Plus de vingt ans après sa création en 1773, le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble héritera encore d’un dernier cabinet de curiosités dauphinois : celui de l’un de ses fondateurs, le marquis Gaspard de Sayves, commandeur de Malte.

Joëlle ROCHAS1

 

 

Membre d’une famille de parlementaires et de francs-maçons grenoblois, franc-maçon lui-même à la loge la Bienfaisance, le commandeur de Sayves possédait à Grenoble un cabinet de curiosités connu des cabinets alsaciens en 1777 pour sa belle collection de minéraux et notamment pour ses schorls verts2.

Schorl vert du Dauphiné (tourmaline)

Schorl vert du Dauphiné (tourmaline)

Le marquis était propriétaire en 1778 à La Gardette, dans les montagnes du Dauphiné, d’une mine de cristal noir. Il était l’ami de nombreux naturalistes dont les minéralogistes Faujas de Saint-Fond et Romé de l’Isle, le botaniste dauphinois à la renommée internationale Dominique Villars, le père Ducros, premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, mais aussi d’autres curieux en Dauphiné tels que les Quinsonas, famille d’aristocrates mentionnés par Stendhal dans sa Vie de Henry Brulard.

Quartz de La Gardette (Oisans)

Quartz de La Gardette (Oisans)

Le commandeur de Sayves appartenait à une famille de parlementaires dauphinois amie des belles-lettres et des sciences. Sa famille possédait, comme les Quinsonas, une des rares bibliothèques d’importance en Dauphiné : celle de la famille du commandeur de Sayvec contenait 815 titres, soit 1.600 volumes. Letourneau, témoin de l’époque, parle du marquis de Sayves comme d’un « bon physicien, grand artiste et même mécanicien » qui se ruinait en expériences scientifiques : « Il vit heureux et content avec un de ses frères, M. le président de Sayves, homme de bien et magistrat sage et éclairé »3. La collection du commandeur comportait « quatre petites boîtes pleines de minéraux ; deux dents dont l’une de cheval marin et l’autre de vache marine ; un morceau de sapin pétrifié ; 25 morceaux de cristaux ; trois tableaux renfermant des plantes marines »4.

Le cabinet de curiosités du marquis de Sayves est typique des cabinets de curiosités rassemblés à Grenoble et en Dauphiné à la fin du XVIIIe siècle : il recèle des collections témoignant des richesses essentiellement minéralogiques de la province du Dauphiné. Il est animé par un curieux, aristocrate et franc-maçon, amateur de sciences naturelles. Enfin, comme tous les cabinets de curiosités dauphinois de la fin du XVIIIe siècle, il est absorbé par une institution née des Lumières, le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble.

 

1 Joëlle Rochas est docteur en histoire et bibliothécaire à l’Université de Savoie. Ses travaux sur les cabinets de curiosités s’inspirent de sa thèse soutenue en 2006 à l’Université de Grenoble sous la dir. du Professeur Gilles Bertrand et intitulée : « Du Cabinet de curiosités au Muséum : les origines scientifiques du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble (1773-1855) ». Le présent article sur le cabinet du commandeur de Sayves est inédit.
2 E.-J.-A. DU PUGET, « Lettre de Edme-Jean-Antoine Du Puget d’Orval, artilleur, à Ducros », Strasbourg, 5 juin 1777, in Dossier Ducros (Etienne), bibliothèque de Grenoble, chemise 1 : Correspondance adressée au Père Ducros (BMG, R 8712).
3 LETOURNEAU, Miscellanea, [Grenoble], MDCC.LXX [1770] (BMG, Bd 658).
4 « ADI, 1 Q3 80/1, Biens d’émigrés : vente de mobilier d’Ornacieux père : 4/03/93 », référence et citation extraites de C. COULOMB, Les Pères de la patrie, chap. 8, p. 416 du tapuscrit de la thèse.

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Résumé : le Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble, ancêtre de l’actuel Muséum de Grenoble, fut fondé en 1773 par les mêmes souscripteurs qui fondèrent, un an plus tôt, la Bibliothèque publique de Grenoble. Dans une ville qui souffrait du manque d’université scientifique, des hommes éclairés créèrent un vaste complexe scientifique comprenant un cabinet d’histoire naturelle, une école de chirurgie, un jardin botanique et une bibliothèque. Les dons de trois principaux cabinets de curiosités dauphinois constituèrent les premières collections scientifiques de ce cabinet : le cabinet de curiosités des Antonins de l’abbaye de Saint-Antoine en Dauphiné, chirurgiens et apothicaires, celui de Raby l’Américain, négociant grenoblois ayant fait fortune aux Antilles, et celui du père Ducros, cordelier, premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble. Plus de vingt ans après sa création, le Cabinet d’histoire naturelle héritait encore d’un dernier cabinet de curiosités dauphinois : celui de l’un de ses fondateurs, le marquis Gaspard de Sayves, commandeur de Malte.

Liste des abréviations

  • ADI : Archives Départementales de l’Isère, Grenoble;
  • BMG : Bibliothèque Municipale (d’études et d’information) de Grenoble.

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    Résumé : premier garde du Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble de 1775 à 1807, le père Ducros (1735-1814) légua son cabinet de curiosités au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble afin d’en constituer les premières collections. Associé à d’autres cabinets de curiosités entrés dans les collections du Cabinet d’histoire naturelle, celui-ci contribua à transmettre à l’institution grenobloise nouvellement créée l’empreinte de la Renaissance.

     

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    Résumé : parmi les cabinets de curiosités qui furent légués en 1773 au Cabinet d’histoire naturelle de Grenoble pour en constituer les premières collections, celui du négociant Raby l’Américain fut un de ceux dont l’influence se fit ressentir jusqu’à la création du Muséum d’histoire naturelle de Grenoble en 1851. Cette influence se mesure en termes d’orientation des collections. Les collections exotiques et ethnologiques de Raby, lesquelles voisinaient avec des collections minéralogiques alpines, préfigurèrent en effet la double vocation des collections du futur Muséum d’histoire naturelle de Grenoble : d’abord exotiques et ensuite alpines. A cette double vocation s’ajoute une réelle quête esthétique qui a été transmise par le cabinet de curiosités de Raby l’Américain à l’actuel Muséum d’histoire naturelle de Grenoble.