobilissimo & antichissimo, fondato sù le armonie, e proporzioni numeriche d’invenzione Pitagorica […]

[…] Nobilissimus & antiquissimus Ludus Pythagoreus (qui Rhythmomachia nominatur) in utilitatem & relaxationem studiosorum comparatus, ad veram & facilem proprietatem, & rationem numerorum assequendam, nunc tandem per Claudium Buxarium Delphinatem illustratus. Luracensis, Abacus, & Calculi væneunt in Palatio, apud Ioannem Gentil. 1556. 8.

e per avventura di questi calcoli di Parigi, venduti già da Giovanni Gentile sono questi del Museo: i quali col libro sudetto furono donati dal Sig. Dottore Ovidio Montalbani.

Où l’on voit que Legati a très scrupuleusement recopié le titre du livre et la mention finale qui nous apprend que le tablier (abacus) et les pièces du jeu (calculi) se vendaient chez le libraire Jean Gentil, au Palais. On regrette de ne pas avoir conservé tout cet ensemble : c’était le seul exemple attesté d’un jeu matériellement complet !

 

Diagrammes tirés du livre de Claude de Boissière : les pièces

Diagrammes tirés du livre de Claude de Boissière : le tablier

Diagrammes tirés du livre de Claude de Boissière : le tablier [Images 2], les pièces [Image 3]

 

Legati ajoute que la rithmomachie – son matériel et le manuel – a été offerte au cabinet Cospi par le docteur Ovidio Montalbani. Né à Bologne, Ovidio Montalbani (1601-1671) avait été reçu docteur en médecine, philosophie et droit dès 1622 ; dès 1625, il avait été nommé lecteur de logique avec dispense spéciale, car il n’avait pas 25 ans. Il enseigne ensuite la théorie médicale et les mathématiques, puis la philosophie morale. De 1629 à 1664, il fut aussi chargé de rédiger et de présenter le calendrier astrologique annuel de l’université, indispensable pour le bon suivi des traitements médicaux. Admirateur d’Ulisse Aldrovandi, il a assuré l’édition du premier tome de la Dendrologia,[6] et publié des ouvrages de sciences naturelles et de mathématiques. Il s’est fait aussi historien et linguiste pour promouvoir l’étude du dialecte bolonais, qu’il croyait être la forme première de la langue italienne[7]. Il fut membre de plusieurs académies italiennes (Indomiti, Gelati, Incogniti, Apatisti, etc.) et fondateur de celle des Vespertini à Bologne. Lorenzo Legati avait été formé à son école. Il n’avait sans doute pas eu de peine à obtenir ce don – et un autre, que nous verrons plus loin – de Montalbani.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

(Pour en savoir plus sur Ovidio Montalbani : http://www.treccani.it/enciclopedia/ovidio-montalbani_(Dizionario-Biografico)/)

 

Portrait d’Ovidio Montalbani

Dans le catalogue de Legati, la rithmomachie est suivie par l’échiquier « de Dante » :

4 SCACCHIERE DI DANTE ALIGIERI, famosissimo Poeta, il quale soleva giuocaando [sic] in esso respirare da’ suoi lunghi studii. Nel di fuori v’è dipinta l’Arma gentilizia dello stesso Poeta, la quale contiene due Zampe, come di Grifo incrocicchiate, con una porzione d’ala per ciascheduna, & un Giglio sopra di queste. La sostengono due Leoni giacenti, uno per parte. Sopra il Cimiero, ch’è ornato di piume, v’è figurato, come si vede nella Tavola, che se ne porta, decrepito, & in atto di caminare con le crocciole, ma con insieme quattro grand’ali al tergo, il Tempo […].

Alla destra, & alla sinistra della medesima vi si scorgono due Imagini di Donne sedenti, le quali, a mio credere, rappresentano Muse, essendovene una espressa con la Viuola in mano in atto di suonarla, e l’altra con un libro, che simboleggia per avventura la famosa Comedia dello stesso Poeta.

Étrangement, Legati ne décrit pas l’échiquier et ses pièces. Quelles en étaient les dimensions ? De quelles matières étaient-ils faits ? Rien n’est dit. Seul cet emblème composite, placé « à l’extérieur », centré sur les armoiries supposées du poète, a retenu l’attention du catalogueur. Mais ce n’est pas là le blason des Alighieri : c’est celui des Morelli de Florence (de gueules à deux pattes de lion d’or passées en sautoir les ongles en haut, accompagné en chef d’un roc d’échiquier du second), comme l’a rappelé Paul Colomb de Batines[8], ce qui jette un doute sérieux sur l’appartenance de l’échiquier à Dante !

Nous abordons enuite les jeux de cartes, au nombre de huit, à commencer par le mystérieux jeu des « Passions ». Cette appellation, que nous garderons jusqu’au bout, tant que n’aura pas été révélée son identité exacte, est due à Lorenzo Legati.

5 FASCIO, ò, come dice il volgo, MAZZO di CARTE antiche di Giuoco Morale, chiamato il Giuoco delle Passioni, le quale sono Amore, Speranza, Gelosia, e Timore. Egli è distinto in XL Carte semplice, e XXI di Trionfi. Le Carte d’Amore sono contrasegnate colla Freccia: quelle della Speranza, col Vaso; della Gelosia, col l’Occhio; del Timore, collo Staffile. Et ognuno di questi Simboli nelle decina delle Carte, ch’ egli specifica, è moltiplicato dall’Asso, fino al dieci, come le Spade, e Coppe, &c. nelle Carte […]. Ciascheduna decina hà di vantaggio le sue quattro Carte di Figure rappresentanti Rè, e Regina, Cavaliere, e Fante, tolte dall’Istoria. Le altre Figure de’ Trionfi sono Imagini di Personaggi nelle Istorie famosi per qualche vizio, ò per qualche Virtù… […]. A ciascheduna in un quadro, che singe cartello, v’è soprascritto un terzetto, che la spiega con qualche sentenza; ed i terzetti, dal primo all’ultimo, sono collegati insieme con le rime di modo, che compongono un solo Poemetto, ò Capitolo in terza rima. Ed eccone per saggio i primi trè, notati sopra le imagini di Sardanapalo, d’Ippolita, e d’Atteone, le quali, come tutte l’altre de’ Trionfi, si conseguono l’ordine de’ Numeri Imperiali. [p. 304-305]

Comme l’explique le catalogue, ce jeu est réparti en quatre passions, l’amour, l’espérance, la jalousie et la peur – autant de « couleurs » d’un jeu comportant 40 « cartes simples » (c’est-à-dire cartes de points). L’amour est représenté par des flèches, l’espérance par des vases, la jalousie par des yeux et la peur par des fouets, qui forment ainsi les symboles de couleurs. Legati ajoute qu’il y a 21 « triomphes » (trionfi), usant ici du terme classique mais ancien pour désigner les atouts du tarot. Dans chaque couleur, il y a quatre figures, roi, reine, cavalier, valet, ce qui nous rapproche en effet des tarots. Les « figures de triomphes sont des représentations de personnages historiques célèbres par quelques vices ou quelques vertus. » Chaque carte porte en haut un cartouche dans lequel s’inscrit un tercet qui l’explique. Ces tercets, enchaînés, forment une sorte de long poème en « terza rima ». Nous n’en saurons pas beaucoup plus. Et ici aussi manque une description matérielle : dimensions, matériaux et, plus encore, le nombre de cartes. Seule une datation est proposée :

Dalla [sic] Dialetto de’ quali può argomentarsi l’antichità di quelle Carte non minore di CLXX anni. Ed appunto il carattere, con cui sono stampati, corrisponde a’ già usati ne’ principii della Stampa. Al che parimente confronta la maniera dell’intaglio delle Imagini, ch’è in legno, simigliantissima a quella delle Figure stampate circa il principio del Secolo passato.

Pas moins de 170 ans auparavant, cela nous met vers 1500. Nous verrons que Legati ne se trompait pas. La langue et la technique d’impression, gravure sur bois, telle qu’on la pratiquait « ne’ principii della Stampa », paraissent le confirmer. Reste qu’on aurait bien aimé savoir combien de cartes étaient sous les yeux du catalogueur. Il en cite nommément trois parmi les trionfi, portant les images de Sardanapale, Hippolyte et Actéon, et en reproduit les tercets. Il donne aussi le sonnet explicatif imprimé sur la première carte, où l’on voit que Legati en a tiré une partie de sa description – les 40 cartes numérales, la symbolique des couleurs, les 21 « triomphes ». Le sonnet d’introduction nous annonce un fou et un monde :

                 E` un Folle, e pur quel folle il Mondo adora.

ce qui fait assez penser à un tarot, mais le catalogueur ne paraît pas avoir fait cette association d’idée. Ce n’est sûrement pas faute de connaître ce jeu, fort en honneur à Bologne, et représenté dans la collection par deux ensembles imposants (voir plus loin). Sans doute, le jeu était-il incomplet et trop atypique. Enfin, nous apprenons que :

Donòlle al Museo il sopramentovato Dottore Montalbani; il quale ne’ precedenti Sonetti supplì colla penna molte parole, che mancavano, rose non tanto dal tempo, quanto dall’uso di tali Carte.

Ainsi Montalbani, donateur généreux de ses jeux, avait-il restauré certaines cartes, « rongées non pas tant par le temps que par l’usage », en rétablissant à la plume quelques mots effacés.

Vient ensuite un autre jeu tout aussi étrange :

6 MAZZO di CARTE MORALI, d’invenzione Francese di CXXXIII. anni, quanto men’ antica della precedente, tanto più gentile, e nelle carte e nè gl’intagli, e nella stampa, ma per avventura trovata ad emulazione, se non ad imitazione di quella. Potrebbe chiamarsi il GIVOCO delle MVSE, come s’espresse nell’Indice del Museo, stampato nel 1667. 12. al num. 325. se non fusse più tosto DE QVATTRO POETI PIV’ SENTENZIOSI trà gli antichi Latini, cioè Orazio, Seneca, Plauto, & Ovidio: con le Sentenze de’ quali pretese l’inventore di queste Carte d’insinuare in chi fusse per divertirsi con esse i più serii documenti della Morale. Che però in ciascheduna carta ne propose alcune, contrasegnando la carta medesima col simbolo della Poesia praticata da quel Poeta, da cui le cava, citandone insieme i luoghi. Diviso per tanto il numero delle carte, ch’è di LII. in quattro parti uguali, & assegnatane la sua a ciascheduno de’ sudetti Poeti, espresse nelle tredici d’Orazio una Lira; in quelle di Seneca, un’ Irco; in quelle di Plauto, una Pietra Molare; e nell’ultime d’Ovidio un Amore arciero…

En somme, un jeu de 52 cartes divisé en quatre « couleurs », chacune placée sous l’invocation d’un écrivain romain, Horace, Sénèque, Plaute et Ovide, représentés chacun par un symbole qui fait office d’enseigne de la couleur : une lyre (ou harpe) pour Horace, un bouc pour Sénèque, une meule pour Plaute et un amour pour Ovide. Chaque couleur a treize cartes, trois figures et dix cartes numérales. Sur l’as d’amours on lit, en latin :

Prostant nova haec chartarum ludicra in præclarà Parisiorum Lutetià apud Christianum VVechelum sub scuto Basiliensi, in vico Iacobæo: & sub Pegaso, in vico Bellovacensi. Anno redemptæ salutis 1544.

« Ces nouveaux jeux de cartes sont proposés (= “se vendent”) dans l’illustre Paris, chez Chrétien Wechel, à l’écu de Bâle, rue St-Jacques, et à Pégase, rue [St-Jean]-de-Beauvais, l’an de grâce 1544. » Si l’on suit bien l’auteur du catalogue, ces cartes étaient, comme les précédentes, gravées sur bois.

Suivent quatre jeux dont Legati nous dit qu’ils sont français, « inventato da Giovanni des Marets, per far gustar’ in compendio nel trattenimento del giuoco… » Il précise que ces cartes sont faites de « Figure in rame di mano di Stefano della Bella farnoso intagliatore » et qu’elles ont été « stampate A Paris chez Henry le Gras au 3. pilier de la Grande Salle du Palais à L. couronee. Avec privilege du Roy ». Ces quatre jeux sont :

7 GIVOCO di CARTE de RE di FRANClA

8 GIVOCO di CARTE delle REGINE FAMOSE…

9 GIVOCO di CARTE della GEOGRAFIA

10 GIVOCO delle FAVOLE

Livrets ou feuillets explicatifs sont présents.

Il est facile d’identifier ces jeux car ils sont bien connus. Ce sont quatre jeux éducatifs, le Jeu des Roys de France (39 cartes, comme le précise Legati), le Jeu des Reynes renommées, le Jeu de la Géographie et le Jeu des Fables, tous trois comprenant 52 cartes, imaginés par Jean Desmarets de Saint-Sorlin et gravés par Stefano Della Bella[9]. Il s’agit ici de la toute première édition, celle donnée par Henry Le Gras en 1644.

Après un petit commentaire, où Legati évoque d’autres jeux éducatifs – Jeu des « Empires et autres royaumes », Jeu des « Hommes illustres », Jeu « des dieux des Anciens » – qu’il attribue au même auteur, et qui ont « reso famoso il suo nome »[10] –, nous en arrivons au n° 13.

13 GIVOCO di Tarocchi, usate in Bologna CLXX. e più anni fà, come dimostra il riverso di ciascheduna, in cui è stampata l’Arma de’ Bentivogli, come l’usavano all’hora, che v’esercitavano autorità di Principe, cioè con la Sega rossa, e non altro nello Scudo, & una Pantera sopra il Cimiero, col motto FIDES, ET AMOR. Sono queste molto più grandi delle ordinarie, e similmente dipinti di varii colori. Il Giuoco loro è più d’ingegno, che di fortuna, ma non vi fanno buona consonanza le Figure Sacre, come quella del Papa, la quale non parmi da porte tra le cose da giuoco, scandalizzandosi di tale abuso sino gli Eterodossi.

On comprend qu’il s’agit d’un tarot, tel qu’on en trouvait à Bologne, « il y a 170 ans et plus », date que Legati fonde sur l’analyse du blason ornant le dos des cartes. Les détails héraldiques finement observés – les pleines armes des Bentivoglio, tranché-émanché d’or et de gueules, la panthère surmontant le cimier et la devise fides et amor – permettent à notre catalogueur de dater ces cartes du temps de Giovanni II Bentivoglio, qui régna de 1463 à 1506.

Legati fait remarquer que le jeu de tarot est plus « d’ingéniosité que de fortune » – nous dirions aujourd’hui que la stratégie l’emporte sur le hasard, ce qu’aucun joueur de tarot, bolonais ou français, ne saurait contredire. Il ajoute que la présence de « figures sacrées », comme le Pape (atout classique), ne donne pas bonne réputation à ce jeu et fait un peu scandale, sauf chez les « hétérodoxes » – comprenez les Protestants[11].

Malheureusement, ce jeu si ancien a disparu, et il est impossible aujourd’hui de savoir à quoi il ressemblait. Mais l’idée d’un jeu de type bolonais de la fin du XVe siècle, avec ces armes Bentivoglio au dos, fait rêver…

Le jeu suivant est aussi basé sur le modèle du tarot bolonais, mais traité de manière artistique par le graveur Giuseppe Maria Mitelli.

14 GIVOCO di CARTE di TAROCCHI di nuova, e capriciossissima invenzione, & Intaglio in rame di Giuseppe Maria Mitelli, Pittor Bolognese […]. Di sua mano è la Prospettiva del Museo proposta nel principio di quello Volume. Donò quelle Carte al Museo il P. Giovanni Mitelli de’ Chierici Regolari Ministri degl’ Infermi, fratello dell’Autore […]. Alcune d’esse convengono colle precedenti nell’ essere segnalate coll’Arma de’ Bentivogli, non però nel riverso, ma, ch’è assai più riguardevole, nel diritto, essendo il Giuoco dedicato al Sig. Co. Filippo del già Co. Prospero Bentivogli.

Désormais, les armes des Bentivoglio ne sont plus sur les dos, mais ornent le feuillet d’accompagnement, car le jeu est dédié au comte Filippo Bentivoglio. Giuseppe Maria Mitelli (1634-1718) est un graveur bolonais bien connu, qui a laissé de nombreuses œuvres, souvent satiriques et ludiques. On lui connaît quelque trente-trois jeux de dés et de parcours gravés. La date de ce Giuoco di carte con nuova forma di Tarocchini, n’est pas bien établie, mais se situe autour de 1665. L’absence de ce jeu dans la Breve descrizione de 1667 permet de penser qu’il n’était pas achevé à ce moment. Plusieurs musées et bibliothèques possèdent des exemplaires de ces cartes, soit en feuilles, soit en cartes montées. La BnF en possède deux exemplaires, l’un avec dos marqué trombeta et les armoiries des Malvezzi.

Legati rappelle que Mitelli est aussi l’auteur de la « perspective » du musée mise au début du volume. C’est le frère de l’artiste qui a offert cet exemplaire au Museo Cospiano.

La liste se termine par deux dés d’ambre venus de Moscovie (Russie).

15 Due DATI d’Ambra, usati nella Moscovia, e d’indi portati dal Sig. Ercole Zani, con altre cose da esso donate al Museo, & a suoi luoghi mentovate.

Voyageur et diplomate, Ercole Zani (Bologne 1634-1684) avait sillonné l’Europe en tout sens, et rentrait tout juste d’une ambassade auprès du tsar de Russie en 1671-72. Il a donné au cabinet Cospi de nombreux objets rapportés de Moscovie.

 

Les avatars du Museo Cospiano

Si Cospi pensait égaler en notoriété l’illustre Ulisse Aldrovandi, il se trompait. Quand, en 1742, le Sénat de Bologne décida de transférer les musées Aldrovandi et Cospi, confondus, au Palazzo Poggi, ce ne fut pas un simple déménagement mais un véritable bouleversement. Le cabinet Cospi, fusionné avec celui d’Aldrovandi dans un bric-à-brac étonnant, mêlant histoire naturelle, antiquités et ethnographie, vint grossir l’Istituto delle Scienze et son musée associé qu’avait créés Luigi Ferdinando Marsili (1658-1730), militaire et homme de science visionnaire. Si les artefacts extra-européens ne déparaient pas un musée des sciences – tous les muséums d’histoire naturelle ont eu ou ont encore pour certains[12] de riches sections ethnographiques –, que faire des jeux, de cet « échiquier de Dante », de cette improbable rithmomachie aux innombrables petites pièces ou de ces jeux de cartes vraiment bizarres et très vieux, voire un peu usés ?

À vrai dire, le sort de la plupart de ces jeux nous échappe. Nous ignorons ce que sont devenus les deux jeux de tablier : ni les « échecs de Dante », ni la rithmomachie de Claude de Boissière n’ont refait surface. C’est d’autant plus dommage pour le second qu’il aurait été le seul ensemble de pièces conservé. Nul n’a jamais vu de rithmomachie autre qu’en reconstitution moderne, faite d’après les textes.

Une fois réunis à l’Istituto delle Scienze, il semble que les jeux aient été joints au fonds d’estampes venu d’Aldrovandi. Au moins les jeux de cartes – formés de petites gravures – pouvaient-ils y trouver une place légitime, comme dans plusieurs cabinets d’arts graphiques. Gian Giuseppe Bianconi, que nous allons rencontrer sous peu, le dit en 1849 : « Dans les derniers temps elles [ces cartes] faisaient partie de la célèbre collection de gravures d’Ulysse Aldrovandi. »

Grâce à la réunion des trois musées (Aldrovandi, Cospi et l’Istituto de Marsili) se forma un grand établissement qui s’enrichit par la suite de nombreuses donations. Mais la fin du XVIIIe siècle vit les ennuis arriver. En juin 1796, les troupes emmenées par Bonaparte arrivent à Bologne et emportent plusieurs pièces, qui ne seront restituées, en partie seulement, qu’en 1815-16. En 1803, l’Institut fut rattaché à l’université de Bologne, et sa bibliothèque devint celle de l’université. Un musée des antiquités fut constitué peu après, et de nombreuses pièces prirent le chemin de Rome. Vols et pillages, destructions involontaires ou non, dispersion du personnel compétent, reclassements intempestifs et incurie, tout menaçait les jeux patiemment rassemblés par Cospi et Legati.

Que l’échiquier « de Dante » ait excité des convoitises, que les dés moscovites se soient perdus et, avec eux, les nombreuses pièces de la rithmomachie, se comprend aisément. C’est miracle que les jeux de cartes aient survécu, comme on va le voir, sauf deux d’entre eux, dont le caractère éminemment bolonais a pu tenter certains de les « mettre à l’abri »…

 

Le rôle trouble de Gian Giuseppe Bianconi

En 1850 paraissait dans le volume VI du Bibliophile belge, aux p. 343-345, un petit article sur les cartes à jouer signé « Votre très dévoué serviteur, J. Joseph Bianconi, Prof. d’Histoire naturelle à l’Université » et daté « Bologne (Italie) 14 Août 1849 ». Celui-ci visait à ajouter quelques compléments à un précédent article paru « dans le Bulletin de l’Académie de Belgique, 1847, t. 14, 2e part. »[13] L’auteur proteste de son ignorance du sujet (« je suis fort étranger à ce genre de travail ») et n’a écrit cette note que parce qu’« un mien ami, dit-il, possédant quelques cartes à jouer anciennes, j’ai cru qu’elles pourraient intéresser votre savante curiosité ». Bianconi assure qu’il ne fait que transmettre « les remarques suivantes qui me sont fournies par mon ami ».

Ces remarques concernent sept jeux de cartes, ainsi décrits :

1° Jeu de cartes dit Tarots, appelé jeu des passions, c’est-à-dire l’amour, l’espérance, la jalousie et la crainte. Chaque dizaine a ses quatre cartes de figures représentant Rois, Reines, Chevaliers, et Fautes [sic][14] ou Crimes pris de l’Histoire. Les autres figures de triomphe sont des images de personnes fameuses dans l’histoire par quelques défauts ou par quelque vertu… […]

Par les caractères, par le mode d’abréviations, par la gravure et par la langue, on peut argumenter de l’ancienneté de ces cartes et les reporter à la fin du XlVe [!] siècle ou au commencement du XVe. Elles ont appartenu au célèbre Ovidio Montalbani, qui, à la sollicitation de Lorenzo Legati, en fit don au Bailli Cospi pour son muséum, qui était un des plus grands à cette époque en Italie. Dans les derniers temps elles faisaient partie de la célèbre collection de gravures d’Ulisse Aldrovandi. On a reconnu là en effet le jeu des Passions du cabinet Cospi. La suite le confirme.

2° Jeu de cartes figuré des quatre poëtes latins Horace, Sénèque, Plaute et Ovide, portant les mots les plus sentencieux de ces poëtes, avec leurs portraits. Dans une des cartes on lit : Prostant nova hec chartarum ludicra in preclara Parisiorum Lutetia apud Christianum Wechelum sub scuto Basiliensi in vico Jacobeo : et sub Pegaso in vico Bellovacensi. Anno redempte salutis 1544.

Plus loin, nous trouvons :

4° Jeu de cartes françaises, gravées par le célèbre Etienne de la Bella, qui les fit pour le service de Louis XIV. — Il y a quatre jeux, c’est-à-dire 1° des Rois de France, 2° des Reines fameuses, 3° de la cosmographie, 4° des fables, avec les petits livres qui apprennent la manière d’user de ces cartes.

Il n’y a pas d’hésitation : ces jeux-là avaient donc été préservés. Bianconi ne se prive pas de nous renvoyer scrupuleusement à l’œuvre de Legati. Voyez Museo Cospiano, page 304, n° 5, 305, n° 6, 306. Voyez aussi Breve descrizione del museo Cospi, Bologne, Ferroni 1667, 12°, n° 324, 325, 326, et aussi Inventario semplice del museo Cospiano, Bologna, Monti 1680.

Le tarot bolonais ancien (du début du XVIe siècle) n’est plus là, pas plus que les tarocchini de Mitelli, mais un jeu de cartes allemand, attribué à Lucas Cranach l’Ancien (1472-1553), qui n’était pas dans la collection Cospi au XVIIe siècle, s’est joint à la série.

3° Jeu de cartes allemandes, très-bien figurées en différentes mamières avec des hommes, femmes, soldats, animaux, etc. Une de ces cartes porte un arbre avec l’écusson de la maison de Saxe, qui était la marque dont Lucas Cranach signait ses estampes. Cranach mourut l’an 1553.

Ainsi Bianconi présente six jeux du cabinet Cospi, désormais appartenant à un de ses amis. À ces six ensembles est venu s’ajouter un jeu allemand attribué à Lucas Cranach. On réalise alors que ces jeux ont quitté un musée public pour entrer dans une collection privée. Les « remarques » transmises par Bianconi sont une traduction, condensée et plutôt maladroite, du texte même de Legati.

Il est temps de présenter ici cet important acteur du drame qui se noue. Ce Bianconi n’était pas n’importe qui. Gian Giuseppe Bianconi (1809-1878), naturaliste italien né à Bologne (doctorat en 1837), avait été nommé conservateur provisoire du Musée d’histoire naturelle de l’université en 1841. Devenu professeur en 1842, il se vit confier la direction du musée, dont il ordonna le déménagement au Palazzo dell’Università. De 1842 à 1851, Bianconi opère une grande réorganisation, rendue nécessaire par des décennies d’abandon. Restructuré, le « nouveau » Musée d’histoire naturelle sera inauguré en juillet 1851. Gian Giuseppe Bianconi est connu par ailleurs par son opposition déterminée aux théories de Darwin.

Les jeux décrits étaient-ils encore dans les collections de l’université bolonaise quand Bianconi en prit la direction ? Avaient-ils déjà quitté le musée avant son arrivée ? Mais pourquoi les faire connaître en 1850, sans cacher qu’ils étaient « autrefois » dans le cabinet Cospi ? Faisait-il à ces jeux de la publicité, comme s’ils étaient à vendre ? Nous verrons que c’est sans doute là l’intention de cette note. Mais, pour cela, transportons-nous d’abord… un siècle plus tard.

 

La vente Rimington-Wilson, Londres, 24 novembre 1971

Le 24 novembre 1971, la maison Christie, Manson & Woods dispersait aux enchères plusieurs collections de provenances diverses, toutes nominatives : livres imprimés et manuscrits, et… « A choice collection of playing-cards » appartenant à « the late Capt. H. E. Rimington Wilson », c’est-à-dire Henry Edmund Rimington-Wilson (1899-1971), qui venait de mourir en février.

Catalogue de la vente Christie, Manson & Woods, de 1971

Printed books and a choice collection of playing cards, the properties of Miss Kathleen Carrol, Captain R. Wolrige Gordon, G.W. Gunter, the Rt. Hon. the Lord Margadale of Islay, the late Capt. H.E. Rimington Wilson and from various sources : which will be sold at auction by Christie, Manson & Woods … on Wednesday, November 24, 1971.

Le Capt. Rimington-Wilson était l’héritier de deux générations de bibliophiles et de collectionneurs. Son grand-père, James Wilson Rimington-Wilson (1822-1877) avait formé une importante collection de livres d’échecs et autres jeux. Le British Museum, dans une note biographique, le qualifie de « Landowner, noted chess-player and collector of playing-cards. » À son décès, son fils, Reginald Henry Rimington Rimington-Wilson (1852-1927), hérite les collections, puis les transmet à son propre fils, le Capt. H. E. Rimington-Wilson. Celui-ci, moins attaché à la bibliothèque échiquéenne de son grand-père, la fit vendre aux enchères en 1928.

The famous chess library, including a fine manuscript by Oliver Goldsmith, together with a selection from the sporting and general library, the property of the late R.H. Rimington-Wilson, esq., of Broomhead Hall, Bolsterstone (sold [by Sotheby’s] by order of Captain H.E. Rimington-Wilson). London, February Feb. 27-28, 1928).

Nombre de livres furent acquis alors par la librairie Bernard Quaritch Ltd et vendus ensuite sur catalogue à prix marqués :

A catalogue of rare and valuable books : including works on Americana, Bibles and theology, bibliography, English history and literature, sports and pastimes, including a selection from the library of the late R.H. Rimington-Wilson / offered … by Bernard Quaritch. London : Quaritch, 1928.

Mais le Captain avait gardé les jeux de cartes. Peu après sa mort, ceux-ci étaient dispersés. La vente avait attiré la grande collectionneuse Sylvia Mann (dont nous reparlerons plus loin). Il est vrai qu’il s’y trouvait des lots extraordinaires. Les jeux proposés ressortissaient à la catégorie des jeux éducatifs. Deux lots retiennent l’attention, le n° 285 et le n° 310.

285 cartes a rire [!!]: 52 woodcut and letterpress cards, symbolic suits, viz. blind-fold Cupid, goat, harp and mill-stone, illustrated in the upper half and hand-coloured, the lower part filled with quotations from Ovid, Seneca, Horace and Plautus, each ‘ace’ having part of an explanation of the pack’s purpose and the colophon, 12mo., 97 x 70mm., red morocco (a few cards stained), Paris, Christian Wechel, 1544.

310 italian pack: 44 woodcut and letterpress cards only (ex. 57: lacks batons Fante; cups ace, 8 and Re; arrows 5, Cavallo and Re; eyes 1, 3, 5, 9 and Cavallo), symbolic suits, viz. batons (Timor) cups (Speranza), arrows (Amor), eyes (Zelosia), a tercet beginning with the key word on each card, a sonnet on the extra card beginning ‘Vegio il mio errore’ (some words erased and changed in ms.), 2 vols., 12mo., 140 x 75mm. (stained, two cards inscribed on verso) [Italian? Lombardy, fifteenth century]

On y reconnaît inmanquablement, malgré le ridicule des appellations imaginées par les auteurs du catalogue (« Cartes à rire »…), deux des jeux décrits par Legati et Bianconi. Mieux même, le descriptif du n° 310 précise « some words erased and changed in ms. ». Ces retouches, nous savons qui les a faites ! Ovidio Montalbani, comme l’explique Legati (et comme le rappelle Bianconi), avait restauré quelques mots effacés – « supplì colla penna molte parole, che mancavano, rose non tanto dal tempo, quanto dall’uso di tali Carte ». Voilà la preuve la plus éclatante qu’il s’agit bien de l’exemplaire Cospi, passé entre les mains de l’« ami » de Bianconi.

Le catalogue de 1971 nous donne enfin les détails matériels attendus, quoique d’une manière bien confuse. Les dimensions, 140 x 75 mm, restent à confirmer, car, comme nous le verrons, elles varient d’un auteur à l’autre. Sur un total supposé de 57 (!) cartes, 12 manquent : il n’en reste donc que 45, mais l’une d’elles portant un sonnet explicatif, est décomptée, et le nombre de 44, sur 56 cartes véritables, a été retenu. Cependant, ce nombre intrigue. On l’a dit, ni Legati ni Bianconi n’indiquent combien le jeu des Passions avait de cartes. Legati en décrit quelques-unes, notamment trois cartes spéciales allégoriques, qui n’appartiennent pas aux « couleurs », si étranges soient-elles. Il en donne les tercets, mais aucun ne figure sur les cartes conservées. Bref, il paraît avoir eu entre les mains des cartes qui ne se sont pas transmises. Le jeu des Passions a probablement perdu des cartes entre 1677 et 1971. (Nous resserrerons plus loin cette « fourchette » de dates.)

L’autre jeu (n° 285), présenté comme « Cartes à rire »[15], n’est autre que le jeu des Poètes latins de Wechel, complet de ses 52 cartes. Ici aussi quelques détails matériels nous sont livrés : dimensions (97 x 70 mm), technique d’impression (gravure sur bois et composition typographique), mais la présence de couleurs n’est pas signalée. (Voir en annexe pour une description plus complète.)

Certes, on pourrait imaginer qu’il s’agisse d’un autre exemplaire – après tout, ces jeux étaient imprimés, donc multiples – mais l’extrême rareté des cartes à jouer du XVIe siècle, le caractère unique de la plupart des jeux conservés, l’association, enfin, de ce jeu si rare avec le jeu des Passions, dont on vient de montrer qu’il était bien celui décrit en 1677, tout cela laisse peu de place au doute. Nous sommes sûrement en présence de deux « rescapés » du Museo Cospiano. Y en aurait-il d’autres ? On repère en effet dans la même vente quelques jeux de Della Bella. Sous le n° 289 était proposé un exemplaire incomplet (une carte manquante) du Jeu de la Géographie, de la première édition, donc semblable à celui de la collection Cospi. Était-ce celui-là ? Difficile à dire, car ces jeux ne sont pas aussi rares que les précédents. Comme nous le verrons, l’exemplaire Cospi était complet encore en 1861 et avait un feuillet explicatif, qui manque ici. Le lot n° 291 comportait quant à lui les quatre jeux, mais en forme de livre, dans l’édition de 1698. Ces jeux ne pouvaient avoir appartenu à Cospi.

Une personne avait été particulièrement active pendant la vente : la Price List, qui accompagne le catalogue de 1971[16], indique les noms de tous les acheteurs, et nous y rencontrons douze fois le nom de Mann. Sylvia Mann (1924-1994), citée plus haut, fut une grande collectionneuse, fille d’un des associés de la firme de philatélie bien connue Stanley Gibbons. Dès les lendemains de la deuxième guerre mondiale, où elle avait servi comme infirmière, elle s’était mise à collectionner les cartes à jouer. Privilégiant les types populaires, elle avait formé un impressionnant ensemble, dont rend compte un catalogue d’exposition du Deutsches Spielkartenmuseum à Leinfelden-Echterdingen (Allemagne), qui lui rendait hommage en 1990[17]. En 1971, elle n’aurait su manquer la vente Rimington-Wilson, et elle en fit un compte rendu des plus intéressants dans le Journal of the Playing-Card Society qu’elle venait de fonder[18].

Elle y décrivait les deux jeux phares ainsi :

285. An extremely interesting and, to me, previously unknown pack with fanciful suitmarks (Cupids, Goats, Harps and Millstones) made in 1544 by Christian Wechel of Paris, whose name is recorded in d’Allemagne as a maître cartier. The main body of the cards was filled with quotations in Latin from the works of Ovid, Seneca, Horace and Plautus. Not surprisingly this exceptional item fetched a high price (320 gns.)[19]

et le « jeu des Passions » :

310. 44 cards of a 15th-century Italian pack with fanciful suit-marks (though based on Italian ones) of Cups, Arrows, Eyes and Whips, Merlin calls this pack the « Jeu des Passions » as each suit represents a passion. Although the exact composition of the pack was not absolutely clear, each suit had four court cards (King, Queen, Cavalier and Jack) and ten numerals, all cards bearing three lines of verse. Merlin mentions the pack being acquired in 1861 for 400 francs. In 1971 it made 350 gns.[20]

 

Romain Merlin et le jeu « des Passions »

Sylvia Mann connaissait ses classiques. La référence à Merlin était bien vue. Romain Merlin avait en effet publié en 1869 un livre intelligent quoiqu’un peu désordonné, Origine des cartes à jouer : recherches nouvelles sur les naïbis, les tarots (Paris, l’auteur, 2 vol.). Il avait examiné le « jeu des Passions », dans des conditions qu’il narre, p. 94-96 (8. Jeu des passions.) :

…un jeu resté jusqu’ici complétement inconnu des collecteurs et des bibliographes, au moins en France. Comme par la bienveillance de l’acquéreur, nous l’avons eu quelque temps sous les yeux, et comme il a bien voulu nous en donner un calque complet, nous sommes en mesure d’en produire une description détaillée, et nous croyons qu’elle ne sera pas sans intérêt, ces cartes étant en même temps une curieuse xylographie et une précieuse rareté bibliographique1.

Et la note 1 d’expliquer : « Il a paru pour la première fois dans une vente de livres en décembre 1861 et s’est vendu la somme remarquable de quatre cents francs ».

Quelques cartes sont reproduites dans le volume de planches, sous le n° 28.

 

Planche 28 du livre de Merlin

Merlin poursuit :

Ce monument intéressant de l’histoire des cartes et de la gravure sur bois doit se composer de 57 pièces, savoir, une carte d’introduction, 16 figures et 40 cartes de points 2, il est partagé en 4 séries et l’auteur a choisi pour sujets de ses 4 séries, 4 passions, l’espérance, la crainte, l’amour et la jalousie ; il leur a attribué pour symboles, un vase ou la boîte de Pandore, un fouet, la terreur des chevaux et des esclaves, une flèche empruntée au fils de Vénus, et un œil ou l’attribut d’Argus.

La note 2 précise : « Les cartes vendues n’étaient qu’au nombre de 45, il en manquait 12, dont 5 figures ».

Il explique que ces cartes « sont gravées sur bois avec une netteté et une sûreté de taille qui indique la fin du quinzième siècle… ». « Mais ce qui donne à cette rareté xylographique un intérêt tout particulier, ce sont les vers imprimés au nombre de trois sur chaque carte dans un cartouche ». Merlin décortique le mètre employé par le poète pour ces capitoli. Il conclut :

Outre les 56 cartes qui résultent des points et des 16 figures, l’auteur en a fait imprimer une cinquante-septième qui ne compte pas dans le jeu. C’est un sonnet servant de préface ; il y explique qu’il a cru devoir inventer ces cartes pour offrir un nouveau moyen d’employer les heures de loisir.

Pour les dimensions, il faut aller les chercher dans le premier feuillet du volume de planches, intitulé « Mesures des naïbis et tarots peints du XVe siècle ». Merlin indique celles-ci… en pouces et lignes !

3° Jeu des passions, gravé sur bois et imprimé à Venise (n° 28) … [Hauteur] 6   3 [Largeur] 3   3

Converties, ces mesures (6 pouces 3 lignes x 3 pouces 3 lignes) donnent : 168,77 x 87,77 mm. Voilà qui est étonnant, car le catalogue anglais de 1971 indique 140 x 75 mm.

Au moins savons-nous que le jeu examiné avait 44 cartes, plus une carte de présentation (soit 45 au total). Il est clair que c’est là le lot 310 de la vente de Londres.

Si Mann nous a conduit à Merlin, Merlin nous apprend l’existence d’une autre vente aux enchères tenue (à Paris) « en décembre 1861 », où serait passé le « jeu des Passions ». Il n’est pas trop difficile d’en retrouver la trace. Le catalogue en est conservé :

Catalogue d’une collection de livres latins, français et italiens des XVe, XVIe et XVIIe siècles ; ouvrages rares et curieux sur l’art militaire, les beaux-arts, la calligraphie, l’escrime, l’équitation et la danse ; livres de liturgie ; jeux de cartes du XVIe siècle ; poètes italiens anciens ; histoire d’Italie, etc. dont la vente aura lieu le samedi 21 décembre 1861 et jours suivants […] Rue des Bons-Enfants, 28, Maison Silvestre, salle n° 2, par la ministère de Me Delbergue-Cormont, commissaire-priseur. Paris : L. Potier, libraire, quai Malaquais, 9, 1861.

Cette grosse vente, au titre prometteur, comportait plus de 1100 numéros, principalement composés d’ouvrages italiens sans grand intérêt. Sur l’exemplaire de la BnF (DELTA- 18955), la page de titre porte, à la plume : Romagnoli. Il s’agit certainement du libraire antiquaire et éditeur bolonais Gaetano Romagnoli (†1886), actif de 1854 à 1886. Celui-ci n’en était pas à sa première vente parisienne, car il avait organisé trois ans plus tôt, avec deux confrères bolonais, à la même Maison Silvestre, l’énorme vente de livres anciens du marquis Costabili (avec 4 catalogues bilingues), dispersée entre février et juin 1858.

Le catalogue de 1861 comportait plusieurs jeux de cartes (p. 48-50 : JEUX DIVERS) :

548. Jeu de tarots italiens de la fin du XVe siècle ou du commencement du XVIe, 44 pièces grav. sur bois. (Hauteur, 145 mill.)[21]

Ce jeu était appelé le Jeu des Passions (l’amour, l’espérance, la jalousie et la crainte). Chacune des passions est représentée par un emblème qui sert de marque ou couleur : l’amour, par une flèche, l’espérance, par un vase, la jalousie, par un œil, et la crainte, par un fouet. Les figures sont le roi, la reine, l’infant [sic] et le cavalier, figurés par des personnages de la Fable ou de l’histoire. Les cartes numérales sont au nombre de 40, ce qui fait en tout 56 cartes ; nous n’en avons que 44. Sur chacune se trouve une sentence exprimée en un tercet et imprimée en caractères gothiques. Ces tercets sont liés par le sens et leur réunion forme une sorte de poëme.

549. Jeu de cartes français composé de 52 pièces gravées sur bois et coloriées. Parisiis, Ch. Wechel, 1544.

Ce jeu peut être appelé Jeu des quatre poëtes. Ce sont : Ovide, Horace, Plaute et Sénèque le Tragique, qui tiennent lieu de rois. En place de reines sont les quatre Muses : Erato, Terpsichore, Thalie et Melpomène. L’étudiant (studiosus), sans autre nom, remplace le valet. Les marques ou couleurs sont : amour (pour Ovide), lyre (pour Horace), meule (pour Plaute), bouc (pour Sénèque). Chacune des cartes est accompagnée de vers latins qui ont été pris dans les œuvres du poëte qui fait partie du quadrille. Le nombre de vers est égal à la valeur numérale de la carte. Sur la première carte d’amour on lit : Prostant nova haec chartarum ludicra in præclara Parisiorum Lutetia apud Christianum Wechelum …, anno 1544.

550.L’Utile col diletto, o sia Geografia intrecciata nel giuoco de tarocchi con le insegne degl’illustrissimi ed eccelsi signori gonfalonieri ed anziani di Bologna dal 1670 fino al 1725. (da L. Montier). Bologna, 1725, in-12, fig. cart.

Sans les figures donnant les armoiries des nobles de Bologne.

551. Jeu de cartes allemand, 47 pièces gravées sur bois, par Lucas Cranach. (Coloriées.)

Ce jeu doit se composer de 52 cartes. Nous en avons 47. Les couleurs sont : cœur, pique [sic pour « feuille »], grelot et gland. Les figures : le roi, le chevalier, l’écuyer ou fou. Les cartes numérales sont accompagnées de personnages de fantaisie quelquefois très-facétieux. Sur le 2 de pique [feuille] se trouve une des marques de Lucas Cranach, celle qui reproduit les armes de Saxe.

552. Jeu de cartes des rois de France. Paris, Le Gras, 1641 [sic], par Desmarest de S. Sorlin. (Complet.)

Ce jeu se compose de 39 cartes et d’un frontispice gravés par St. de la Bella [sic], avec un petit livret in-32 contenant l’explication du jeu précédée d’une épître dédicatoire à la reine, par Desmarets, 24 feuillets dont un blanc. Premier tirage, fort rare.

553. Jeu de cartes des reines renommées (par Desmarest, gravé par St. de la Bella). Paris, H. Le Gras, 1644.

52 cartes légèrement coloriées, plus un frontispice, avec l’explication en un feuillet in-fol plié. (Complet.) Premier tirage.

554. Jeu de la géographie (par Desmarest, et gravé par St. de la Bella). Paris, H. Le Gras, 1644.

53 pièces, dont un frontispice, légèrement coloriées, avec l’explication en un feuillet in-fol plié. Premier tirage. (Complet.)

Ne dirait-on pas du Legati ? Ou plutôt du Bianconi ? Car, même si la formulation n’est pas tout à fait la même, nous avons bien ici, offerts à la convoitise des acheteurs, sept des jeux présentés par Bianconi dans son article du Bibliophile belge. (Il y manque le Jeu des fables de Desmarest de Saint-Sorlin et Della Bella.) Le Jeu des Passions n’était donc pas seul ! Il était accompagné, lors de cette vente, du jeu des Poètes latins de Wechel et de trois des quatre jeux de Della Bella, dans leur première édition de 1644, tous venus du cabinet Cospi. Même le jeu allemand attribué à Lucas Cranach et ajouté par Bianconi est de la fête, preuve s’il en était besoin que nous avons bien affaire aux mêmes objets. Seul intrus, ce tarot géographique de 1725 (n° 550), mais lui aussi bolonais[22].

Ainsi « l’ami » de Bianconi a de grande chance d’être Gaetano Romagnoli lui-même. Éditeur officiel des publications de l’université de Bologne, Romagnoli était nécessairement en contact avec Bianconi. Il aurait pu acquérir ces jeux au titre d’un troc – une opération plus courante qu’on ne le croit – offrant en échange de ces jeux, qui n’avaient plus leur place dans un musée de sciences naturelles, des ouvrages manquant à la bibliothèque ou tout autre livre rare et recherché. Bianconi s’était peut-être engagé à leur faire un peu de publicité…

Le catalogue est un peu avare lui aussi de détails matériels. Ici, le Jeu des Passions comprend « 44 pièces grav. sur bois » (à quoi il faut ajouter la carte d’introduction, que le catalogue ne mentionne pas mais qui était présente, puisqu’elle est mentionnée par Merlin). Le jeu de cartes « par Lucas Cranach » est fait de « 47 pièces gravées sur bois », mais il n’est pas sûr que le total théorique ait été de 52, car les jeux allemands anciens n’avaient pas d’as, et comportaient 48 cartes. Il s’agit en réalité d’un jeu dessiné par Hans Leonhard Schäufelein (c.1480-1538/40) et gravé sur bois par Wolfgang Rösch à Nuremberg vers 1535. On voit en effet les armes de Saxe (et de Meissen) sur le Daus de feuilles et des « personnages de fantaisie quelquefois très-facétieux ». L’exemplaire aujourd’hui au Germanisches Nationalmuseum[23], colorié, pourrait être celui-là, car il comprend aussi 47 cartes et il lui manque justement le Daus de cœur qui indique « Wolfgang Rösch Formschneider » sous les armes de Nuremberg, ce qu’aurait signalé Bianconi ou, au moins, le catalogue de 1861.

Les prix notés dans l’exemplaire de la BnF DELTA- 18955 sont assez élevés. Avec 410 fr., le n° 548 (jeu des Passions) a fait l’un des prix les plus forts, et de loin, de la vente ; le n° 549 (jeu des Poètes latins) a atteint 252 fr., les autres jeux ont fait beaucoup moins : le n° 551 (jeu de cartes allemand) a atteint 50 fr., le n° 552 (Jeu des rois de France) a fait 26 fr. Ces prix sont parmi les plus hauts de la vente.

Il est étonnant que Merlin ne parle pas du jeu des Poètes latins dans son livre de 1869. Pourtant, Romain Merlin (1793-1871) était issu d’une vieille famille de libraires. Formé aux humanités les plus classiques, il n’aurait pas manqué d’être intéressé par un tel jeu. Libraire d’ancien à la suite de son père, Jacques-Simon Merlin (†1835), qui tenait boutique quai des Augustins, Merlin s’intéressait depuis longtemps aux cartes à jouer. Lui aussi les collectionnait[24].Vers 1845, il choisit d’entrer dans la fonction publique, en tant que « conservateur du dépôt de la librairie et sous-bibliothécaire au ministère de l’Intérieur », puis, en 1852, « conservateur des souscriptions au ministère d’État ». Chargé de suivre le marché de la bibliophilie, fin connaisseur des cartes à jouer dont il était alors le meilleur spécialiste en France, rompu aux ventes aux enchères, Merlin avait tout pour être au courant. Un jeu de cartes du grand Chrétien Wechel, voilà qui aurait dû le mobiliser. Force est de reconnaître que seul le jeu des Passions a retenu son attention, comme s’il avait tout ignoré de la vente et de son catalogue. Pourtant, celui-ci annonçait clairement sur sa page de titre « jeux de cartes du XVIe siècle ». Merlin semble avoir manqué l’évènement. Qui pouvait bien être cet ami qui lui a si obligeamment montré le jeu et fourni des calques ? Nous allons bientôt le comprendre.

En effet, le jeu « des Passions » et le jeu de Wechel vont se retrouver à Londres pour y être vendus peu après, lors d’une mémorable vente aux enchères en 1862. Guillaume Libri était le vendeur.

 

Guillaume Libri entre en scène

Guillaume Libri ! Un nom terrible pour tout connaisseur de la librairie ancienne et de son marché au XIXe siècle. Le comte Guglielmo Bruto Icilio Timoleone Libri Carucci della Sommaia (1802-1869) fut un savant célébré, mathématicien, historien et bibliophile, devenu français en 1833, reçu à l’Académie des Sciences, promu professeur à la Sorbonne, puis inspecteur des bibliothèques de France. Toutefois, profitant de ses visites et du triste état de nombre de bibliothèques provinciales, Libri se laissa tenter d’ajouter quelques belles pièces à ses collections. Manuscrits précieux et imprimés rares vinrent ainsi discrètement rejoindre les acquisitions faites auprès des libraires parisiens, dont un certain Merlin. Alertées, les autorités finirent par enquêter et, malgré tout le prestige qui entourait le personnage, en vinrent à conclure au détournement. Inculpé, puis convaincu de vol de livres en 1848, Libri fut condamné (par contumace) à dix ans de réclusion en 1850. Mais il avait eu le temps de fuir à Londres, où il a pu vendre impunément ses riches collections en plusieurs vacations spectaculaires (notamment chez Sotheby & Wilkinson).

C’est dans l’une d’elles :

Catalogue of the reserved and most-valuable portion of the Libri collection, containing one of the most extra-ordinary assemblages of ancient manuscripts and printed books ever submitted for sale… Which will be sold by auction, by messrs. S. Leigh Sotheby & John Wilkinson… on Friday, the 25th July, 1862, and three following days…

que l’on trouve[25] :

587. Cartes à jouer. Une série tout à fait inconnue aux bibliographes, de 45 cartes à jouer italiennes, hautes d’environ 5 pouces [!], qui suivant l’avis des meilleurs juges, remontent à la fin du XVe siècle. Elles se partagent en quatre couleurs savoir. Speranza, Amore, Timore e Zelosia. Chaque couleur doit contenir 10 cartes avec des points et quatre figures. (Fante, Cavallo, Re, Regina). Ces cartes portent des inscriptions en vers en terzine italiane, dont les rimes se suivent d’une carte à l’autre de façon à former par leur ensemble un poème. Ces cartes, dont les inscriptions sont imprimées en gothique ont en tête un sonnet moral sur un feuillet separé.

Jeu regardé comme unique.—Voyez les Monuments inédits ou peu connus faisant partie du Cabinet de Guillaume Libri.

Ainsi le jeu des Passions a ici une hauteur de 127 mm (5 pouces anglais), contre 145 en 1861, 168 en 1869 et 140 en 1971 ! Il est malheureusement impossible aujourd’hui de vérifier ces données.

588. Cartes à jouer. Prostant nova haec chartarum ludicra in preclara Parisiorum Lutetia apud Christianum Wechelum sub scuto Basiliensi in Vico Jacobæo et sub Pegaso in Vico Bellouacensi. Anno redemptœ Salutis, 1544, in-12.

Série complète et unique de 52 cartes d’un jeu français inconnu, évidemment destiné aux érudits ; car chaque carte porte des vers extraits d’Horace, d’Ovide et d’autres poètes latins. Il y a quatre couleurs : l’amour, le bélier, la meule et la lyre. Elles paraissent avoir été fabriquées “Cum privilegio Regis ad quadriennium,” En tête de chaque couleur, il y a une espèce de titre séparé. Voici ce qu’on lit en tête de la lyre : “Flaceum utpote lyricum sambuca notât : Tragicum bircus Senecã… […] Voyez les Monuments inédits ou peu connus faisant partie du Cabinet de Guillaume Libri.”

Libri faisait les choses en grand. Le titre même du catalogue, paré de superlatifs ronflants, le dit assez. Pour accompagner la vente, il avait fait réaliser un somptueux album en chromolithographie, avec commentaires bilingues. C’est le livre Monuments inédits ou peu connus faisant partie du Cabinet de Guillaume Libri (Londres : Dulau & Cie, 1862)[26]. En ces temps-là les catalogues de vente n’étaient pas illustrés. En homme du futur, Libri avait imaginé de donner à voir les pièces les plus importantes de sa vente. Non seulement les deux jeux sont décrits dans le catalogue mais quelques cartes sont reproduites dans l’album. Six cartes du jeu des Passions sont présentes dans la pl. LII, et la pl. LIII montre, au centre, l’as d’Amours du jeu des Poètes latins avec l’adresse de Wechel.

Libri et Merlin paraissent avoir été très liés. Achetant et revendant souvent des livres, des manuscrits ou des autographes, Libri hantait les bouquinistes. Ses relations avec Romain Merlin, qui venait de reprendre la librairie de son père, ont été fréquentes, puisque Merlin a rédigé de nombreux catalogues de vente avec, assez souvent, des livres ou des autographes appartenant à Guillaume Libri. Faut-il parler d’amitié ? En tout cas, Romain Merlin fut un de ceux qui signèrent en 1861 une Pétition adressée au Sénat sur l’affaire de M. Libri, avec une note à l’appui signée par MM. Guizot,… le Mis D’Audiffret,… Prosper Mérimée,… Édouard Laboulaye,… Victor Leclerc,… Paulin Paris,… Jules Pelletier,… Alfred de Wailly,… Romain Merlin,… Henri Celliez, avocat (Paris : Ch. Lahure, 1861) dans le but de faire annuler la sentence de 1850. Malgré la qualité et le prestige des signataires (Guizot, Mérimée, Paulin Paris, de Wailly, et d’autres un peu oubliés aujourd’hui), la pétition resta sans effet. Les charges étaient trop accablantes[27].

En Grande-Bretagne, il est admis de faire figurer le nom des acheteurs avec les résultats d’une vente aux enchères (en France, c’est un secret d’État jalousement gardé !). Du fait de l’importance de ces vacations, mais peut-être aussi parce que le vendeur était un peu sulfureux, un livre entier fut publié donnant les prix faits et les acheteurs des ventes Libri :

The Libri collection of books & manuscripts : prices & purchasers’ names to the catalogues of the « Collection of manuscripts » [28 March-5 April 1859]… « The choicer portion of the library » [1-13 August 1859]… & « The reserved portion of the ancient manuscripts & printed books » [25-29 July 1862] sold by Messrs. Sotheby & Wilkinson … 1859-1866. London : Puttick, 1868.

Il est alors facile de retrouver nos nos 587 et 588 et de constater qu’ils ont été acquis par le libraire londonien Bernard Quaritch (p. 46) :

(n°)        (acheteur)             £    s.    d.

587        Quaritch              15   15

588             Ditto                 9     9

Or Quaritch avait pour client régulier James Wilson Rimington-Wilson. Il est hautement probable que le libraire londonien ait revendu les deux jeux au collectionneur anglais. En tout cas, ils étaient dans la famille depuis un certain temps quand ils furent mis en vente en 1971.

 

Retour au XXe siècle

On l’a vu, la Price List de 1971 indique elle aussi les noms des acheteurs. En face du n°285, nous lisons Goldschmidt (peut-être la librairie ancienne E.P. Goldschmidt & Co., à Londres) et, en face du n° 310, Chiesa. Il s’agit bien sûr du célèbre marchand milanais Carlo Alberto Chiesa (1926-1998). En effet, quand le Pr Michael Dummett, qui travaillait à une histoire du tarot parue quelques années plus tard[28], eut vent de ces acquisitions, il sollicita Chiesa pour avoir des photos des cartes et vérifier ainsi son hypothèse : les tercets figurant dans les cartouches ne pouvaient être que l’œuvre du poète Matteo Maria Boiardo (c. 1441-1494) et s’appliquaient à un tarot des plus imaginatifs, dont le texte était paru en 1523 sous le titre « Cinque capituli sopra el Timore, Zelosia, Speranza, Amore, & uno Triompho del mondo »[29]. On y retrouvait le sonnet introductif et tous les tercets destinés à 78 cartes. Dummett établissait ainsi que le « jeu des Passions » n’était autre qu’un fragment d’un jeu qui aurait dû comprendre 80 cartes (78 + 2 cartes à sonnet). Il n’en restait plus que 45 (déjà en 1861 et sans doute en 1849), le reste étant perdu. L’étude de ce jeu et de sa composition poétique fut publiée en 1973[30]. Peu après, Chiesa a vendu ces cartes à un collectionneur suisse. On ne les a plus revues depuis.

 

Cartes du tarot de Boiardo d’après le livre de M. Dummett, The Game of Tarot, Londres, 1980, pl. XVI

 

Le jeu des Poètes latins a eu plus de chance. Cédé à deux libraires-antiquaires et marchands d’estampes d’Amsterdam, Simon Emmering et A.L. van Gendt, il fut proposé dès 1972 à la Réserve des Imprimés de la Bibliothèque Nationale, qui en déclina (fâcheusement) l’acquisition. En 1976, le jeu fut prêté par les deux libraires à une exposition sur les cartes à jouer que se tenait à Amsterdam du 14 mai au 5 juillet 1976[31]. Peu après, il fut vendu par Emmering au British Museum, où il se trouve aujourd’hui au Department of Prints & Drawings, sous la cote « Willshire » F.46a, inv. n° 1976-9-25-16.1-52

C’est le seul jeu de la collection Cospi aujourd’hui visible.

 

 

 

NOTES

 

[1] Museo Cospiano annesso a quello del famoso Ulisse Adrovandi e donato alla sua Patria dall’ Illustrissimo Signore Ferdinando Cospi patrizio di Bologna e senatore Cavaliere Commendatore di S. Stefano, Bali d’Arezzo, e March. di Petriolo, Fra’ gli accademici gelati il fedele, e principe al presente de’ medesimi descrizione di Lorenzo Legati Cremonese, Dottor Filosofo, Medico e Pubblico Professore delle Lettere Greche in Bologna, Accademico Apatista e Ansioso. – In Bologna : per Giacomo Monti, MDCLXXVII. (Un des nombreux exemplaires numérisés se trouve ici : https://archive.org/details/museocospianoann00lega)

[2] Sur la folie des Kunstschränke (armoires à curiosités) faits à Augsbourg au début du XVIIe siècle, et particulièrement sur les deux plus impressionnants, voir Dieter Aflter, Die Geschichte des Augsburger Kabinettschranks, Augsbourg, 1986 (Schwäbische Geschichtsquellen und Forschungen, 15) et Christoph Emmendörffer & Christof Trepesch (éd.), Wunder Welt : der Pommersche Kunstschrank, Augsbourg / Berlin, 2014 (exposition au Maximilianmuseum d’Augsbourg, 28 mars – 29 juin 2014). Pour le détail du « cabinet de Poméranie » (détruit en 1944, mais intérieur conservé), Barbara Mundt, Der Pommersche Kunstschrank : Des Augsburger Unternehmers Hainhofer für den gelehrten Herzog vom Pommern, Berlin, Kunstgewerbemuseum, 2009 et pour celui d’Uppsala, Hans-Olof Boström, Det underbara skåpet: : Philipp Hainhofer och Gustav II Adolfs konstskåp. Uppsala, 2001 (non vidi), sans oublier le coffre à jeux, de même facture, du duc Auguste le jeune de Brunswick-Lunebourg (« Gustavus Selenus »), sur lequel on lira Christine Cornet, «Die Spielesammlung von Ulrich Baumgartner für Herzog August d. J. von Braunschweig-Lüneburg», dans Chr. Emmendörffer & Chr. Trepesch (éd.), Wunder Welt, op. cit., p. 116-127.

[3] Cité par Legati d’après Gio. Francesco Bonomi Bononiensis, Chiron Achillis, sive navarchus humanae vitae : morali emblemate geminato ad felicitatis portum perducens, Bologne, 1661, p. 380-385, emblème L, « A minimis interdum maxima ». Jacob Cats était donc lu jusqu’en Italie.

[4] Voir aussi Michel Boutin et Pierre Parlebas, « Rithmomachie, Ouranomachie et Metromachie», dans Art et savoir de l’Inde : Actes du colloque « Jeux indiens et originaires d’Inde » organisés [sic] dans le cadre d’Europalia India, éd. Michel Van Langendonckt. Bruxelles : HEB, 2015 (Sciences, art et culture, 2), p. 169-231, spécialement p. 170-177.

[5] Le tresexcellent et ancien ieu pythagorique, dict rithmomachie, fort propre & tresvtil à la recreation des espritz vertueux, pour obtenir vraye et prompte habitude en tout nõbre et proportion : nouuellement illustré par maistre Claude de Boissiere Daulphinois. Imprimé à Paris, par Annet Briere …, pour luy & pour Jehan Gentilz, 1554.

[6] Ulyssis Aldrovandi patricii Bononiensis Dendrologiæ naturalis, scilicet arborum historiæ libri duo […] Ouidius Montalbanus, utriusque Collegij Philosophiae et Med. Bononensis decanus Legumque doctor, atque in Patrio Archigymnasio professor emeritus, opus summo labore collegit, digessit, concinnavit. Bologne, Girolamo Bernia, 1668.

[7] Voir Dialogogia, ovvero delle cagioni e della naturalezza del parlare e spezialmente del più antico, e più vero di Bologna (Bologne, 1652), Cronoprostasi felsinea overo le Saturnali vindici del parlar bolognese (Bologne, 1653), Vocabolista bolognese (Bologne, 1660).

[8] Colomb de Batines, dans Il Fanfulla, 2e année, n° 11, 20 avril 1847. Paul Colomb de Batines (1811-1855) est l’auteur de la Bibliografia dantesca, 2 vol., Prato, 1845-1846.

[9] Sur ces jeux, voir Henry-René D’Allemagne, Les cartes à jouer du XIVe au XXe siècle, Paris, 1906, vol. I, p. 218-220.

[10] Mais il est probable qu’il confonde ici Desmarets/Della Bella avec d’autres auteurs de jeux éducatifs – Nicolas de Fer ? Pierre Duval ? Il est clair qu’ici il parle par ouï-dire.

[11] Ainsi, à Bologne, cité pontificale, faut-il le rappeler, ces deux cartes, la Papesse et le Pape, posaient problème. En 1725, un petit scandale éclatera autour d’un tel tarot et, pour calmer la colère du légat, on décidera de remplacer la Papesse et le Pape par des « Maures », cartes plus neutres. Ces mori sont toujours là. Voir à ce sujet les cartes d’un tarochino bolonais du XVIIe siècle (Gallica), avec Papesse et Pape.

[12] Notamment aux États-Unis : American Museum of Natural History à New York, Field Museum à Chicago, etc.

[13] « Sur d’anciennes cartes à jouer, par M. le baron de Reiffenberg », Bulletins de l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique, XIV, 1847, IIe partie, p. 270-278.

[14] On attendrait ici « Valets », italien Fanti. C’est le mot employé par Legati en 1677 : « quattro Carte di Figure rappresentanti Rè, e Regina, Cavaliere, e Fante, tolte dall’Istoria ». Il est possible que Bianconi ait eu sous les yeux un exemplaire défectueux, où le n était écrit u, faute typographique fréquente. Mais il n’a pas fait preuve de beaucoup d’imagination… Il n’avait sans doute pas (plus ?) ces cartes sous la main.

[15] On appelle « cartes à rire », ou « cartes à transformation », des jeux où les points ont été ornés d’un dessin intégrant habilement les symboles de couleur. Cette manière de faire fut à la mode au XIXe siècle. On ne connaît pas de « cartes à rire » avant 1800.

[16] Exemplaire de l’INHA, VP 1971/1171.

[17] Alle Karten auf den Tisch / All cards on the table. Collection / Sammlung Sylvia Mann, 2 vol., Leinfelden-Echterdingen : Deutsches Spielkarten-Museum / Marburg : Jonas, 1990. La collection fut dispersée après sa mort.

[18] Sylvia Mann, « A choice collection of playing-cards », Journal of the Playing-Card Society, vol. 1, N° 1, 1972, p. 8-15. Sur l’International Playing-Card Society, voir son site : http://i-p-c-s.org/.

[19] Valeur : env. 4250 € en 2017.

[20] Valeur : env. 4700/4900 € en 2017.

[21] C’est plus que la hauteur mesurée en 1971, mais nettement moins que celle donnée par Merlin…

[22] Ce jeu géographique, conçu en 1725 par le chanoine Luigi Montieri, déchaîna la colère du légat pontifical, qui le fit retirer. Le changement de quelques cartes (la Papesse et le Pape) permit de le remettre en vente. Il s’agit ici probablement du seul livret d’accompagnement.

[23] Detlef Hoffmann, Ursula Timann, Rainer Schoch, Altdeutsche Spielkarten 1500-1650, Nuremberg, 1993, n° 55. Ex. acquis en 1899 auprès du libraire munichois Jacques Rosenthal (1854-1937).

[24] Sa collection, léguée à la Bibliothèque Nationale à sa mort en 1871 et quelque peu négligée, a récemment été reconstituée par Jude Talbot, chargé de la numérisation au département des Estampes et de la Photographie de la BnF.

[25] Catalogue de la partie réservée de la collection Libri. Première vacation. Vendredi 25 Juillet 1862, p. 123, version française du catalogue, car il y avait deux versions.

[26] Seconde édition, augmentée de plusieurs planches, Londres, 1864.

[27] Sur Guillaume Libri, voir aussi le blog de Jean-Paul Fontaine et le livre de P. Alessandra Maccioni Ruju et Marco Mostert, The life and times of Guglielmo Libri (1802-1869), scientist, patriot, scholar, journalist and thief : a nineteenth-century story, Hilversum, 1995, qui confirment la culpabilité de Libri.

[28] The Game of Tarot, Londres, Duckworth, 1980.

[29] Edition moderne : Matteo Maria Boiardo, I Tarocchi, a cura di Simona Foà, Rome, Salerno, [1993].

[30] Michael Dummett, « Notes on a fifteenth-century pack of cards from Italy », Journal of the Playing-Card Society, vol. I, n° 3, fév. 1973, p. 1-11.

[31] Catalogue In de kaart gekeken: europese speelkaarten van de 15de eeuw tot heden. Amsterdam : Museum Willet-Holthuysen, 1976, n° 213.

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