Cabinet de Joubert, Laurent

Témoignage du voyageur bâlois Thomas Platter, cabinet visité lors d'un séjour à Montpellier en 1596

Le cabinet de Laurent Joubert (1529-1583) ne nous est connu, à ce jour, que par le témoignage de Thomas Platter. Ce dernier en donne un compte-rendu particulièrement détaillé, et dans l’inventaire et dans les précisions concernant la distribution des lieux.

 


Portrait de Laurent Joubert – Musée d’Histoire de la Médecine, Paris.

Le voyageur se présente, pour visiter cette collection renommée dans toute l’Europe, après la mort du propriétaire Laurent Joubert, dont il n’ignore pas la réputation en tant que médecin et auteur de textes scientifiques fameux à la Renaissance. Il a droit à une visite semble-t-il commentée, puisqu’il mentionne dans son compte-rendu de nombreux détails qui lui ont assurément été fournis par le jeune fils du propriétaire. Il semble qu’il ait pu y passer du temps, et examiner les objets un à un.

C’est ici l’exemple d’un cabinet de curiosités ancien et déjà fort bien pourvu ; il n’a cependant pas échappé aux convoitises et aux déprédations, après la mort de son propriétaire. Ce texte constitue à ce titre un témoignage précieux sur le devenir parfois funeste des collections. Pour autant, les héritiers paraissent désormais en prendre soin puisqu’ils continuent de faire visiter ce lieu aux amateurs, et qu’ils ont recueilli à son sujet un certain savoir qu’ils sont capables de restituer ; il reste vraisemblablement des étiquettes portant les noms des spécimens exposés. On peut supposer que les numéros donnés par Platter ne sont pas des numéros qui figurent dans le cabinet: ce sont ceux de la liste qu’il constitue en tant qu’observateur. Ces numéros permettent de comprendre dans quel ordre Platter regroupe les disciplines du savoir.

On ignore cependant, dans le fil de l’inventaire, si les qualificatifs et autres remarques appréciatives sont de Platter ou du jeune fils qui fait office de guide.

On notera que le cabinet se distribue sur deux étages : les objets vraiment volumineux sont exposés à l’étage inférieur. Enfin, on voit que Platter profite de cette visite pour se faire offrir des objets (colliers d’os humains des anthropophages), et pour faire des échanges (mais on ne sait ce qu’il échange contre une petite côte de baleine).

Dans la journée du 9 août [1596], le plus jeune fils de Monsieur Laurent Joubert, le grand savant, me prit avec lui et m’emmena jusque dans sa maison pour me faire voir le cabinet de curiosités de son défunt père. Depuis le décès de ce monsieur, sa collection se trouvait en débandade complète. Des personnages fort distingués, tels que le connétable et Monsieur de la Fin [d’Auvergne, n.d.t.], étaient parfaitement informés : ils savaient que de son vivant ce savant Joubert avait fait venir des pays étrangers, à grands frais, divers objets de collection fort curieux. Ils ont donc inspecté de cabinet de visu, après la mort du propriétaire ; et puis ils se sont emparés de ce qui leur plaisait : ils ont donné en échange quelques petits cadeaux tout au plus. Ces notables ont fait main basse, en particulier, sur les œuvres d’art, les pierres précieuses et les antiquités que Joubert, à ce qu’on dit, avait rassemblées en grand nombre. Néanmoins tout n’a pas disparu et, parmi bien d’autres choses remarquables, j’ai vu là des animaux empaillés qui étaient vraiment exotiques, étranges ; des plantes monstrueusement déformées, des objets d’art et autres vieilles choses que je vais décrire l’une après l’autre, celles en tout cas dont j’ai pris particulièrement connaissance :

1° D’abord était accroché au plafond, en plein milieu du cabinet de ces collections, un oiseau empaillé blanc, très grand (et même plus grand qu’un aigle), appelé en latin Onocrotalus. De son vivant, sa voix eût tenu du braire chez un âne. L’oiseau en question est doté d’une grosse poche sous le bec, on dirait un estomac, et elle peut contenir environ trois litres d’eau où cet oiseau conserve les poissons… Il vole au-dessus de la mer ou d’autres plans d’eau, et là il plonge comme un canard sauvage jusqu’à se poser en terre ferme et à se repaître de ses prises. Ce volatile, à ce qu’on dit, avait été apporté d’Alexandrie jusqu’à Marseille ; et de là on l’avait expédié à Montpellier en tant que cadeau. J’en ai vu un tout semblable, en peinture, à Lucerne, dans la salle de la Corporation du Fridolin : le tableau portait une inscription comme quoi l’oiseau était en provenance du lac de Zurich, au-dessus duquel on l’avait abattu.

Il y avait également, dans le cabinet de Joubert, deux oiseaux marins étranges ; à en croire leurs appellations, l’un était un Alcyon, l’autre un Cordilis.

J’ai vu aussi des coquilles tirées de la mer, qu’on appelle Concha anatifera : c’est là que naissent les oies sauvages.

En quatrième lieu, une petite bestiole à quatre pattes, de la taille de nos lézards, et qui ne se nourrit que d’air : cela s’appelle un caméléon.

5° Un veau marin, aussi grand que nos veaux terrestres.

6° Un petit crapaud de mer.

7° Un coq de mer ; c’est une espèce de poisson.

8° Un tout petit poisson rond (qui ressemble à un limaçon rouge), appelé Remora. On prétend qu’il est capable de stopper net un gros navire en pleine mer. Il suffit qu’un matelot tienne une rame, et que le Remora la touche : la main du marinier en aurait une entorse telle qu’elle deviendrait soi-disant inutilisable, jusqu’à ce que la bête lâche prise. Tout cela me paraît bien difficile à croire, et pourtant de nombreux vieillards très distingués ont accepté cette croyance.

9° Un énorme crocodile qui avait bien dix pieds de long.

Pour le numéro 10, j’ai vu quelques échantillons d’individus difformes, produits de naissances monstrueuses. Ainsi la tête d’un enfant de quatorze ans : elle était énorme, ayant quatre empans [80 centimètres, n.d.t.] de circonférence.

11° Un cochon à huit pattes, dont quatre à l’emplacement normal, deux par-devant sur la poitrine et deux sur le dos.

12° Une grande chèvre à deux têtes.

Idem pour le numéro 13 : diverses plantes rares, parmi lesquelles une mandragore en forme d’homme minuscule (dont on dit qu’elle pousse sous la potence), mais selon moi il s’agit ou d’une mandragora, ou d’une monotropa ; on lui a planté des millets à la place de la chevelure.

14° De la gomme ou de la résine qui a coulé de la pierre très dure d’un diamant.

15° De l’écume de mer desséchée.

16° De nombreuses pierres d’aigle, qui sont tombées du ciel, à en croire certaines personnes.

17° De belles dents de lion.

Idem pour le numéro 18 : des calculs pierreux, de la grosseur tantôt d’un œuf, tantôt d’une noix muscade, qu’on a extraits de la vessie d’un homme de soixante ans.

19° Une grosse pierre blanche, quadrangulaire, qu’on a tirée des reins d’un homme après sa mort.

20° Le tibia d’un homme, mort du mal français, dont les os de la jambe s’étaient, de son vivant, corrompus et pourris à même le corps de la personne en question.

21° Quelques petits os ou osselets attachés avec un fil de coton, que les Américains, autrement dit Anthropophagi, c’est-à-dire mangeurs d’hommes, ont coutume de composer en forme de colliers avec les ossements des hommes qu’ils ont mangés ; ils se les suspendent ensuite à la cuisse ou au cou en guise de parure. On m’a donné divers exemplaires de ces ornements que j’ai expédiés à Bâle par la suite.

22° J’ai vu aussi beaucoup de pierres précieuses qui étaient en effet de grande valeur, et plusieurs portraits de personnages importants, l’un ou l’autre joliment moulés en plâtre.

23° Une grosse paire de gants, qu’on avait enfermée artistement dans une noix.

24° Une vieille lampe, pourvue d’une mèche en amiante, et dont on prétendait qu’une lumière éternelle y avait brûlé.

25° On m’a montré aussi un manuscrit dont la matière était de l’épaisseur de nos cartes à jouer ; c’était un rouleau très long, d’une quinzaine d’empans me semble-t-il [soit trois mètres de longueur, n.d.t.], couvert entièrement et uniquement de caractères chaldéens, et qu’on a trouvé dans le corps embaumé d’une momie. On avait inscrit en ce texte, selon l’opinion de certaines personnes, le récit des exploits du défunt. Le fait est que, dans les momies ou dans les corps embaumés, on découvre souvent divers objets bizarres, comme des idoles égyptiennes ou d’autres choses du même genre (que les intéressés affectionnaient quand ils étaient encore en vie), et cela grâce au fait qu’on enlevait les boyaux de leurs corps, une fois décédés. Ce qui laissait à l’intérieur du cadavre une grande place vide dans laquelle on pouvait fourrer ces paperasses, statuettes, etc.

Enfin, au numéro 26, qui est le dernier de ma liste, j’ai vu dans cette « collection Joubert » un couteau de la même forme que ceux qui chez nous peuvent se replier ; mais celui-ci était tout d’une pièce, comme on peut voir par l’esquisse que j’ai dessinée ci-jointe. Voici son histoire : dans la campagne des environs de Lunel, à la suite d’une querelle entre deux paysans, l’un d’eux, s’étant pris de colère contre son adversaire, lui fourra de force ce couteau dans la bouche, s’étant borné tout au plus à envelopper la pointe d’icelui dans un chiffon. Le malheureux (qui avait eu le dessous dans la lutte) fut même contraint d’avaler cet objet, l’autre paysan le menaçant de le tuer de ses propres mains s’il ne s’exécutait pas. Et, de fait, il y eut déglutition de la chose. Peu après, la victime de ce procédé ressentit de terribles douleurs d’entrailles ; il fit donc venir le docteur, Messire Laurent Joubert, et lui raconta toute l’affaire – comment il avait été contraint d’avaler le couteau. Joubert désespérait de la thérapeutique, car il pensait que le diable s’était présenté à ce malheureux sous la forme d’un paysan, ce qui paraissait vraisemblable en effet, et que le démon, par quelque sortilège, lui avait fourré la chose dans le ventre. On ne pouvait concevoir qu’un long couteau comme ça fût avalé de façon naturelle. Toutefois, le grand médecin finit par céder aux pressantes instances de la victime, vu l’état de détresse aiguë où celle-ci se trouvait. Il lui fit donc donner, par ordonnance, des purgations et des vulnéraires. De sorte que peu après, dans l’aine droite (in inguine), un abcès se forma ; puis on l’ouvrit, et le docteur Joubert, de ses propres mains, à travers cette apostume ouverte, en retira le couteau. Le paysan a survécu en pleine forme et en bonne santé, après cette aventure, pendant de nombreuses années encore. Cette anecdote m’a été racontée dans tous ses détails par le fils de Monsieur Laurent Joubert, et ce Monsieur Laurent a lui-même consigné l’aventure dans ses Observationes. Il pensait que le couteau était si l’on peut dire passé par l’appendice (caecum intestinum), car il n’en était résulté aucun dommage.

A l’étage inférieur, dans cette même maison, on pouvait encore apercevoir plusieurs grandes côtes de baleine que, de Bordeaux, on avait envoyées à Joubert. Parmi elles, quelques-unes avaient dans les vingt empans de longueur et deux empans d’épaisseur [respectivement quatre mètres de longueur et quarante centimètres d’épaisseur, n.d.t.]. Par le biais d’un échange, j’acquis du fils Joubert une petite côte de baleine d’environ douze empans de long [2,40 m, n.d.t.], que je devais expédier à Bâle ultérieurement.

Il y avait encore, à proximité de ces ossements de baleine, une tortue de mer accrochée au plafond ; sa carapace était aussi vaste qu’un dessus de table autour duquel six messieurs auraient pu, sans problèmes, trouver place assise pour chacun d’entre eux.

Source : Le siècle des Platter. II, Le voyage de Thomas Platter : 1595-1599, par Le Roy Ladurie, Emmanuel (éd. , trad. ) et Liechtenhan, Francine-Dominique (trad.), Paris, Fayard, 2006, p. 220-224.